samedi 15 novembre 2008

Méditation sur le deuxième chapitre de la Genèse

MEDITATION SUR LE IIe CHAPITRE DE LA GENESE


I. – Une herméneutique archétypale

Les idées que nous avons développées dans nos articles précédents concernant l’Ecriture Sainte visaient à esquisser ce que nous pourrions appeler une « herméneutique archétypale », herméneutique qui nous paraît avoir été pratiquée par la tradition patristique et médiévale de manière constante, mais non uniforme, depuis les origines (c’est le cas de saint Paul) jusqu’à la fin du Moyen-age (1). Elle a fait place, depuis à une exégèse historique et scientifique qui n’est point sans mérite – et qui répond de toute manière à de légitimes exigences de la raison – mais qui frappe l’Ecriture elle-même d’une sorte d’insignifiance : on est de mieux en mieux en possession du sens littéral le plus exact, de sa nature littéraire, des circonstances géographiques et historiques auxquelles il renvoie, mais sa signification spirituelle et théologique est extraordinairement réduite ou même totalement effacée. L’Ecriture n’est plus source de connaissance doctrinale sur l’homme, sur le monde et sur Dieu (2). Déjà à la fin du XIIe siècle et au XIIIe siècle, les questions théologiques que soulève le texte sacré et qui, jusqu’alors, étaient traitées à propos de l’Ecriture, au cours de sa « lecture », ces questions se détachent du commentaire, s’organisent en un tout systématique (les Sommes) et sont traitées pour elles-mêmes. Le puissant génie de saint Thomas saura unir, en indépassable équilibre, les exigences de la foi et celles de la raison. Par la suite, il arrivera trop souvent que la théologie se nourrisse de ses propres querelles dont seront l’occasion ses efforts de précision conceptuelle et terminologique, plutôt que d’un retour à l’irréductible questionnement de la Parole de Dieu (3). C’est en réaction contre ces excès que, principalement sous l’influence du protestantisme, l’Ecriture suscitera deux sortes d’intérêts de plus en plus étrangers l’un à l’autre : d’une part une exégèse radicalement critique, c’est-à-dire méthodiquement athée (4), qui, aujourd’hui règne universellement et ne tolère aucun partage, de l’autre une herméneutique existentielle chez Karl Barth (5), et le premier Bultmann, lequel, par la suite, s’efforcera cependant de conjuguer le radicalisme critique et le radicalisme existentiel. C’est lui qui définira ainsi la tâche majeure de l’herméneutique actuelle, du moins telle qu’elle est ordinairement entendue. Impossible, en effet, de s’en tenir à une pure étendue scientifique du texte ; il faut bien aussi que ce texte « nous dise quelque chose », sinon on ne voit pas pourquoi on lui accorderait par ailleurs une telle importance. Les résultats cependant ne laissent pas d’être fort minces ; herméneutique minimale, pourrait-on dire, ou même minimaliste. Pratiquement réduite à un « cri kerygmatique » chez les bultmaniens, la signification de l’Ecriture se ramène, dans la pratique chrétienne la plus courante, à une suite de platitude du genre : La Bible veut seulement dire (comme si on peur qu’elle puisse dire plus, ou autre chose) que « Dieu a tout fait » ; ou bien que « Jésus-Christ est au-dessus de tout », etc. A moins qu’on n’essaie de raviver un intérêt défaillant en procédant à quelques « lectures » matérialiste ou socio-économique ou psychanalytique de l’Evangile. Il est trop évident qu’en toutes ces entreprises, ou bien l’esprit s’est définitivement corrompu, ou bien la lettre a définitivement tué le corps vivant de l’Ecriture, et qu’il ne reste plus, entre les mains des divers exégètes, que les fragments méconnaissables de son cadavre dépecé.

Nous voudrions maintenant tenter de développer une lecture archétypale des chapitres II et III de la Genèse. C’est à quoi visaient toutes les considérations précédentes, dans lesquelles il ne faut donc pas voir l’esquisse d’une théorie générale de l’herméneutique suivie de son application à un exemple particulier, mais simplement le rappel de quelques principes indispensables ; une telle esquisse, en effet, exigerait des travaux beaucoup plus étendus. En outre, si nous nous proposons de méditer les récits bibliques relatifs au paradis et au péché originel, c’est évidemment à cause de leur importance intrinsèque, mais c’est aussi pour y trouver la clef majeure de quelques événements décisifs de l’histoire occidentale, comme nous espérons pouvoir le montrer dans des études ultérieures.

Que ce récit soit une clef pour l’intelligence de la condition humaine n’est pas une découverte. Des milliers de penseurs ont commenté ces textes dans cet esprit. Parmi eux il faut compter les plus grands génies du christianisme, les Origène et les Augustin. Comment prétendre apporter du nouveau ? De plus, nous ne connaissons qu’une infime partie des commentaires qui leur ont été consacrés. Mais cela est au fond secondaire. Le Christ lui-même nous apprend que « tout scribe devenu disciple du royaume des Cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf comme du vieux » (Mt, XIII, 52). Nous n’avons donc pas à nous préoccuper de savoir si nous innovons ou si nous répétons. La seule règle à laquelle nous devions nous soumettre c’est d’observer en tout la doctrine de la foi catholique, telle que l’Eglise nous l’enseigne, puisque c’est elle qui norme et fonde nécessairement toute interprétation d’un texte révélé (6). Et certes, nous désavouons par avance tout ce qui, dans notre lecture archétypale, pourrait à notre insu contredire à cette norme.

Notre lecture ne prétend pas non plus dégager le sens unique et définitif de ces textes. Encore une fois, le sens décisif, le sens recteur, est donné par l’Eglise elle-même dans ses définitions dogmatiques. Ici, il s’agit seulement de proposer une certaine intelligence du texte parmi d’autres possibles. Tout son intérêt, c’est de nous aider à comprendre, non ce que dit le texte, mais pourquoi il le dit. En d’autres termes, notre lecture présuppose justement que le sens dogmatique du texte est connu, et ne vise qu’à rendre intelligible, ou plus intelligible, la relation qui unit le dogme à l’Ecriture. C’est là précisément, nous semble-t-il, la seule tâche que puisse s’assigner une herméneutique, et la seule conforme aux principes que nous avons exposés. Faut-il rappeler, en particulier, qu’une herméneutique archétypale, comme nous l’avons souligné à maintes reprises, n’évacue nullement la réalité objective des êtres et des événements que le récit biblique nous fait connaître ? Oui, sans doute, tant ce point est sensible. C’est pourquoi nous redirons avec saint Augustin, dans un texte cité par saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, I, q. 102, a. 1) : « Au sujet du paradis, les opinions, en général, sont de trois sortes : les uns ne veulent entendre le paradis que de façon corporelle ; les autres que de façon spirituelle ; les troisièmes le prennent à la fois dans l’un et l’autre sens, tantôt corporellement, et tantôt spirituellement. Quant à moi, je l’avoue, pour parler bref, la troisième me convient » (De Genesi ad litteram, VIII, I, 1 ; P. L., T. XXXIV, col. 371).

Enfin, comme on le verra, nous n’envisagerons dans le texte sacré que ses grandes séquences schématiques. C’est sur elles que s’exercera notre méditation, et non sur le détail de chaque verset pris mot à mot – ce qui excéderait de fort loin le cadre de cet article. C’est aussi pourquoi nous ne saurions justifier notre lecture de chaque terme hébreu, lorsqu’elle s’écarte des traductions aujourd’hui en usage : en général nous accorderons la plus grande importance aux leçons que nous offre la vision hiéronymienne, la seule faisant canoniquement autorité pour un catholique.

II. – La croix du paradis

Le schéma fondamental que nous présente la description du paradis terrestre, au chapitre II de la Genèse, est celui d’un plan horizontal (l’Eden) dans lequel est délimitée une « enceinte ». C’est le sens du mot hébreu gan, que les LXX traduisirent, non par un mot grec, mais par une transposition du persan pairidaesa : paradeisos = jardin, parc, lieu clos (hébreu : pardès) (7). Ce lieu circulaire est « planté à l’Orient ». Toutefois le terme hébreu Miqqédém (= « vers l’Orient) pourrait signifier également « devant », ou encore, en un sens temporel, « auparavant », et même, « au commencement ». C’est d’ailleurs l’interprétation de la Vulgate qui le traduit par a principio. Saint Jerôme en effet suit ici une tradition rabbinique, rapportée au IVe livre d’Esdras (III, 6), selon laquelle le paradis a été établi avant la création du monde (8), ce qui entraînerait que tout ce qui en est dit devrait être entendu « spirituellement » ; ou encore qu’il s’agit du paradis tel que Dieu l’a conçu prototypiquement, avant de le « projeter » dans la création.

