samedi 15 novembre 2008

Situation de la politique dans la pensée de Saint Thomas d'Aquin

I. – A qui referme ce livre, une certitude s’impose, une certitude étonnante : il vient de comprendre qu’il y a une science politique, c’est-à-dire une science du politique, mais qu’il ne s’agit pas du tout de ce à quoi il s’attendait. Ainsi l’effet majeur de ce travail, à l’allure paisible et effacée, c’est de procéder à un puissant « déplacement » de la question, à un changement presque radical de nos habitudes de pensée, à une rupture décisive avec ce que l’on entend ordinairement par philosophie ou pensée politique, et que l’on pourrait ramener aux deux conceptions suivante : ou bien la politique est envisagée comme une théorie de l’Etat (structure de l’organisation étatique, mode de désignation et d’exercice du pouvoir), ou bien elle est considérée comme une pratique, celle du combat idéologique et tactique que se livrent les divers partis dans les sociétés modernes. Dans le premier cas, la question se ramène, au fond, à celle du meilleur régime, de la meilleure organisation. On pense nécessairement le problème politique comme une machine dont les pièces peuvent être diversement agencées, avec la certitude qu’il y a un meilleur arrangement et que tout est une question de système, c’est-à-dire de constitution. Dans le second cas, la science politique se ramène plus ou moins à ce que les mathématiciens nomment la « théorie des jeux » et à des calculs stratégiques dont la formule majeure demeure : les choses étant ce qu’elles sont, quel est le préférable ? Ce qui, pratiquement, consiste d’une part à trouver de l’argent et des slogans, d’autre part à modifier ou à utiliser la loi électorale en faveur de son parti. Bref, on oscille entre Rousseau et Machiavel.

Les deux conceptions, qui se partagent ou se disputent le champ du politique, altèrent irrémédiablement l’idée que l’on peut et que l’on doit se faire de la science politique. Quant à la conception « machiavélienne », la chose est trop évidente pour qu’il soit nécessaire d’y insister : la politique ici disparaît entièrement pour faire place à un calcul de moyens, et ne réapparaît éventuellement que dans la fin poursuivie, comme le prouve surabondamment le fait qu’une campagne électorale peut être entièrement confiée aux soins d’une entreprise publicitaire et donc ne se distingue en rien de la « promotion » d’un dentifrice ou d’un déodorant. Mais la fin poursuivie nous renvoie elle-même à la conception « rousseauiste » de la politique, c’est-à-dire à celle du meilleur système d’Etat. Car il est bien certain que si les partis s’opposent idéologiquement, au moins en principe (1), c’est qu’ils diffèrent sur la nature de la meilleure constitution, et qu’ils n’ont, en droit, aucune autre raison d’être que de lutter pour la réalisation de leur « cité idéale », ce que l’on traduit parfois aujourd’hui par « projet de société ». Notons, en passant, que cette pratique de la vie politique engendre automatiquement une totale « aliénation dans le futur » de l’idée même de politique, ce qui est proprement délirant et constitue une sorte de procrastination permanente et tout à fait pathologique. Quoi qu’il en soit, il reste que la recherche de la meilleure constitution possible conduit nécessairement à ne penser le politique que sur le mode du théorique et, par conséquent, du totalitaire. N’étant jamais limitée et définie par le réel, la politique et les problèmes de son organisation deviennent le tout de la vie humaine, comme le montre exemplairement le cas du rousseauisme, archétype indépassé (et falsificateur) de toute la pensée politique moderne. En somme la conception machiavélienne comme la conception rousseauiste détruisent la spécificité du politique, la première par défaut, la seconde par excès.