A vrai dire, il nous semble que tous ces sens sont contenus effectivement dans le texte sacré. Qu’est-ce, qu’en effet, que le paradis terrestre, sinon, très exactement, le monde (ou ensemble des conditions d’existence) que Dieu a préparé pour l’homme ? S’il est dit que Dieu a d’abord créé l’homme (Adam) et qu’ensuite il a « planté » en Eden le paradis terrestre pour y placer sa créature, c’est que l’homme est la raison d’être du paradis : le paradis est fait pour l’homme, et il convient que le principe, ou la raison d’être, soit énoncé en premier. Nous renverrons ici à ce que nous avons dit, en d’autres occasions, de l’être et du milieu (il n’y a pas d’être sans milieu), remarquant seulement que l’Ecriture affirme par là une certaine prééminence de l’être sur le milieu. Autrement dit, le paradis est la terre originelle de l’homme originel, tels que Dieu les a voulus, l’un et l’autre, c’est-à-dire conformes au modèle qu’Il en a conçu dans son intelligence créatrice ; C’est pourquoi ce paradis est situé « à l’Orient ». Il s’agit évidemment beaucoup plus d’une situation ontologique que d’une situation géographique (mais l’une n’exclut pas l’autre), car « Orient » signifie précisément : lieu de la naissance, de la sortie, du jaillissement, de l’élévation, en latin comme en grec, ce dont témoigne aussi la parenté étymologique qui unit en français « Origine » et « orient ». Au reste, saint Jérôme ne dit pas, dans sa version, que le paradis a été planté in Principio (= dans le Principe) ce qui pourrait désigner son modèle divin, mais : a principio, ce qui signifie plutôt : « à l’origine » (de la création du monde humain). Il s’agit donc bien d’un monde primordial, situé au premier moment, au premier stade de son jaillissement créateur. Monde terrestre, sans aucun doute, mais dans un état de perfection cosmologique pour nous inconnu ; état que nous pourrions qualifier de « quintessentiel », dans la mesure où la « cinquième essence » (la quinta essentia), c’est-à-dire l’éther, désigne l’essence corporelle antérieurement à sa différenciation en quatre éléments. Par conséquent, monde quasi-céleste quand il est vu à partir de notre terre déchue, et défini par des propriétés physiques très différentes de celles que nous expérimentons aujourd’hui (9). C’est pourquoi, disons-le en passant, nous n’éprouvons aucune difficulté à considérer Adam et Eve, dans les passages que nous méditons, comme deux personnes réelles, et non comme des noms génériques désignant l’espèce humaine, ce que le texte, nous semble-t-il, impose, et ce qu’implique la donnée dogmatique du péché originel comme d’un péché personnel d’Adam et Eve, transmis par voie de génération. Plutôt que de reculer devant cette vérité, les exégètes feraient mieux d’y entrer hardiment : leur vision de l’histoire humaine en serait transformée (10). Adam et Eve furent des êtres primordiaux dont la réalité intérieure est, pour nous, à peine imaginable, et dont la forme extérieure ne peut être que pressentie à partir de notre propre configuration – non qu’elle en fût radicalement différente, mais parce que la réalité d’une forme est inséparable de son expressivité.

Un deuxième trait schématique s’ajoute au schéma du plan horizontal, c’est celui de la direction verticale. Celle-ci est marquée explicitement sinon par l’homme lui-même, du moins par la mention des arbres, particulièrement de l’arbre de vie, placé « au milieu du jardin », et de l’arbre de la science du bien et du mal, qui semble pousser au même endroit. Cette direction verticale forme avec le plan horizontal du paradis une croix verticale qui se projette horizontalement sous la forme des quatre fleuves qui, du centre paradisiaque, coulent dans les quatre directions cardinales. D’ailleurs, dans le texte sacré, la mention des quatre fleuves succède immédiatement à celle des arbres. Ces quatre fleuves, nous dit le texte, proviennent de la quadripartition d’un seul fleuve « qui sort de l’Eden pour arroser le paradis ». Comment se représenter la chose ? S’agit-il d’un fleuve qui viendrait de l’Eden céleste et s’écoulerait vers l’Eden terrestre en se divisant en quatre « chefs » (capita) ou sources, comme l’expliquent certains commentateurs juifs ? Nous nous rangerions plutôt – sans pour autant nier la légitimité d’une interprétation qui se réfère, au fond, à l’idée de la grâce divine – à l’opinion dont saint Thomas se fait l’écho quand il déclare : « Un fleuve sortait du lieu de délices, c’est-à-dire du milieu du jardin (…), qui de là se divisait en quatre têtes, c’est-à-dire en quatre sources, origines de quatre fleuves » (11). Nous nous représentons donc le fleuve unique et caché sortant de la terre édénique sous la forme de quatre sources entourant le pied de l’arbre de vie – mais à quelque distance de celui-ci – et regardant chacune l’un des points cardinaux. Autrement dit, ces « têtes fluviales » sont disposées sur un cercle circonscrit à l’arbre de vie. Dans cette représentation les quatre fleuves sont comme une projection horizontale de l’arbre de vie selon les directions cardinales – avec cependant une solution de continuité de celui-ci à ceux-là ; ce qui signifie que l’arbre de vie devient eau de vie pour féconder la terre paradisiaque, mais que cette transformation requiert le ministère adamique, qui vient s’insérer, précisément, dans cette discontinuité. Quant à l’arbre de la science du bien et du mal, il constitue, avec l’arbre de vie, une seule et même verticale.

Nous allons maintenant tenter de tirer la signification intelligible de ces archétypes et symboles.

I. – L’homme et l’arbre de vie

Tout d’abord, il faut aller jusqu’à la saisie intuitive de l’analogie profonde qui unit l’homme à l’arbre, puisqu’ils sont tous deux des êtres verticaux. La verticalité humaine est essentiellement une verticale intérieure : c’est par son esprit que l’homme transcende l’horizontalité de l’ordre terrestre, ce qui veut dire que la direction verticale (extérieure ou géométrique) n’est qu’une traduction spatiale de la transcendance. Or, que fait l’arbre ? Il « pousse », nous dit le texte sacré, c’est-à-dire : il monte vers le haut. Il est donc le signe de la transcendance, il signifie et enseigne le devoir de transcendance pour l’homme, son devoir d’élévation à Dieu : comme lui, l’homme doit « pousser » vers le ciel. L’arbre est donc comme l’extériorisation de l’essence de l’homme, ou plutôt il représente et énonce la règle divine, la loi suprême par laquelle l’homme pourra réaliser son essence. L’homme a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comme nous l’avons dit ailleurs, l’image désigne la nature, la ressemblance désigne l’agir par lequel l’homme réalise cette nature ; car, doué de liberté, l’homme est l’être qui doit devenir ce qu’il est. En d’autres termes, ce n’est pas un automate. Quels que soient les privilèges dont Adam et Eve jouissent au Paradis, ils ne sauraient être acquis une fois pour toutes, mais ils doivent être « cultivés et gardés » activement. Il y a donc une loi, une religion, au paradis, un commandement, et c’est pourquoi ce commandement est relatif à un arbre. Ce commandement n’est pas une simple « mise à l’épreuve » : Dieu ne tente pas l’homme. C’est une nécessité inhérente au paradis lui-même, c’est-à-dire à la création, même dans un état de perfection. La loi divine ne fait jamais qu’exprimer la nature des choses, comme norme réalisante.

L’arbre, d’une certaine manière, c’est donc l’homme, mais réduit à sa seule essence normative, c’est l’humanité comme règle. Tant que l’homme se soumet à cette règle, la règle comme telle ne fait pas sentir son impérativité, sa nature de règle : ainsi lorsque fonctionne un organe, nous ne percevons pas l’exigence de sa loi de fonctionnement ; dès qu’elle est transgressée, alors nous la percevons, alors elle nous contraint douloureusement. C’est pourquoi l’arbre « accompli » est arbre de vie. Dès qu’il est transgressée, « désobéi », il devient la plus implacable des croix, la croix de la mort. Il faudra alors que l’Homme épouse cet arbre de vie devenu arbre de mort, qu’il s’identifie à lui dans les plus terribles épousailles, jusqu’à être étendu et crucifié sur le bois, pour que nous puissions retrouver le chemin de la transcendance et boire à la fontaine de jouvence qui coule au pied de l’arbre de la croix. Car il ne faut pas s’y tromper, il n’y a pas d’autre interprétation du péché originel que la Passion de Jésus-Christ. Et disant cela, nous ne pensons nullement à quelque sens vaguement accommodatrice, mais à la vérité la plus littérale, la plus immédiate et la plus rigoureuse.

IV. – La religion paradisiaque

Mais que signifie obéir à la loi de l’arbre de vie, et donc, que signifie lui désobéir ? L’obéissance à la loi de l’arbre de vie, ou, si l’on préfère, la pratique de la religion paradisiaque par laquelle il recevait la vie surnaturelle que Dieu lui donnait, consistait, pour Adam et Eve, à se tenir constamment tournés vers Dieu, c’est-à-dire, symboliquement parlant, vers le haut. Par sa propre nature, Adam peut librement se tourner horizontalement vers tout ce qui peuple le jardin de délices, bêtes et plantes, qui lui appartiennent, et dont il a une connaissance parfaite et directe (et donc d’une autre sorte que notre science analytique et indirecte). Il ne fait alors qu’accomplir ce à quoi sa nature lui donne droit. La loi, la règle (et donc l’interdit !) ne concerne que la direction verticale, et s’énonce ainsi : la direction verticale, pour la créature humaine, peut être parcourue de bas en haut, en élévation, et non de haut en bas, en descension. Quand elle est parcourue de bas en haut, la verticale est arbre de vie, quand elle est parcourue de haut en bas, elle est arbre de la science du bien et du mal, science terrible qui n’appartient qu’à Dieu et dont le fruit est la mort.

Pourquoi ?
Considérons le schéma général du plan circulaire horizontal normé par une perpendiculaire en son centre. Du point de vue de Dieu, si l’on ose dire, cette perpendiculaire représente le rayon créateur selon lequel Dieu a « Planté » le paradis, ce qui évoque bien un geste créateur de haut en bas. La direction descendante est donc la direction créatrice – et sera christiquement la direction rédemptrice, la kénose. Elle appartient donc à Dieu seul. Le plan circulaire horizontal marque l’arrêt de cette descension créatrice. A cet endroit, le mouvement de descente se mue en un mouvement d’expansion horizontale, comme l’épanouissement des germes contenus dans ce point terminal de l’axe créateur, point qui devient ainsi le centre de l’état paradisiaque par où cet état reçoit en permanence l’être et la vie qui l’arrose (les quatre fleuves) dans toutes les directions. Le plan circulaire horizontal peut alors refléter la beauté et la perfection divines. Ici, en quelque sorte, le ciel touche la terre et Dieu se promène dans la brise du soir. Mais c’est à condition que cette état paradisiaque accepte de recevoir en lui la lumière et la grâce que Dieu destine à sa nature et dont Il veut la combler. Acceptation qui ne peut concerner que l’être adamique : c’est lui qui reçoit cette grâce, en s’ouvrant à elle, et qui, par la « culture » (l’art et les techniques traditionnelles) la communique en quelque sorte à la terre paradisiaque. De même que le rayon lumineux ne peut porter la beauté des formes et des couleurs à notre œil que si notre œil accepte de s’ouvrir et de le recevoir en lui, de même la perfection naturelle de l’état paradisiaque ne peut être accomplie (cultivée et gardée) que si cet état s’ouvre à la grâce que Dieu veut infuser en lui. Quand l’œil est fermé, il possède bien sa nature d’œil, mais elle n’est pas accomplie et devient obscurité. En revanche, quand il s’ouvre, on pourrait presque dire que c’est lui qui fait exister le rayon lumineux. Evidemment, il ne le créé pas (ce n’est pas l’œil qui « envoie » le rayon lumineux) et cependant, lorsque ce rayon est rendu visible, par exemple à la surface d’un étang quand le soleil se couche, nous le voyons se déplacer comme si notre œil l’entraînait avec lui. De même, le rayon créateur (invisible en lui-même – ce qui nous rappelle que la relation de création n’est réelle que de la créature à Dieu, tandis que Dieu à la créature elle n’est que de raison) ce rayon créateur, disons-nous, ne devient le canal de la grâce que si l’être humain, centre et maître du paradis, se conforme à son état de créature. Or, être une créature, c’est savoir que notre être est entièrement reçu de Dieu. Qu’est-ce que la créature, sinon la réceptivité ontologique ? Donc, réaliser son état de créature, pour Adam, c’est se tourner activement vers la Source d’où vient son être, regarder en haut, et lui permettre ainsi, dans cette créature soumise et ouverte à son Créateur, de verser le flot de sa grâce, la vie divine.

Dans cette situation, Adam et Eve « ignorent » évidemment quelque chose, au moins d’une certaine manière. Ils ignorent, dirons-nous, l’autre face du miroir paradisiaque, ou, du moins, ils ne l’ont pas expérimentée et n’en possèdent qu’une connaissance indirecte. Il faut en effet se représenter l’âme de nos premiers parents avec toute sa pureté et sa simplicité, ce qu’on appelle encore son innocence et sa candeur – ce qui n’implique aucune infériorité intellectuelle, mais au contraire une acuité et une ampleur intellectuelles supérieures à celles d’aucun génie connu. Adam est tout entier dans ce qu’il fait. Tourné en haut vers Dieu, et vers le monde paradisiaque devant lui, « à hauteur d’homme » pourrait-on dire, ? ce pourquoi le texte sacré mentionne seulement les arbres comme plantes – il ne connaît le plan horizontal que dans sa fonction théophanique : sa propre nature théomorphe, comme le monde paradisiaque qui, par la garde et la culture, en est comme le prolongement et l’extension ambiante, n’ont de raison d’être que de s’offrir ainsi, purs miroirs, à l’irradiation de la gloire divine, et donc, précisément, d’être revêtus de cette gloire. L’homme ne se voit point lui-même, comme un objet, il n’abaisse pas ses regards sur lui-même et sur le monde dans le désir de se posséder et de posséder les choses : Adam et Eve n’ont point honte d’être nus, car leur forme visible elle-même est vêtement de grâce et de lumière. Lieutenant de Dieu pour le monde paradisiaque, son être, c’est sa connaissance, et sa connaissance, c’est son être. Il connaît ce qu’il est, simple créature, en étant ce qu’il connaît, réceptivité de l’être gracieusement donné par Dieu, ouverture à l’être et serviteur du Seigneur de toutes les réalités. Cet engagement total dans sa fonction cosmique de lieutenance théomorphique exclut tout « retour » sur lui-même et sur le champ de son activité contemplative. Son cœur veille la divine Présence, en lui et hors de lui, pendant que dort sa conscience de l’envers des choses, de l’en-deçà des êtres, de tout ce qui, dans la création, est séparation, rupture, déchirement, révolte. Et parce qu’il dort à tout cela, lui, le Roi de la création, tout cela dort aussi dans les choses et dans les êtres : tout subsiste, paisiblement, dans la beauté du premier temps.


NOTES (1ère partie)

(1) Il n’existe, semble-t-il, dans aucune langue, une histoire complète de l’exégèse chrétienne. Le P. Bertrand de margerie, S. J., a publié aux éditions du Cerf en trois tomes une Introduction à l’histoire de l’exégèse (1980-1983), instrument de travail irremplaçable, bien qu’inévitablement approximatif par endroits ;
(2) Nous avons nous-mêmes même montré ce qu’il en est de l’anthropologie quand on prend au sérieux l’Ecriture, cf. La charité profanée, pp. 101-204 ;
(3) Cependant il a existé très tôt des exposés de la foi indépendants de l’Ecriture : au premier chef le symbole des Apôtres ; mentionnons aussi le Peri Archôn (des principes) d’Origène.
(4) Ce qui équivaut pour un biologiste à étudier un être vivant comme s’il était mort.
(5) Le « prophétisme » de Barth le conduira à voir dans le communisme un témoin de l’exigence de justice sociale…
(6) Nécessairement : toute lecture d’un texte se fait à la lumière d’une compréhension préalable fournie par une tradition ; cf. Exégèse et herméneutique, III, « La Pensée catholique », n° 213, pp. 79-81.
(7) Il faut souligner que la curieuse ressemblance en grec, des mots paradeisos et paradosis qui signifie « tradition » : le paradis terrestre n’est-il pas, par excellence, le dépôt traditionnel, « l’héritage que nous ont laissé nos parents » (cf. Le laboureur et ses enfants), qui est caché, mais non détruit, qui, d’une certaine manière, réside au fond de notre être sans que nous puissions y avoir accès, en un mot : notre déiformité originelle, que seul le Christ nous permet de retrouver ? Le paradis est confié à l’homme pour être « cultivé et gardé » (II, 15), ce qui concerne exactement la tradition.
(8) Le IVe livre d’Esdras, attribué au scribe fondateur du judaïsme postexilique, est un apocryphe du Ier siècle, d’origine juive, Saint Ambroise et d’autres Pères le regardaient comme canonique.
(9) Ce sont ces propriétés que la théologie a toujours reconnu appartenir à l’Adam antélapsaire, et qui, mutatis mutandis, doivent se retrouver dans son milieu cosmique. L’hébreu, d’ailleurs, distingue l’enclos paradisiaque (gan) de la terre (adâmâh) que l’Adam postlapsaire doit travailler et qui présente de tout autres caractéristiques (III, 17-18).
(10) Scientifiquement l’hypothèse du monogénisme n’est nullement obsolète. Mais il est clair qu’une science exclusivement matérialiste ne saurait atteindre des réalités qui sont d’un autre ordre.
(11) Exposito Aurea S. Thomae, In Genesim, cap. 11. Nous lisons ce texte dans notre édition de 1640, Paris, chez Denys Moreau, IN-4°, p. 14A.


MEDITATIONS SUR LA GENESE (II) :
CULTIVER ET GARDER


I. Herméneutique et intuition des essences

Nous avons envisagé, dans notre précédent article, la situation « géométrique » d’Adam au paradis terrestre, et nous en avons donné une description générale. Nous pouvons désormais, au sein de ce cadre général, considérer les éléments particuliers dont fait mention le texte sacré, du moins certains d’entre eux, car si aucun n’est inutile à la compréhension du mystère anthropologique, nous ne pouvons cependant songer à les prendre tous en compte : ils sont trop nombreux. Or, après avoir médité sur le symbolisme de la topologie paradisiaque, donc sur la situation « extérieure » d’Adam, il nous a paru naturel de méditer sur sa situation « intérieure ». Autrement dit : que signifie, pour Adam, d’être ce qu’il doit être ? question audacieuse mais nécessaire, puisqu’elle commande une véritable intelligence du péché originel : la chute n’a pas seulement bouleversé les conditions d’existence de l’humanité, elle a aussi altéré notre être profond en sorte que l’intelligence, l’amour, la volonté, la liberté n’ont plus tout à fait le même sens. L’Adam postlapsaire (« après la chute ») n’est pas seulement l’Adam prélapsaire (ou antélapsaire), moins un certain nombre de privilèges, c’est aussi, à bien des égards (mais pas à tous), un être autre.