Telle est la manière, schématiquement esquissée, dont se pose aujourd’hui la question de la science politique. Comment l’empêcher de se dissoudre dans la technique du maniement des effets psycho-sociaux, à la manière du « management », ou d’envahir la totalité du réel humain au point qu’il n’est plus un seul aspect de l’existence humaine qui échappe à la régulation de la loi ? Il n’y a qu’une seule réponse possible : il faut situer la politique, c’est-à-dire lui assigner sa place. Ce qui signifie deux choses : d’une part qu’une telle place existe, qu’il y a bien un lieu propre du politique, et d’autre part qu’elle est limitée et dominée par ce qui la dépasse de droit et de fait. Deux opérations inséparables l’une de l’autre et qui exigent à la fois qu’on établisse la science politique chez elle, dans son domaine, bref, qu’on montre qu’il y a bien une matière du politique, et donc une science de cette matière parfaitement rationnelle et objective, et aussi qu’on soit en mesure d’envisager une réalité supra-politique, c’est-à-dire supra-naturelle, puisque l’ordre politique s’étend à tout ce qu’il y a de naturel dans l’homme. Faute d’une telle perspective supra-naturel et de la science qui l’accompagne (la théologie), il est impossible de situer la science politique ou de définir son objet. Encore une fois, qu’on tourne la question en autant de sens qu’on voudra, la conclusion sera toujours la même : ou bien la cité des hommes reconnaît la transcendance de la Cité de Dieu, et alors il y a un ordre propre du politique, ou bien non, et alors on ne saurait échapper au plus effroyable des totalitarismes et à la plus absolue des tyrannies, celle que Claude Polin et Claude Rousseau ont si bien nommée : « la tyrannie de tous sur tous ».

Maintenant, si l’on a bien voulu nous suivre jusque là, il est clair que nous pouvons déterminer quasi géométriquement le point vers lequel convergent toutes les considérations précédentes et que résume le nom de saint Thomas d’Aquin, puisqu’il est à la fois maître des théologiens et prince des philosophes. Si nous avons quelque chance de rencontrer quelque part une doctrine qui réponde aux exigences que nous avons préalablement déterminées, c’est chez lui que nous pourrons la découvrir, à condition que nous la cherchions véritablement, c’est-à-dire que nous renoncions à l’interroger sur ce qu’il ne nous dit guère, mais que nous soyons extrêmement attentifs à ce qu’il se propose effectivement de nous enseigner. Ce qu’il ne nous dit guère, et que pourtant nous ne sommes que trop enclins à lui demander, ce sont des recettes de politique positive, qui, de toute manière, étant donné l’éloignement des temps, ne nous servirait pas à grand chose. Mais ce qu’il veut nous enseigner c’est à prendre la mesure du politique, de sa nature, de sa finalité, de ses limites, autrement dit, ce qui nous importe au premier chef, à nous, hommes modernes, c’est de connaître quelle la Situation de la politique dans la pensée de saint Thomas d’Aquin, puisque la manière dont la politique nous apparaît située dans cette œuvre est identiquement la manière dont cette œuvre entend la situer dans la réalité des choses. C’est précisément ce que Philippe Veysset s’est proposé de faire, pour la première fois, semble-t-il, dans l’histoire du thomisme.

Pénétrer dans cette étude, c’est donc d’abord donner congé à nos curiosités frivoles, à nos questions vaines, à notre incorrigible besoin de solutions toutes faites, de formules hâtives et rassurantes. C’est ensuite s’engager dans un effort spéculatif considérable, qui constitue une véritable initiation à la philosophie politique et qui nous mettra en possession des concepts fondamentaux d’un savoir entre tous difficile à acquérir. C’est pourquoi, d’ailleurs, il nous faut insister quelque peu sur ce point. Il n’y a pas, en effet, dans ce domaine, de penchant plus invétéré que celui qui nous entraîne à croire que parler de science (ou de philosophie) politique, c’est parler automatiquement d’une théorie politique à laquelle on peut toujours opposer une autre théorie et qu’au fond c’est l’affaire d’un choix toujours révisable. C’est très exactement avec une telle conception que la doctrine thomiste n’a rien à voir. Cette philosophie politique qui ouvre le champ de la science politique en délimitant son objet et en en dégageant la structure essentielle, ignore délibérément cette distorsion majeure du regard spéculatif : elle prouve sa vérité par l’évidence de sa propre démarche, mais elle requiert de l’étudiant une attention et une patience exceptionnelles. On voit l’ambition du livre de Ph. Veysset : non pas disserter sur une théorie politique possible, mais, à travers l’étude de la pensée thomiste, nous initier aux fondements (philosophiques) d’une science véritable. Or, toute science est difficile. On acceptera volontiers de peiner pour apprendre les mathématiques ou la grammaire latine, mais, en politique, on est persuadé qu’on en sait toujours assez et que chacun là-dessus ne peut s’en remettre qu’à son opinion. Eh ! bien, nous devons nous persuader du contraire, autrement dit, nous devons prendre conscience justement de la différence qu’il y a entre l’opinion et la science, différence première et constitutive de la science comme telle, ainsi que nous l’ont enseigné Platon et Aristote. Oui, tout cela paraît bien élémentaire, le moindre manuel de philosophie nous en informe, et pourtant, par habitude mentale et manque de foi spéculative, combien, parmi nous, sont capables de l’entendre ? Que le lecteur s’arme donc de patience, que l’amour de la vérité le guide et le soutienne, qu’il n’hésite pas à relire autant qu’il le faudra, il n’y a pas d’autres moyens au monde pour acquérir les rudiments d’une science : nul ne peut savoir ce qu’il n’a pas appris.