Toutefois, avant de commencer, nous tenons à revenir, encore, sur l’herméneutique que nous mettons en pratique, afin d’éviter autant que possible les malentendus, et d’ajouter quelques précisions à ce que nous avons déjà dit à ce sujet. Il s’agit, on le sait, d’une herméneutique archétypale, c’est-à-dire qui porte sur la signification essentielle des éléments du récit, pour la raison très simple qu’elle seule nous permet de nous tenir à égale distance d’un littéralisme (ou d’un fondamentalisme) absurde (que peut bien être, au sens ordinaire, un arbre de la science du bien-et-du-mal ?), et d’un pseudo-symbolisme destructeur de la foi. Une telle herméneutique se fonde sur la réflexion suivante : il nous est impossible, et de douter de la réalité de ce qui nous est raconté, et de connaître précisément les modalités cosmologiques selon lesquelles cela s’est déroulé. Quelque chose a eu lieu, quelque chose s’est passé, mais nous ne pouvons pas atteindre directement les formes « spatio-temporels » que ces événements revêtirent, parce que rien n’y correspond dans notre expérience. Ce qui ne veut pas dire du tout que cela n’ait aucun rapport avec un jardin, un arbre, un serpent, la manducation d’un fruit, etc. Les indications du texte ne sont aucunement de simples images conventionnelles. Elles ne sont pas là pour la seule signification abstraite qu’on peut tirer et qui s’accommoderait éventuellement de tout autres figurations poétiques. Nous rejetons catégoriquement une telle doctrine, dans laquelle nous voyons un blasphème contre Dieu et sa parole, en même temps qu’une preuve particulièrement nette d’inintelligence théologique et de platitude spirituelle. Non, les données du Livre sont aussi précises qu’il est possible de l’être pour une expression humaine et doivent donc être scrutées avec la plus grande attention. Tout ce que nous voulons dire, c’est que ce jardin, cet arbre, ce serpent, ce fruit, cette manducation et ce premier couple humain ne ressemblent pas à ceux que nous connaissons ; ce sont des réalités primordiales, et pour cela justement elles sont beaucoup plus vraiment jardin, arbre, fruit, manducation, homme et femme que tout ce qui porte aujourd’hui ce nom.

Qu’on ne se méprenne pas. En proposant ces thèses, nous ne faisons nullement appel à quelque solution désespéré, nous ne nous livrons à aucune contorsion mentale du genre ; ça n’est pas vrai, mais ça n’est pas faux quand même. Au contraire, nous évoquons une expérience fondamentale, celle dont est capable tout homme normal, c’est-à-dire tout homme doué d’intelligence et du sens de la beauté, épris de vertu et croyant à une réalité invisible (1). Et nous demandons : qui de nous, au spectacle d’un merveilleux jardin, devant un cèdre royal ou un chêne majestueux, n’a eu l’intuition fugitive que tout cela n’était qu’une « approximation », un message, le reflet d’une réalité infiniment plus belle, l’image d’un jardin et d’un arbre primordiaux où serait accompli tout ce qui n’est présentement qu’esquissé : tout, c’est-à-dire non seulement des formes extérieures et des rapports de situations, mais aussi les significations et les âmes parfumées dont les choses sont muettement comblées ? A qui est étrangère une telle perception – source de l’art – l’Ecriture sacrée est lettre close. Mais Dieu, soulignons-le, s’adresse à des hommes intellectuellement normaux et non à des esprits mutilés ou pervertis.

Cet appel à l’intuition des essences n’est pas une invitation à quitter le plan de la raison. Le rationalisme athée qui prétend ne se guider qu’aux règles de la pure raison obéit en fait à toutes sortes de suggestions intuitivement reçues, éliminant seulement celles qui pourraient l’éveiller au surnaturel. Il ne s’agit, on le voit, de rien d’autre que d’un conditionnement satanique propre à dénaturer l’âme humaine. L’intuition esthétique des essences ne fait en réalité qu’apporter une confirmation vitale aux conclusions de la raison philosophique qui, comme le prouvent les doctrines de Platon et d’Aristote, est capable, par elle-même, de conclure à l’existence objective de ces formes intelligibles.

Si nous revenons si souvent sur cette cruciale difficulté, c’est qu’elle constitue notre principal obstacle à l’intelligence des premiers chapitres de l’Ecriture, et c’est afin de nous convier à une conversion de notre entendement. L’homme d’autrefois entrait spontanément dans cet esprit archétypal. Nous avons certes gagné sur lui en lucidité critique, nous sommes moins crédules (dans l’ordre religieux) et plus exigeants en matière de vérité. Ce ne saurait être un mal. Et, de toutes manières, nous sommes ainsi. Mais gardons-nous de croire que la pensée ancienne ressortit seulement au règne de la confusion : l’homme traditionnel n’est pas un brouillon d’homme moderne. Dans son immédiateté vécue aux formes symboliques, il perçoit la rigueur de l’ordre des essences, ordre tout aussi objectif et contraignant que l’est pour nous celui du monde scientifique. Ce n’est pas un rêveur éveillé, mais un métaphysicien spontané.

Ainsi, quand nous disons que l’arbre du paradis est vrai arbre, et la manducation de son fruit, vraie manducation, nous le disons, exactement au sens où Notre maître Jésus-Christ parle, en saint Jean, du « vrai pain » ou de la « vraie vigne ». Il ne dit pas : « Je suis la réalité dont le pain ou la vigne sont l’image ». Mais : « au-delà de la vigne et du pain visibles, il y a une vigne et un pain véritables ». Il distingue donc, à la manière platonicienne (comme l’ont remarqué beaucoup de commentateurs), deux ordres de réalité, l’un immédiatement donné, mais relatif et imparfait, et l’autre, authentiquement réel, mais invisible, et auquel nous ne pouvons accéder qu’en ayant la foi à sa Parole ; car la fonction première de la parole, c’est de dire l’intelligible qu’on ne voit point. Et c’est pourquoi les Pères aimaient à répéter, avec l’Isaïe de la Vulgate : si tu ne crois pas, tu ne comprendras pas. Il les distingue, et en même temps, il les unit et les rassemble en un seul mot, ce qui est la signification première du sym-bolon. Car c’est la vigne et le pain visibles qui, par la force du sacrement deviendront le sang et la chair du Christ, objets de la manducation salvatrice.

II. L’agir adamique et l’état paradisiaque

« Et YHWH-Elohim prit l’homme et le posa dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder. Et YHWH-Elohim lui donna un précepte, disant : de tout arbre du paradis, mange ; mais de l’arbre de la science du bien-et-du-mal, ne mange pas ; car, un jour où tu en mangeras, de mort tu mourras ».

Tout arbre est arbre de connaissance, car manger, c’est connaître. Adam se nourrit de connaissance, parce que son corps et son esprit ne font qu’un, ou encore, selon une autre perspective, parce que son être et son acte ne font qu’un. Son acte accomplit son être et son être engendre son agir. L’un des effets du péché originel sera précisément de rompre cette unité, par une conséquence qui relève aussi de la miséricorde divine, si bien que nos actes n’engagent plus, à chaque fois et définitivement, la perte ou le salut de notre être. Mais Adam est, en quelque sorte, « tout d’une pièce ». Il ne peut agir sans que cet acte mette en jeu la totalité de son être, et cela, non par une sorte de naïveté « achilléenne », mais parce qu’il ne possède son être que dans la mesure où il l’accomplit : il n’est ce qu’il est que dans la mesure où il accomplit ce qu’il doit. C’est la « rançon » de sa perfection, et c’est seulement ainsi qu’on pourra comprendre qu’un seul acte suffise à lui faire perdre son état, ce qui advient moins par une punition divine que par une conséquence nécessaire, qui est encore un effet de la perfection d’ordre.

C’est ce qu’indique, nous semble-t-il, la succession des verbes : « cultiver et garder ». Spontanément, on pourrait penser que l’on ne peut cultiver que ce que l’on possède fermement, c’est-à-dire que ce que l’on garde. Mais ici, il nous est dit au contraire que l’on ne garde que ce que l’on cultive ou « travaille » (la Vulgate dit : Operari = œuvrer). Il ne s’agit donc pas d’une garde ordinaire, autrement dit d’une simple possession ou « tenure ». Cette garde doit être interprétée en termes d’être et non en termes d’avoir. Or, qu’est-ce qu’une « garde », en termes d’être, sinon un état ? En gardant le paradis, Adam « garde » ? c’est-à-dire demeure dans – l’état paradisiaque.

Il en va ici comme pour ce petit paradis qu’est un couvent, ou même une famille, au moins en principe. Dans le dialogue des carmélites, Bernanos place dans la bouche de la Mère supérieure, cette admirable parole : « Ma fille, ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle ». A quoi il faudrait ajouter que la règle ne nous garde que si nous gardons la règle. Le paradis terrestre est un couvent parfait. Adam et Eve ne peuvent s’y abriter et y trouver protection que s’ils gardent activement la règle paradisiaque.

III. Circulature et manducation

Mais cela ne signifie pas que l’état paradisiaque soit simplement produit par l’opération adamique. A un operatio sequitur esse (l’opération suit l’être = l’action d’un être découle de sa nature), nous prétendons nullement opposer un : status sequitur operationem (l’état découle de l’opération), ce qui équivaudrait à faire de l’Eden la création de l’homme (2). Nous voulons seulement souligner le caractère dialectique de la relation qui unit l’homme et son milieu (ou monde). Le milieu n’est ce qu’il doit être que si l’homme fait ce qu’il doit faire. Si cette opération n’est plus accomplie, alors le milieu cesse d’être un « milieu », c’est- à-dire l’homme n’y est plus au centre, l’homme n’y trouve plus son abri et sa demeure, il est dépouillé de sa protection, il est « nu » en face de l’extériorité indéfinie des choses. C’est le milieu qui fait le milieu ; ou encore : c’est le centre qui fait le cercle, et non l’inverse, même si, en l’absence d’une circonférence, le centre ne peut être centralisateur (3). En tant que création, le paradis terrestre est « en dehors » du seul Centre véritable, qui est Dieu. Mais en tant que paradisiaque, cette création garde une certaine centralité, celle qu’exprime sa forme circulaire. Elle exige donc la présence active d’un centre relatif, l’homme, dont la fonction est d’opérer ce que nous appellerons la « circulature » du jardin paradisiaque afin d’en maintenir (d’en « tenir en main ») la nature circulaire.