II. – Nous ne saurions évidemment entrer dans le détail de l’exposé que nous présente Ph. Veysset. Nous nous attacherons seulement à en souligner la structure d’ensemble, quitte, éventuellement, à développer quelques points particuliers lorsque ce sera nécessaire.

Conformément au point de vue « objectiviste » du thomisme (et de l’aristotélisme) l’Auteur commence par définir la matière (ou l’objet) de la science politique (1er partie), puis il passe à l’étude de la science de cet objet (2e partie). Après quoi, et parce qu’avec la politique il s’agit d’une science qui n’est pas purement « théorétique », puisque ce « connaître » est en vue d’un « agir », il examine la question de l’art politique (3e partie), ce qui nous conduit naturellement à étudier les rapports de l’action et de la contemplation, et, d’une manière générale du politique et du divin.

Quant à la matière, la question qui se pose d’abord est celle de son existence : y-a-t-il une matière proprement politique, et si oui, quelle est-elle ? Car le politique pourrait se réduire au psychologique, au social, à l’historique, etc. Mais le problème est encore plus complexe, car la matière politique ne possède pas l’inertie et l’immutabilité qu’on attribue généralement à un objet. C’est un objet qui évolue, qui se fait, à mesure même qu’on l’étudie. La science politique ne fait pas seulement que le décrire, elle le constitue aussi. Cette matière, en effet, c’est l’homme en tant qu’il a relation à un tout qui est la cité ; d’où, 3 éléments : « l’individu, en tant que membre d’une communauté, la société, en tant qu’un ensemble d’individus soumis à une commune autorité, la loi, et régis dans leur vie par un corps identique de mœurs et d’usages ; enfin le troisième élément est l’ensemble des relations qui existent entre cette société et chacun des individus qui la composent. C’est à proprement parler sur cet ensemble de relations que travaille le politique » (p. 18). Or, la science politique, en faisant prendre conscience, à chacun de nous, de son appartenance au tout, de sa situation politique, contribue précisément à faire exister cet « ensemble de relations », matière propre de la science politique. Cette interaction se marque d’ailleurs dans le fait linguistique bien connu que, pour Aristote, la meilleure forme de constitution politique n’a pas de nom propre déterminé, elle est « la » constitution par excellence, la politeia (ou politie). Etudier ce qu’est l’objet politique, c’est inséparablement dire ce qu’il doit être. Est-ce pour cette raison que l’Auteur (p. 26) parle de la Politique de Platon, que l’on appelle ordinairement la « République » ? Quoi qu’il en soit, il est clair, qu’en tant qu’individu ou partie, l’homme est soumis à la cité ou au tout, laquelle ne peut vouloir que sa propre permanence, si bien que nous observons là une double finalité intrinsèque, de la partie au tout et du tout à lui-même. Pourtant, l’organisation politique ne saurait avoir raison de cause finale suprême, puisque, si elle se soumet les individus et poursuit sa propre permanence, ce n’est pas seulement en vue d’elle-même, mais comme disait Bossuet, pour « rendre les hommes heureux ». Il y a donc une autre finalité, extrinsèque celle-là, par laquelle la politique elle-même prend raison de moyen en vue de la béatitude suprême. D’une certaine manière, le problème fondamental de cet ouvrage, est celui de l’articulation de cette finalité extrinsèque sur la finalité intrinsèque.

On ne peut tenter de répondre à cette question, sans examiner attentivement la signification du concept d’homme comme « animal politique ». Pourquoi l’homme est-il naturellement « politique », et n’est-il que cela ? La notion d’une sociabilité naturelle se heurte évidemment, à la thèse rousseauiste qui affirme le caractère entièrement volontaire du contrat social fondateur de la communauté politique, aucune tendance naturelle n’inclinant les hommes à vivre en société, puisque l’état de nature, pour Rousseau, est essentiellement solitaire, et non humain (l’homme y est encore un simple animal, une « brute », et c’est le contrat social qui fait de lui un homme, en actualisant sa rationalité et sa moralité, jusqu’alors virtuelles). Au contraire, pour saint Thomas, bien qu’il y ait un contrat social, c’est-à-dire que l’origine de la société soit de nature contractuelle (p. 28-32 et 83-84), en d’autres termes rationnelle et volontaire, cependant cet acte raisonnable par lequel les hommes fondent la cité « en y adhérant », accomplit en fait ce qui est inscrit dans la nature humaine sous la forme de sa déficience (l’homme par nature est privé des ressources innées dont sont dotés les autres animaux et ne peut survivre qu’en s’associant) et de sa supériorité, puisque la seule capacité dont Dieu l’a « équipé », la raison, dépasse tout ce que l’on rencontre dans l’ordre animal. C’est ici, à notre avis, qu’il aurait fallu articuler la critique de Rousseau qui rejette toute nécessitation naturelle de la société au profit de la seule liberté, et non pas lui reprocher (p. 25, n° 1), de favoriser l’éclatement de la cité « en groupes d’intérêts opposés » pour la raison que, chez lui, le pouvoir ne réside que dans le peuple, qui, pour l’exercer, doit le déléguer. Car nul philosophe, plus que Rousseau, n’a mis tout son soin à éliminer toute possibilité de rivalités d’intérêts particuliers – qui disparaissent complètement dans l’Etat qu’il conçoit ?, et d’autre part, chez lui, le pouvoir (la souveraineté qui est dans l’ensemble du corps social) « ne délègue pas », « ne se représente pas » (Du contrat social, Livre II, chap. I). Le peuple peut déléguer la puissance exécutive à des commissaires, mais la puissance législative est intransmissible et n’a point de représentant : « L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement, etc. » (ibidem, Livre III, chap. XV). Rousseau abhorre le régime parlementaire.

Revenons maintenant à saint Thomas. Ces considérations sur la nature humaine, matière de la science politique, nous conduisent précisément à la notion de science, et nous valent, de la part de l’Auteur, un excellent exposé sur la conception thomiste de la connaissance en général, qui nous est décrite comme la « double naissance du connaissant et du connu l’un à l’autre ». « Cette naissance réitérée incessamment, nous dit-on, détermine donc a priori une modification perpétuelle, plus exactement une récréation perpétuelle du connaissant et du connu », puisque le connaissant reçoit en lui la forme intelligible du connu et devient cette forme même (p. 39). (Mais cette doctrine ne peut s’appuyer sur la prétendue étymologie qui fait dériver « connaissance » de « co-naissance » = « naître avec » ; cette découverte claudélienne – Traité de la co-naissance au monde et de soi-même – que nous sachions, n’est point scientifiquement ratifiée). Le terme de « recréation » est d’autant plus intéressant, lorsqu’il s’applique à la connaissance de l’objet politique, qu’on saisit clairement alors que la science, dans son acte propre, actualise ce qu’il y a d’intelligible dans cet objet, qui est au fond le politique lui-même. Non seulement elle contribue à rendre intelligible le politique pour nous, mais encore pour lui-même et en lui-même, ce qui signifie qu’il y a bien une rationalité du politique, et même que le politique est d’essence raisonnable. En même temps, et en retour, cette nature rationnelle de l’objet politique rationalise le sujet connaissant et, par conséquent, l’aide à réaliser sa propre nature : en nous pensant comme membres de la communauté politique nous apprenons à faire prédominer la sagesse sur nos passions.