On sait en effet que la quadrature d’une surface désigne sa mesure « en carré » : on parlait ainsi autrefois de « quarrer une surface ». Par le terme de « circulature », on pourrait donc désigner, analogiquement, la mesure d’une surface « en cercle ». Quand à la notion même de mesure, dont la signification est d’une grande richesse (4), nous y verrons la prise de possession d’un domaine par la connaissance, sa réalisation par son parcours intelligible. Or, il est impossible, mathématiquement de quarrer un cercle (c’est le fameux problème de la quadrature du cercle), aucune surface carrée n’étant égale à une surface circulaire, ce qu’exprime l’incommensurabilité du nombre ?. Nous ignorons donc la surface d’un cercle. Nous proposons de voir, symboliquement, dans cette ignorance, un effet du péché originel. Adam, au contraire, est capable d’opérer la circulature de l’état édénique, d’en prendre la mesure, c’est-à-dire de le « réaliser » par une prise de possession effective, quoique de nature intelligible. (Notons à cet égard que la croix du Christ, qui nous rachète et nous sauve, correspond géométriquement à un retournement des quatre angles du carré vers l’intérieur ou le centre, puisque, dans la figure cruciforme, ils ont un unique sommet, qui est le centre de la croix ou le Cœur du Christ).

La fonction adamique est donc de ramener la périphérie au centre relatif qu’il est lui-même, et par là, de maintenir sa communication avec le centre unique et suprême. Cette circulature est signifiée par la manducation-connaissance des « fruits » de tous les arbres du paradis. Car la manducation est assimilation et symbolise donc la connaissance parfaite dans laquelle l’objet connu est identifié au sujet connaissant, tandis que le fruit représente le terme, l’aboutissement d’un processus naturel, c’est-à-dire la limite périphérique ou l’entier développement de la nature édénique. « Cultiver » le jardin ne signifie donc pas « travailler le sol » pour le faire produire : les fruits poussent « tout seuls ». Et ce n’est pas Adam qui « développe » le paradis, qui le déroule et l’étale selon toute son extension ; cela est nécessairement l’œuvre de Dieu seul. Mais l’œuvre de l’homme, c’est la connaissance contemplative et unitive du créé : rassembler la périphérie ou la fin et la ramener au Centre ou à l’Origine.

Pour mieux comprendre encore la signification et l’importance de la culture du jardin édénique par l’homme primordial, il sera bon de considérer ce qui se passe dans l’ordre de la création déchue, selon les enseignements de la philosophie. Nous constatons en effet, dans le monde qui est le nôtre, que tout s’y présente, inséparablement, comme ordre architectonique et dynamique accomplissante ; autrement dit, aussi bien pour l’ensemble que pour chacune des créatures, on ne peut dissocier le status (ou le situs qui en est l’expression « localisée ») de l’actus. Nous avons certes tendance à poser d’abord la structure du monde, puis à le mouvoir. Et de même pour une chose ou un être particulier. Mais ni l’univers ni un être n’est d’abord une machine, animée ensuite de divers mouvements. Chaque fois la structure d’ordre ne se maintient que par l’acte, et l’acte ne s’exerce que selon une structure d’ordre. Cela est vrai de toutes les structures psychiques et physiques que nous connaissons : un atome n’est pas une forme géométrique stable et inerte, animée par ailleurs de quelques mouvements, pas plus qu’une cellule vivante n’est un corps « doué » de vie. Ici et là, avec les différences qui s’imposent, les formes ne se maintiennent dans l’être que comme activités : ce sont des activités-formes ; la Physique d’Aristote est rigoureusement vraie.

Il en va de même pour l’être adamique qui n’est aucunement une structure inerte douée par ailleurs d’activité, un status d’où découlerait éventuellement et ultérieurement un actus. Chez lui, la relation de l’un à l’autre est même infiniment plus étroite, puisqu’elle est instantanée et immédiate, et que l’effet du péché consistera précisément à actualiser, si l’on peut dire, l’inertie latente des structures cosmiques. Etre au centre du paradis ne constitue nullement pour Adam une « place » (situs) acquise une fois pour toutes ; c’est, indissociablement, une fonction qui doit être assumée effectivement. Or, en quoi consiste cette fonction centralisatrice d’Adam, sinon en ce qu’il participe lui-même à l’acte par lequel chaque créature maintient sa propre structure et celle du cosmos paradisiaque ? Tel est le niveau de profondeur vraiment ontologique auquel atteint la culture adamique du paradis. L’union de l’actus et du situs de chaque créature paradisiaque est opérée par la fonction adamique, par le vicaire cosmique du Centre divin, le gardien de l’ordre du monde. On mesure par là quelle perturbation la cessation de cette fonction entraînera pour l’univers. Quant à Adam, le monde perd, pour lui, littéralement, son centre. N’ayant plus pour lui de « milieu », il cesse d’être un milieu. Autrement dit, dans cet espace cosmique, l’homme n’a plus de demeure, il est chassé et expulsé ontologiquement de partout : étranger et nu sur la terre. Ou encore, pourrait-on dire, toute périphérie, toute finitude, devient un centre illusoire, refermant sur lui-même l’unité de son acte et de son être, condamné à usurper la qualité de centre. A l’acte unificateur d’Adam qui ramène la circonférence au Centre a succédé l’éclatement du centre indéfiniment projeté vers la périphérie.

IV. Liberté du bien et liberté d’indifférence

Nous saisissons peut-être mieux, maintenant, comment, en Adam, l’état paradisiaque est fonction d’un agir, d’un opérer conforme au précepte divin. Répétons-le, ce lien définit lui-même cet état : être au paradis terrestre, c’est précisément vivre cette interdépendance immédiate. Si nous éprouvons quelques difficultés à nous représenter la corrélation instantanée de l’acte et de l’être, c’est que, pour nous, l’acte implique la liberté, et la liberté du bien implique la liberté du mal. Or, il n’y aurait pas vraiment liberté du mal pour un être, si l’accomplissement de cette liberté entraînait ipso facto sa destruction. Par exemple, je ne suis pas vraiment libre de me jeter par la fenêtre, puisque, ce faisant, je me tue. S’il en va ainsi pour Adam, s’il n’est lui-même qu’en obéissant au précepte divin, sous peine de mort (« tu mourras de mort »), est-il réellement libre de lui désobéir ? N’avoir de liberté que pour le bien, est-ce encore être libre ?

Ces questions sont redoutables et difficiles. Non qu’on ne puisse y répondre, mais parce qu’il n’est pas aisé de se faire comprendre. Et d’ailleurs nous y reviendrons lorsque nous méditerons le péché originel pour lui-même. Présentement nous n’en parlons que relativement à l’état antélapsaire, afin de le mieux entendre, nous qui ne connaissons que l’état postlapsaire. Précisément, notre liberté d’homme déchu porte la marque de cette chute, est marquée de cet événement, c’est-à-dire n’est pas pure nature (même cultivée), mais aussi histoire. Et rien n’est plus difficilement intelligible, ou plus difficilement intégrable dans une description philosophique de l’être humain qu’un événement. En tout cas, on comprendra mieux que notre état actuel n’est pas un simple état, mais un événement « devenu » état, si l’on reconnaît avec nous dans l’état paradisiaque, non une situation acquise mais une fonction s’accomplissant. Or, c’est la chute même qui fait de la liberté du bien, une liberté du bien-et-du-mal. C’est-à-dire qui ouvre à l’être humain la possibilité d’accomplir le mal sans se détruire, du moins durant un certain temps, le temps de sa vie. Vivre, c’est avoir du temps devant soi. Le temps vécu est très exactement cette distance qui demeure, irréductible, entre nos actes et notre être, jusqu’à notre mort où elle s’abolit. Mais distance qui vaut aussi bien pour le bien que pour le mal. Même le bien accompli demeure, d’une certaine manière, extérieur à notre être, et il faudra la grâce du Christ pour combler, surnaturellement, ce fossé, c’est-à-dire pour que nos actes nous sauvent, ou encore pour qu’ils nous gardent en paradis. Si nous ne mourrions pas, la nature (déchue) ne rejoindrait jamais la surnature et la grâce serait inefficace. C’est pourquoi le baptême est une mort avec le Christ et dans le Christ, et que la mort elle-même est une grâce, puisque elle met fin à cette illusion d’infini qu’est l’indéfinité de l’espace et du temps, vécue comme liberté d’indifférence.

Tout autre est la liberté d’Adam, ou liberté du bien. Elle signifie qu’Adam ne se libère qu’en accomplissant le bien, et donc en se soumettant à l’ordre divin. La liberté adamique n’est pas disponibilité vide précédant le bien à accomplir. N’impliquant aucune distance de l’être à l’acte, elle n’implique aucune indéfinité temporelle, aucune histoire. Mais elle se réalise elle-même dans l’instant où elle accomplit la tâche qui lui revient : c’est pourquoi le bien (ou la vérité selon saint Jean) délivre. En se soumettant à la loi (nomos) divine, Adam réalise sa propre nature et son autonomie (autonomia), car la loi divine n’est que l’expression normative et impérative de cette nature, la nature faite norme, puisque tout être doit devenir ce qu’il est. En ce sens, Adam, est, analogiquement, dans la situation d’un homme qui n’aurait droit qu’à un acte, lequel serait immédiatement sanctionné par la vie ou la mort. Mais, évidemment, l’actualité de la liberté du bien recèle en elle-même la virtualité de la liberté d’indifférence, laquelle est elle-même possible à titre de reflet de l’infinité divine. Mais le reflet n’est pas le modèle. L’erreur d’Adam, nous le verrons, c’est de préférer la copie à l’Archétype, l’image d’une liberté illusoirement infinie (parce que potentiellement indéfinie) à la finitude réelle de sa condition de créature dont l’acceptation pourrait seule le libérer. Adam veut la liberté pour elle-même, parce que seule elle lui donne une idée de l’infini, mais selon un mirage mortel, par absence de détermination : liberté stérile qui imite l’infini parce qu’elle se prend elle-même pour fin et qu’elle ne veut indéfiniment que son propre vide, alors que le véritable infini se donne inépuisablement : Dieu est Amour.