Puis, après avoir exposé la nature de la causalité dans la science politique selon la doctrine aristotélicienne des quatre causes (car savoir, c’est « savoir par les causes », Ph. Veysset se propose de pénétrer plus avant dans la « rationalité » des objets politiques, ce qui l’amène à étudier, d’une manière fort intéressante, le rapport du langage à la politique. Le langage, en effet, d’une part est expression du logos (raison ou discours) et donc de la logique, d’autre part repose sur une convention et un accord lexical qui en fait « l’image du consensus politique » (p. 50). « Il assure l’unité de la cité (c’est-à-dire de notre existence de membres d’une communauté politique), le langage joue un rôle capital, « car l’être politique est un être de langage) (ibidem). Au point que l’Auteur peut conclure : « Dans la science politique, tout repose véritablement sur le langage, le discours » (p. 52).

Une fois posées ces considérations sur la science politique en général, il faut en venir à l’étude des modes par lesquels on peut l’acquérir et de son ordre, c’est-à-dire de sa structure rationnelle, ordre et modes définissant la méthode d’une science. A la base de toute science, il y a le concept ou acte par lequel l’intelligence pense la forme intelligible de l’objet connu et dont le contenu (idée ou notion), correspond au savoir de cet objet. Cette forme est dégagée du sensible par abstraction. Quel est donc le sensible, dans le cas de l’objet politique, et comment peut-on en abstraire une forme ? Une telle manière d’envisager la question écarte d’emblée l’idée d’une « cité idéale » qui n’est pas abstraite du sensible, mais imaginée. (S’agit-il d’une critique implicite de la République de Platon, comme le suppose Ph. Veysset ? Nous ne le pensons pas : de Platon, saint Thomas ne cite – dans la Somme – que le Timée, le Ménon et le Parménide, et l’on admet communément que le Moyen-Age latin ignorait la quasi-totalité de l’œuvre platonicienne). En fait, il faut souligner, comme nous l’avons indiqué en commençant, que la « science politique s’actualise en même temps qu’elle actualise » dans sa phase théorique – la cité humaine » (p. 58). Au fur et à mesure que l’on apprend ce qu’est la cité, on apprend aussi ce qu’elle doit être.

Qu’en est-il maintenant de l’ordre de la science politique ? L’Auteur n’hésite pas à s’interroger sur l’existence d’un syllogisme politique. (Notons que dans le tableau qu’il donne, p. 58, des trois opérations de l’esprit – la simple appréhension, le jugement, le raisonnement – en se référant à Maritain, il a interverti la place respective de la 2e et de la 3e.) A quoi d’ailleurs, il répond par l’affirmative, montrant très bien que la science politique aboutit à une conclusion qui est une loi ou un commandement, avec cette restriction, cependant, que la loi (et la loi promulguée) n’accomplit pas le syllogisme en totalité, autrement dit que ce n’est pas en elle que s’exprime la perfection de la rationabilité de l’objet politique.

Enfin la science politique est située par rapport à l’ensemble de l’édifice philosophique (p. 62-66). Si l’on admet qu’elle n’est pas, nous l’avons dit, purement théorétique, mais plutôt pratique, il faut dire que la politique, qui traite de « l’objet le plus noble et le plus parfait », sera, nécessairement, la science principale, et architectonique (= gouvernante) à l’égard de toutes les autres sciences pratiques » (saint Thomas, Préface au Commentaire de la Politique, p. 62). Science spéculativo-pratique et non practico-pratique (comme l’est par exemple la casuistique), la politique réalise une sorte de perfection, puisque, si l’homme lui est soumis, en tant qu’individu-membre, elle est elle-même soumise à l’homme, en tant que « cité et politique constituent le moyen suprême, pour l’homme, d’atteindre sa fin » (p. 64). Or cette fin est la béatitude. Ainsi la science politique entre-t-elle à son tour dans l’ordre du salut. Sans doute sa connaissance n’est-elle pas de nécessité absolue, mais, comme le dit excellemment Ph. Veysset, elle peut se « définir comme ce qui fait gagner du temps à l’homme dans son cheminement historique vers la nécessité » (p. 66).

III. – La science étant une science pratique, nous sommes donc conduit à nous interroger sur la nature de l’action politique. Cette question occupe la troisième partie de l’ouvrage, et pose des problèmes non moins complexes que les questions précédentes. L’une de ces questions, qui touche peut-être à la difficulté essentielle, c’est que, si la politique relève de la praxis (ou action), elle relève aussi, et premièrement de la poiésis (ou activité technique) ; bref, elle est un art avant même que d’être une science, dit saint Thomas (p. 88). Il ne s’agit pas seulement d’agir (bien ou mal), il s’agit aussi de le faire. Autrement dit, et nous retrouvons ce qui nous paraît être le thème majeur de cette étude, en agissant, l’homme politique (et tout homme en tant que membre de la cité) ne modifie pas seulement une réalité politique préexistante, mais il la crée. Et c’est déjà ce qu’on observe lorsqu’il s’agit de cette première action qu’est la connaissance politique elle-même. Ph. Veysset se livre là à des analyses qui nous ont paru d’une grande originalité et d’une remarquable pertinence. Pour qu’il y ait action cognitive en politique, c’est-à-dire pour qu’on se décide à étudier la réalité politique, il faut bien une raison, laquelle ne peut être que la prise de conscience de notre ignorance, soit subjective (nous ne savons rien dans ce domaine), soit objective (la situation est historiquement si confuse qu’on ne peut plus y reconnaître l’ordre du politique). Mais en fait cette ignorance est bien difficile à débusquer, parce que, contrairement aux mathématiques, il n’y a, du côté des principes intellectuels, que peu de choses à connaître (relation du tout et de la partie, source divine du pouvoir, etc.), tandis que du côté des réalités concrètes, historiques et géographiques, il y en a au contraire une indéfinité (p. 73).

Nous ferions une remarque semblable, si, après l’ignorance, nous considérions l’erreur. Car il y a des erreurs en politique : l’histoire nous en fournit une abondante moisson. Mais ces erreurs politiques ne sont pas elles-mêmes historiques. Nous ne saurions ici trop louer l’auteur de dénoncer le sophisme hégélien d’une philosophie de l’histoire qui transforme toujours le fait en droit, puisque ce qui arrive est toujours l’effet du développement nécessaire du logos immanent au devenir. Il n’y a pas d’erreurs politiques historiques, parce que tout gouvernant, à toute époque, peut toujours les refaire, et, du même coup, il n’y a pas non plus d’histoire de la science politique (ou plutôt d’historicité). Les lois du gouvernement sont, en elles-mêmes, toujours identiques : « Le roi donné par Dieu au peuple de Juda, savait gouverner, aussi bien qu’au XIIIe siècle saint Louis et Philippe-Auguste sauront le faire » (p. 75-76).

Si on envisage maintenant l’action en elle-même, et non plus du point de vue cognitif, sa caractéristique essentielle, c’est qu’elle n’est jamais terminée, ni dans son fruit immanent, ni dans son fruit transcendant. Dans son fruit immanent qui est l’actualisation croissante de notre conscience politique, et qui est fonction de l’inévitable discontinuité de toute action ; dans son fruit transcendant, la cité elle-même que construit l’action, parce que, même si nous parvenions à la cité parfaite, il faudrait encore continuer à lutter pour la maintenir dans cet état de perfection constamment menacé. Quant à la volonté, que présuppose toute action, si elle simple, tenace, profonde dans son projet ou intention, qui est « notre actualisation en tant qu’homo politicus », elle est « fluctuante, indécise, circonstantielle » dès qu’il s’agit de se réaliser dans « la loi ou l’acte politique du lendemain » (p. 82).

L’action ne peut donc être ici l’application d’une théorie : elle nous apparaît comme un art ; et l’art (ou la technique) dit saint Thomas, avec Aristote, « imite la nature ». Sans doute la théorie précède-t-elle l’action politique logiquement, mais pas ontologiquement. La politique n’existe réellement que dans l’action. Réciproquement la science politique vaut pour elle-même, en tant que telle, et, en aucun cas, ne saurait servir de caution ou de justification à une action. On est évidemment aux antipodes de la conception marxiste qui transforme – diaboliquement à notre avis – la théorie en pratique et la pratique en théorie ; l’écho de cette subversion satanique, étant, en théologie, la substitution de l’orthopraxie à l’orthodoxie (Schillebeeckx, Rahner).