Ce qui prouve la vérité de nos analyses, outre les applications qu’on en peut tirer dans différents secteurs de la philosophie, c’est le problème de la sanction morale. Nous sentons bien qu’une sanction vraiment juste devrait pour cela découler directement de l’acte accompli, ainsi qu’il en va souvent pour les lois physiques. Une « loi parfaite » (lex perfecta) devrait impliquer en elle-même la sanction de sa propre transgression. Ce cas n’est jamais réalisé, il faut un droit pénal qui établisse un barême de sanctions, lesquelles, la plupart du temps, n’ont aucun rapport avec l’acte accompli et la loi transgressée, et un tribunal qui les applique. Mais la sanction n’est pas seulement négative. Elle peut être aussi une récompense. La lex perfecta devrait donc être telle que son observation entraîne de soi sa récompense, laquelle ne saurait se ramener à la seule satisfaction du devoir accompli, mais ne peut consister qu’en l’état ou le bien que la loi a précisément pour fin de procurer. La loi du Paradis, on le voit, est une lex perfecta. L’état paradisiaque est la récompense de son observation, sa perte, la sanction de sa transgression.

V. « De mort tu mourras »

C’est pourquoi Dieu donne à la fois le commandement de la vie et le commandement de mort. L’un n’est que l’envers de l’autre. Un paradis sans précepte ne serait plus un paradis terrestre. Tout état créé est nécessairement normé par une règle laquelle s’identifie précisément à la normale (la perpendiculaire) au plan figurant cet état, normale qui est aussi le rayon créateur, donc l’axe ou l’arbre de vie pour cet état et qui, subverti ou inversé, se transforme en axe de mort. Cette subversion ou inversion (qu’accomplit le péché originel) correspond à ce que l’on a parfois désigné symboliquement comme le « renversement des pôles ». De ce point de vue, la restauration rédemptrice sera décrite comme une « récapitulation » (anakephalaïôsis) c’est-à-dire une « remise en tête », un rétablissement de la hiérarchie, donc un renversement du renversement, ou encore comme l’avènement de « nouveaux cieux et d’une terre nouvelle ».

Cultiver et garder concerne donc non seulement le jardin édénique comme monde extérieur, mais aussi le jardin intérieur qu’est l’âme d’Adam. Ici le subjectif et l’objectif se répondent et s’accordent. D’une part grâce au ministère cosmique de l’homme primordial, la création multiple se connaît et se garde dans l’Unité divine, et d’autre part, dans cette même fonction, Adam réalise l’unité de son être et de son connaître. Etre, pour lui, c’est connaître : il se nourrit du fruit de tous les arbres, c’est-à-dire de toutes les productions créées qui éclosent aux extrémités de tous les rayons créateurs. Mais cette liberté de se réaliser soi-même en réalisant le monde, c’est-à-dire en établissant cette relation horizontale symphonique entre le sujet connaissant et l’objet connu, est conditionnée par la soumission verticale au précepte divin. L’homme, être vertical, ne réalise sa propre verticalité qu’en demeurant dressé et tourné (ou orienté) vers ce qui vient d’En-Haut. C’est l’ordre divin qui fait la nature humaine, c’est la Loi qui fait la vie. Telle est la religion paradisiaque dont le premier rite (ou activité conforme à l’ordre, c’est le sens de rita en indo-européen) s’accomplit par l’obéissance ontologique d’Adam. Cette condition décisive exprime d’ailleurs un mystère de transcendance, que symbolise adéquatement le rite de verticalité. Nous voulons dire que la verticalité « humanifiante » implique que l’homme, d’une certaine manière, « dépasse » ou transcende, en lui-même, le plan du paradis terrestre. Cette transcendance est déjà signifiée par l’origine extra-paradisiaque de l’homme. Dieu forme l’homme « de la poussière du sol » avant que soit planté le jardin d’Eden, et le texte nous dit, à deux reprises, que Dieu y « plaça » l’homme, voulant souligner par là l’indépendance et la prééminence de l’être par rapport au milieu qui lui est destiné. Mais elle est également signifiée par le fait de l’injonction divine concernant la manducation permise et la manducation interdite. Une injonction en effet s’adresse à la liberté, elle n’a de sens que si l’être auquel elle s’adresse ne se réalise pas seulement par un simple processus naturel de développement, comme tous les êtres cosmiques, donc que s’il est autre chose que le cosmos auquel il appartient cependant par ses éléments constitutifs. Cette transcendance, c’est sa personne (Adam n’est pas seulement une nature), transcendance qui se réalise dans l’ouverture et la soumission au Transcendant, en même temps qu’elle rend compréhensible que ce qui est « plus que paradisiaque » puisse devenir « infra-paradisiaque ». La chute est toujours verticale.

De même se comprend le paradoxe d’une « menace de mort » qui semble ne pas se réaliser, paradoxe mainte fois relevé par les commentateurs, et qui semble donner raison au Serpent tentateur : « non, vous ne mourrez pas ». Et en effet, si l’on a suivi notre méditation jusqu’ici, on voit qu’on a affaire à deux sortes de mort, l’une qui est perte de la vie paradisiaque, l’autre qui est entrée dans le royaume de la mort.

« Tu mourras de mort » (morte morieris, la redondance est dans l’hébreu), cela peut déjà signifier qu’il serait éventuellement possible de mourir autrement que « de mort », c’est-à-dire que la cessation d’un certain état d’existence pourrait se faire autrement que par son anéantissement ou sa destruction, savoir par sa résorption assomptive dans un état supérieur ou céleste où il pourrait être intégré en se transformant. Or, ce n’est pas là une vue de l’esprit, puisqu’aussi bien ce cas s’est réalisé au moins pour un être, la Très Sainte Vierge Marie, dont la dormition nous montre ce qu’aurait pu être la « mort » d’Adam sans la chute. Auquel cas on devrait peut-être ajouter, mais pour d’autres raisons que l’exemption du péché originel, ceux de Hénoch (« Hénoch marcha avec Dieu, et il cessa d’apparaître, parce que Dieu le prit », Gen, V, 24) et d’Elie « qui fut ravi jusqu’au ciel », Mac., II, 58). Cette interprétation, il est vrai, suppose que l’état paradisiaque n’était pas destiné à durer toujours, c’est-à-dire qu’il ne constituait peut-être pas un état définitif pour l’homme primordial, lequel, au moins virtuellement, pouvait accéder à un état encore plus glorieux et plus parfait, ce qui aurait évidemment entraîné, non l’abolition, mais la résorption assomptive d’un état édénique nécessairement solidaire de celui qui en était le centre unificateur.

Cette thèse nous paraît découler de l’affirmation dogmatique selon laquelle Adam fut créé dans un état de grâce sanctifiante. Quant au moment de cette infusion de grâce, on a compris qu’avec saint Thomas nous le croyons concomitant de l’acte de création, ce qui est impliqué par tout ce que nous avons dit sur l’inséparabilité temporelle, en Adam, de l’actus et du situs, inséparabilité qui est l’effet même de la grâce, et dont nous pouvons avoir une sorte d’image dans celle qui unit un corps à la place qu’il occupe dans l’espace. Sans doute Adam doit-il « mériter » cette grâce, mais non point par une disposition qui précéderait l’infusion de Grâce. Loin de là, c’est en tant même qu’il s’ouvre et se soumet à l’injonction divine qu’il reçoit la grâce de s’y ouvrir et de s’y soumettre, ce qui signifie que ce qui est grâce du côté de Dieu est disposition voulue du côté de l’homme. Or cette grâce, comme le dit saint Thomas, donne à Adam la foi et l’espérance dans la vision de l’Essence divine et la béatitude finale, vision et béatitude qu’il ne possède pas au paradis terrestre (S. Th. I. q. 95, a. 3). Il en résulte que l’état paradisiaque n’est pas l’état terminal auquel Dieu destinait la première humanité, et que réalise la grâce du Christ pour les hommes déchus. Autrement dit, sans le péché, Adam ne serait pas mort de « mort », et c’est pourquoi il est légitime de parler de son immortalité, et que saint Paul peut dire que par lui la mort est entrée dans le monde. Mais cela ne signifie pas que cet état n’aurait jamais connu de fin, au sens d’une résorption assomptive. Et notons, en passant que peut ainsi se résoudre l’objection moderniste et évolutionniste selon laquelle plantes et animaux ont connu la mort bien avant qu’apparaisse le premier homme, et donc, à l’encontre de saint Paul, que ce n’est pas « en Adam » que la mort est entrée dans la création. Car rien ne prouve justement qu’avant le péché originel les créatures mouraient « de mort » (5).

Au reste notre interprétation nous paraît confirmée par le verset 22 du chap. III où Dieu interdit à l’homme déchu d’accéder au fruit de l’arbre de vie « afin qu’il ne vive pas éternellement », ce qui signifie, au moins, que l’immortalité dont jouissait Adam au paradis n’était pas encore la possession de la vie éternelle.