Qu’en est-il donc de l’art politique ? Ce n’est évidemment pas un art mécanique, c’est-à-dire fabricateur de son objet ? La cité existe avant l’action politique, elle préexiste, avec sa forme de cité, à l’artisan qui veut la forger. Ce n’est pas non plus, au moins en un sens direct, un art du beau, comme la poésie ou la peinture. Il faut donc prendre ce terme en un sens plus large, sens dont pourtant la nature elle-même nous donne l’exemple, et c’est pourquoi on peut dire que l’art imite la nature, dans la mesure même où la nature procède avec art, ou encore, et plus simplement, « procède » ; car la nature procède, c’est-à-dire n’élabore pas ses produits de l’extérieur, de manière extrinsèque et discontinue, mais intérieure, secrète et continue. Considérons un arbre. Il est bien produit par la nature, selon certains procédés, mais voilà : ce qui distingue – à notre avis (car nous intervenons présentement dans l’exposé de Ph. Veysset) – le naturel de l’artificiel, c’est que le procès ne fait qu’un avec le produit, un arbre est sa propre croissance, et la croissance – Hegel et Marx l’ont oublié – n’est rien d’autre que l’actualisation progressive de l’arbre (l’acte précède, ontologiquement, la puissance). Il faut donc qu’il y ait, dans l’art politique, un produit qui ne fasse qu’un avec la pratique de cet art, qui lui soit immanent ou intérieur. Ce produit, c’est d’abord un habitus, c’est-à-dire une disposition acquise mais permanente, de notre intellect pratique. Concrètement cela signifie que le gouvernant apprend à gouverner en gouvernant, à condition qu’il persévère, qu’il soit soumis au réel, et qu’il rectifie constamment son action en fonction de la « droite raison » (p. 92).

Mais, plus profondément encore, ce que l’art politique produit, c’est la vertu politique par excellence, la prudence, en quoi il appartient essentiellement, comme le dit saint Thomas, aux « sciences morales ». Cette vertu de prudence, si assurée d’elle-même qu’elle soit dans la rectitude de son intention, demeure toutefois incertaine quant aux chemins déterminés qu’elle doit emprunter.

Enfin, et en dernier lieu, on ne trouve pas dans la nature seulement des processus de croissance, on y trouve aussi un gouvernement, dit saint Thomas, gouvernement universel de Dieu « qui dirige toute chose par sa providence », et gouvernement particulier de l’homme (minor mundus, microcosme) qui se gouverne lui-même (p. 94). De même, par le gouvernement politique de l’ordre est introduit dans le monde, produisant par-là une certaine similitude de l’ordre divin, et donc faisant œuvre de beauté. Ici, l’art politique atteint à sa pleine justification. Cependant il touche en même temps à son terme (naturel) et se dépasse dans ce qui requiert une grâce surnaturelle.

IV. – La politique, comme science, a rapport au vrai, comme action, au bien, comme art, au beau ; elle est donc relative à leur unité transcendantale qui est Dieu. Nous sommes ici sur les frontières du politique, ce que Ph. Veysset appelle « sa contiguïté au divin » (p. 101), et aussi, à un point de vue complémentaire, « sa perméabilité au divin ». Mais c’est le seul moyen de situer véritablement la politique. Et de la situer à un double point de vue : comme science et comme art. Comme science, la politique est ici replacée dans l’ordre cosmique tout entier et finalement dans l’ordre divin, dont elle est une participation. Elle achève ainsi la philosophie et montre par-là sa nécessité. Nécessité qui n’affecte pas seulement le système entier du savoir humain, mais qui concerne aussi et principalement notre destinée naturelle et même surnaturelle, puisqu’elle nous dispose de ce fait à recevoir en nous la grâce de notre rédemption. Toutefois, attention : ce n’est pas la politique qui nous sauve ; elle est, à cet égard, non pas nécessaire, mais nécessiteuse (p. 110). Pourtant, il est clair que ce n’est pas en tant que science que la politique est déficiente, c’est en tant qu’art. Comme science, elle est connaissance de ce qui est (et qui doit être), elle est donc parfaite, et certes saint Thomas ne professe aucun messianisme ni aucun pessimisme (p. 110). Il y a bien un échec permanent du politique qui ne parvient jamais à être ce qu’il devrait être, mais cet échec, en quelque manière, fait partie de la nature des choses.

Enfin, situer la politique comme art, c’est la confronter à la contemplation. Tel est l’objet du dernier chapitre de ce livre. Ph. Veysset montre que la contemplation n’est pas le contraire de l’action, elle en est plutôt le raccourci (p. 119). D’autre part elle seule, parce qu’elle est comme le témoignage et la preuve concrète de la réalité du transcendant, sauve la cité de la tyrannie « elle met fin à l’ubris politique qui veut transplanter l’éternité dans le temps » (p. 120). Aucune utopie politique ne devrait pouvoir tromper ceux qui ont quelque sens de la réalité du Royaume de Dieu. Allons plus loin. En tant que la vie éternelle, c’est la contemplation béatifiante de l’essence divine, celui qui dès ici-bas se voue à la prière et à l’adoration, nous donne l’image de ce que tout homme est appelé à devenir. Dans une vision étonnante, Ph. Veysset nous montre le sans-culotte révolutionnaire envahissant un monastère et se heurtant brusquement à un moine : devant ce moine, il se trouve soudain en face de son propre avenir, avenir lointain, sans doute, mais qui, s’il le veut, durera éternellement.

Nous arrêterons là l’étude de cet ouvrage. Elle suffit à montrer, pensons-nous, à la fois sa haute qualité philosophique et son intérêt pour les lecteurs de notre temps, pour peu qu’ils aient quelque bonne volonté. S’il y a encore quelque part, des Instituts soucieux d’étudier la philosophie politique, il nous semble qu’ils devraient d’abord le mettre entre les mains de leurs étudiants, et le leur faire travailler, ligne à ligne, afin qu’ils puissent décrasser leur pensée de toutes les idées fausses que notre époque a pu y déposer. La seule critique que nous nous permettons de faire (outre quelques remarques de détail concernant par exemple l’absence de majuscule au commencement des titres d’ouvrages cités, l’insuffisance des indications bibliographiques, quelques erreurs de langage : prémisse, sauf erreur, est du féminin, la compacité des chapitres qui eussent gagné à être subdivisés en paragraphes titrés) est relative à saint Thomas lui-même. Puisque c’est sa pensée qui était étudiée, nous croyons qu’il aurait fallu le citer plus abondamment et plus continûment, afin que le lecteur ait un contact direct et permanent avec le texte du Maître dont la clarté est toujours illuminante. Sans doute ce défaut, très relatif, sera-t-il aisé à combler lors d’une prochaine réédition.

Tel quel, ce traité (car s’en un) rendra les plus grands services à tout philosophe désireux de s’instruire auprès d’une grande pensée, l’une des plus fortes que le monde ait connues, et, en tout cas, l’une des plus équilibrées et des plus justes. Il y a, dans cette pensée, d’une part un calme, une lumière, une attention au réel, une « patience » et une paix, irrésistibles ; et d’autre part une confiance dans la puissance intrinsèque de la vérité qui ridiculise tous les désespoirs. Telle est peut-être la leçon majeure que Ph. Veysset a voulu nous faire entendre : il y a une science politique parfaitement objective et véritable ; or, toute science est connaissance de ce qui est, et de ce qui, d’une manière ou d’une autre, ne peut manquer d’être. Pour cet espoir tranquille qui prend racine dans la victoire de l’être, qu’il soit remercié.


* par Philippe Veysset, Editions du Cèdre, 1981, 152 p.


Article paru dans la Pensée Catholique en Juin 1982.

1. Nous disons « en principe », parce qu’en fait les partis les plus opposés (à l’exception peut-être de l’extrême droite et de l’extrême gauche) s’accommodent des mêmes institutions (par exemple en France). Leurs divergences sont plutôt d’ordre social ou historique (voire psychologique : ah ! les « sensibilités différentes »…) et donc ils ne méritent plus le nom de partis politiques puisqu’ils ne se partagent pas politiquement. Ce décalage entre la nature théorique et la fonction réelle des forces idéologiques est l’une des causes essentielles du blocage de notre vie politique.

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