Cependant, à l’instant même où Adam mange le fruit défendu, il entre dans le royaume de la mort. Il meurt parce qu’il perd la vie paradisiaque, c’est-à-dire, comme nous avons tenté de le montrer, cette grâce de l’union de l’actus et du status, qui fait de l’acte la voie d’accès immédiat à l’être. Pour nous, cette situation constituerait une effroyable « condamnation » : Adam n’a pas le droit de se tromper, il n’a pas de « marge de manœuvre », chacun de ses actes engage la totalité de son être, à chaque fois il joue le « tout pour le tout ». Mais aussi quelle noblesse, quelle grandeur, quelle perfection ! Perdre cette vie paradisiaque, c’est évidemment perdre ipso facto cette grâce d’union. La mort à l’état primordial c’est donc la naissance à l’état « secondaire », celui dans lequel l’actus et le status sont précisément dissociés, irréductiblement divisés selon l’ordre de la nature déchue. Cet état comporte bien une sorte d’avantage : il introduit du « jeu » dans les relations de l’acte et de l’être, de telle sorte que le status (ou situs) peut subsister par lui-même et ne dépend plus, immédiatement, de son actualisation par l’acte. L’être devient double, en lui-même : les divers éléments constitutifs de son essence semblent jouir d’une sorte d’auto-subsistance dans la durée, tandis qu’il peut, précisément pour cela, se permettre des actes « inutiles » des « coups pour rien », qui lui donnent l’illusion de la liberté, mais qui, bien sûr, rendent vaine son activité et tout à fait incertain son salut. Cette autosubsistance du status est remarquablement illustrée par la mort du corps. Si l’homme déchu, en mourant, abandonne un cadavre, une dépouille, c’est justement parce que cet élément constitutif de sa nature d’homme n’est plus immédiatement lié à l’actualité de son être. Voilà ce que signifie « tu mourras de mort ». Non point : « tu cesseras à l’instant même d’exister », puisqu’au contraire la chute nous entraîne hors de l’instantanéité de l’être et de l’acte, et nous introduit dans l’ordre du délai, du retard, de la distance ou successivité temporelle ; mais : « tu seras contraint de vivre jusqu’au bout l’état de séparation où tu seras entré » ; jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la complète dissociation de l’être et de ses conditions d’existence. La distinction unitive de l’actus et du situs primordiaux, par laquelle le paradis est aussi bien en Adam qu’Adam dans le paradis, aura fait place à la séparation excluante : l’homme déchu est « à l’extérieur » de sa propre nature comme de la nature universelle.

Mais avant d’en arriver au péché originel lui-même, nous devons encore méditer sur la signification de la création d’Eve. C’est ce que nous ferons dans un prochain article.


NOTES (2ème partie)

(1) L’athéisme, quand il existe, constitue une monstrueuse mutilation de la noblesse humaine, qui ne peut pas ne pas être subie avec désespoir par tout athée lucide. C’est une effroyable damnation, dès ici-bas. Ainsi de Sartre, et de quelques autres…
(2) Cette interprétation est celle de l’activisme ou du constructivisme modernes, dont la forme la plus destructrice est le marxisme.
(3) Situation qui est précisément celle de l’homme déchu : étant homme, il garde nécessairement une certaine centralité (passivement vécue), mais le monde extériorisé, « dénoué », se refuse à la circulature. Au paradis terrestre, l’extériorité du monde se manifeste par son extension en direction de la périphérie, mais cette extension est équilibrée ou compensée par sa forme circulaire : extériorité close, finie, fermée sur elle-même, et que l’homme peut ramener au centre. Dans le monde déchu, la finitude se transforme en indéfinité (nous y reviendrons), le cercle qui enfermait ou enclosait l’extension cosmique, se défait, se dénoue, les choses se répandent partout, indéfiniment, chacune, libérée de sa clôture circulaire, s’arrogeant une illusoire centralité. Le centre humain est alors perpétuellement « débordé ».
(4) Que l’on songe à l’adage : « l’homme est la mesure de toute chose », lequel est susceptible d’une interprétation légitime.
(5) Nous ne pouvons nous étendre sur ce point. Une remarque seulement : la réalité des choses peut être (et même est nécessairement) d’une complexité analytique très supérieure à celle que nous sommes spontanément portés à envisager pour le récit biblique. Quand il s’agit de physique nucléaire ou de biologie moléculaire, nous accordons a priori aux théories le droit d’être extrêmement subtiles. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour ce dont parle l’Ecriture et les données objectives – absolument certaines pour un croyant – qu’elle communique ? Rien de plus absurde que l’extraordinaire complexité des travaux exégètiques pour établir la lettre d’un texte dont la signification est au fond regardée comme infantile.

3e MEDITATION SUR LA GENESE (IIe CHAPITRE)
L’EPREUVE DES DEUX CHAPITRES

I. La vérité moïsiaque du Pentateuque

Nous avons jusqu’ici étudié d’une part la situation extérieure d’Adam, ou encore la topologie symbolique du Paradis terrestre, d’autre part sa situation intérieure, ou encore la nature de son être et de son connaître, en fonction des données scripturaires. Il nous faudrait maintenant considérer, non plus le cadre général ou le personnage central qui s’y trouve, mais les actions et les événements qui s’y produisent, dont le premier est la création de l’homme lui-même. Or cette question est inséparable de celle qui concerne le rapport du chapitre I et du chapitre II, puisque dans les deux, il est question de la création de l’homme . Nous devons l’aborder pour elle-même, sans nous cacher cependant qu’elle est l’une des plus difficiles que le texte scripturaire pose à son lecteur.

La quasi-totalité des bibles modernes et des commentaires exégétiques parlent à ce sujet de deux récits de la création, ce qui serait qu’un moindre mal, si ces deux récits s’accordaient. Mais ils semblent présenter des contradictions presque insurmontables. Et l’on peut affirmer qu’une grande partie des hypothèses sur la formation du Pentateuque et particulièrement de la Genèse, son 1er livre, n’ont été élaborées que pour rendre compte de ces difficultés. Hypothèses déjà anciennes puisqu’elles paraissent remonter à Jean Astruc, médecin du Roi (1684-1766), qui, dans un ouvrage anonyme publié en 1753 (Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s’est servi pour composer le livre de la Genèse), croit pouvoir identifier les documents utilisés par Moïse selon qu’ils nomment Dieu Elohim (1er chap.) ou YHWH (11e chap.), et conclut à l’existence probable d’une tradition « élohiste » et d’une tradition « jéhoviste » (aujourd’hui dénommée yahviste) (1).

Fidèle au principe que nous avons énoncé dans une précédente étude, nous nous en tiendrons à l’enseignement de la Tradition unanime, confirmée expressément par l’Eglise, saint Pie X ayant approuvé la décision de la commission biblique du 27 juin 1906, sur l’authenticité moïsiaque du Pentateuque. Décision au demeurant très sage, puisqu’elle n’écarte pas la possibilité pour Moïse, son « principal » et non son unique « auteur », d’avoir utilisé des traditions antérieures ou d’avoir confié à des scribes la rédaction de certaines parties. Si nous tenons à l’authenticité mosaïque (et donc à l’unité synthétique de rédaction), ce n’est nullement par traditionalisme et « passéisme », mais par ce que la haute figure du plus grand des prophètes juifs, celui que Dieu a choisi pour révéler aux hommes son Nom véritable et sa Loi, est la seule à même d’offrir par son autorité, la nécessaire garantie qu’exigeait la fixation rédactionnelle d’une Révélation sans doute transmise jusque-là oralement, selon des canaux multiples, parfois divergents et peut-être altérés. Un travail de restauration, de tri, de mise en ordre des éléments en présence, était requis à l’époque de la sortie d’Egypte. Législateur d’Israël, Moïse authentique par là-même tout ce qu’il conserve des traditions antérieures, en sorte qu’on ne saurait remonter avec certitude au-delà de lui pour tout ce qui regarde l’histoire du texte scripturaire. Ajoutons que l’homme qui a parlé à Dieu au Sinaï durant quarante jours et dans la Nuée, qui a reçu de Dieu les plus sublimes révélations, que saint Pierre, saint Jacques et saint Jean ont vu, ainsi qu’Elie, s’entretenir avec le Christ dans la gloire de la Transfiguration, que les Pères regardent comme le modèle de toute ascension mystique, possédait nécessairement une science métaphysique et théologique des mystères divins très supérieure à celle d’aucun exégète et que seule dépassera la science du Christ et sa révélation aux Apôtres. Il en résulte que le texte où il a enfermé ces mystères, savoir, le Pentateuque, doit être considéré comme plus qu’intelligible, inépuisablement chargé de sens, entièrement voulu et concerté jusque dans ses moindres détails, et non point comme le ravaudage maladroit d’éléments plus ou moins disparates. La première supposition qui serait de mise devant ce texte, c’est qu’il est intelligent, qu’il sait ce qu’il dit et que chacune des façons dont il le dit répond à une intention précise et non au hasard ou au défaut d’habileté. Au contraire, les exégètes modernes, chaque fois qu’ils se trouvent devant une difficulté (et d’une certaine manière il n’y a dans l’Ecriture que des difficultés) (2) commence par le suspecter et « prendre la tangente » vers les explications les plus plates et les plus particularisées, invinciblement persuadés qu’ils sont d’être beaucoup plus intelligents que les lointains et naïfs rédacteurs du texte. Ils ne font pas intellectuellement confiance au texte, toute question de foi religieuse mise à part.

En outre, et même à supposer avec les modernistes que l’élaboration de la Genèse ne date que de l’époque salomonienne (ce qu’enseigne l’hérésie épiscopale française), il est impossible de comprendre comme les scribes qui sont supposés en avoir composé la tapisserie ont échoué en à bien raccorder les fils et à en unifier le dessin général, travail qui ne paraît pas excéder les capacités d’un esprit ordinaire. C’est là, à notre avis, l’une des plus grandes invraisemblances qu’entraînent les hypothèses de la « haute critique ».

Enfin comment ne pas constater que ce sont précisément les difficultés les plus théologiquement fécondes chez les Pères et les Docteurs qui, chez les exégètes sont chaque fois l’objet des hypothèses les plus destructrices et les plus dilacérantes ? Certes, leur érudition est grande et leur acribie souvent étonnante. D’avantage, lorsqu’il s’agit d’éclairer le texte par lui-même, de prendre conscience du sens réel des mots ou des expressions en fonction du contexte et selon la mentalité de l’écrivain sacré, l’exégète moderne est indispensable et représente un progrès certain par rapport aux efforts analogues – et non négligeables – qu’on trouve chez les Pères (Origène, Augustin, Jérôme, etc.). Là est son irremplaçable valeur. Mais force est de constater que c’est souvent au prix d’une véritable stérilisation théologique et mystique d’une Parole qui renferme pourtant les trésors de la sagesse divine. Que l’Ecriture ne soit pas un traité de métaphysique ou de cosmologie, nous en convenons. Mais qu’elle recèle la vérité métaphysique et cosmologique la plus profonde, c’est ce dont avec tous les Pères et les Docteurs, nous ne pouvons douter.


II. Le Septième Jour

Les considérations précédentes nous interdisent donc d’avoir recours aux facilités qu’offrent les solutions de l’exégèse moderne pour résoudre le problème posé par les deux premiers chapitres de la Genèse. Nous y voyons, au contraire, un récit continu, rigoureusement agencé et dont les incohérences apparentes sollicitent justement notre effort de compréhension.

La première remarque qui s’impose concerne le découpage du texte. La plupart des bibles modernes, tout en reproduisant la division traditionnelle des chapitres (qui ne paraît pas antérieure au XIIe siècle), intercalent un sous-titre après la moitié du verset 4 (« Ceux-ci sont les enfantements des cieux et de la terre quand ils furent créés ») et avant sa deuxième moitié (« dans le jour que YHWH-Elohim fit terre et cieux »), alors que le texte hébreu, comme la Vulgate, isole simplement v. 3 de v. 4. Ces incertitudes prouvent qu’en réalité nous sommes en présence d’un chevauchement. Les six jours de la création (qui avec le septième forment ce que nous appellerons l’hebdomade cosmogonique) se terminent-ils avec le sixième jour (I, 31), ou avec le septième (II, 1-3) ? Question peut décidable puisque les versions elles-mêmes divergent : l’hébreu et la Vulgate disent (II, 2) : « Dieu rendit complète le septième jour l’œuvre qu’il avait faite », tandis que le grec et le syriaque parlent du « sixième jour ». Ce qui paraîtra moins surprenant si l’on observe que l’achèvement d’une chose peut s’entendre comme ce qui achève ou comme ce qui est achevé. Et il en va ainsi de toute limite et de toute fin comme d’ailleurs de tout commencement, ce pourquoi le premier jour de la création n’est pas dit : « jour premier », mais « jour un ». Tout commencement est à la fois immanent et transcendant à ce qu’il commence. Le commencement du temps est-il dans le temps ? Si oui, comme temps du commencement il se précède lui même, ce qui est absurde ; si non, il est intemporel et donc n’est point commencement du temps. Ces questions, longuement débattues par Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin, montrent que le commencement ne signifie pas le début en un sens temporel (le premier moment), mais l’origine ontologique : le temps n’est pas infini, il est dans son être, dépendant du Principe de tout être. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de premier moment, c’est-à-dire de moment avant lequel il n’y avait pas de moment, puisque, précisément, s’il n’y a pas de temps, il n’y a pas non plus d’avant, ni d’après. Ce que l’Ecriture exprime en parlant du «jour un » et non du « jour premier ». Mais il y a un « jour deuxième » (3). Quand « ça commence », c’est déjà commencé.

Il en va de même de la fin du temps : si elle est dans le temps, le temps dure encore quand elle survient, et elle n’en est point la fin ; si elle en-dehors du temps, alors elle n’est point la fin du temps, et le temps dure toujours. Il n’y a donc pas non plus de « dernier moment » : quand « ça se termine », c’est déjà fini (4). L’achèvement, l’accomplissement de l’hebdomade cosmogonique a donc lieu à la fois le sixième jour, où Dieu travaille encore, et le septième où il se repose.

Des considérations semblables devraient intervenir pour ce qui est de l’espace. Fini quant à sa nature d’étendue, on ne saurait cependant rencontrer un « bord » de l’espace. Ce n’est pas l’espace qui peut limiter l’espace.

Il s’ensuit que le septième jour n’est pas, à proprement parler, le suivant du sixième. S’il l’était, répétons-le, il ne pourrait en être l’achèvement. Il serait seulement le terme interrompant une série qui pourrait, éventuellement, se continuer après lui, et qui ne serait le dernier qu’en vertu du décision fortuite. Prenons-y garde et méditons soigneusement là-dessus. Le septième jour n’est pas à proprement parler le jour où Dieu cesse de travailler, quelque soit le sens d’une telle expression. Il est le jour où Dieu « rend complète » toute son œuvre, la conduit à sa perfection ; c’est ce que déclare le texte et c’est ce que perçoit l’intelligence : relativement à Dieu, l’arrêt est nécessairement synonyme de perfection. Dieu ne cesse d’œuvrer – au sens analogique de ces deux verbes, car d’un autre point de vue, Il œuvre toujours – qu’en raison de l’achèvement de l’œuvre, ce qui veut dire qu’elle est alors entièrement ce qu’elle doit être. Autrement dit, de même qu’un cercle ne peut être plus circulaire qu’il n’est, de même l’œuvre divine ne peut être plus parfaite que sa nature ne l’exige : Dieu Lui-même ne peut rien ajouter. Et c’est pourquoi Il se repose de son travail dans son œuvre même.

L’accomplissement de l’œuvre est son repos et se reposer de l’œuvre, pour Dieu, c’est l’accomplir. Autrement dit, l’œuvre créatrice peut être vue de deux manières : soit selon la distinction logique des réalités créées, phase après phase, et ce sont les six jours créateurs, soit dans l’unité de sa perfection, et c’est le septième jour. C’est pourquoi ce septième jour est nécessaire. Car on pourrait se demander : pourquoi Dieu a-t-il eu besoin d’un septième jour pour parfaire son œuvre ? Ne pouvait-il la parfaire en chacun des six jours ? Et n’est-il pas dit, d’ailleurs, à chaque fois (sauf pour le deuxième jour où s’opère la séparation des eaux supérieures et inférieures) : « que cela était bon », et donc parfait ? mais précisément, Dieu a parfait chaque œuvre qu’il a accomplie, à chaque fois. Et cette perfection, conférée à chaque œuvre, par laquelle elle est œuvre finie et achevée, c’est-à-dire cette perfection qui n’est pas l’Infinie Perfection de Dieu, c’est celle du septième jour. Le septième jour est ainsi présent à chacun des jours de la création, sinon chacun des jours ne serait fini ou limité, et donc parfait selon la nature du créé, que par le jour suivant, ce qui le priverait en réalité de toute perfection propre, le dernier jour seul, le sixième étant borné par le septième perfectionnant. Et par conséquent, aucun des jours précédents ne serait achevé ; et n’étant pas achevé, il ne pourrait laisser commencer celui qui lui succède.

Quand on considère les choses ainsi, ce qui peut se figurer par six cercles disposés en cercle autour d’un septième, on comprend pourquoi l’Ecriture dit que « Dieu accomplit (ou rendit complet, ou acheva) dans le jour septième son ouvrage qu’il fit, et il se reposa de l’œuvre entière (universo opere) qu’Il avait faite » (II, 2). Dieu ne se reposa pas seulement du travail du sixième jour, mais du travail de chacun des jours précédents. Ainsi ce jour ultime est aussi bien le repos du premier que du deuxième, du troisième, du quatrième ou du cinquième. Chaque jour se termine en lui et trouve en lui son repos et sa perfection. Comprenons en effet que l’achèvement du fini, c’est l’Infini Lui-même : Dieu seul est la « limite » du créé. Rien ne peut parfaire le créé dans sa finitude que l’Infinie Perfection de Dieu. C’est la perfection infinie de la divine Substance qui marque en quelque sorte la limite perfectionnante du créé. Ce jour septième est au cœur de chacun des jours créateurs comme son terme et ce terme ne peut être que Dieu même. C’est pourquoi ce jour est celui du repos de Dieu, car Dieu ne peut se reposer qu’en Lui-même. Ce jour est le jour du Seigneur, le dimanche de la création, le « retour » du Principe créateur à son ineffable Aséité, sur les « bords » de laquelle s’arrête, ou s’achève, toute créature.

III. Le jour unique de YHWH-Elohim

Mais il en va ainsi de même du jour du Commencement, qui est lui aussi un jour unique et qui embrasse les six jours créateurs. On pourra le figurer par un grand cercle englobant les six cercles des phases cosmogoniques elles-mêmes entourant le jour du repos divin. Or la fin est nécessairement identique au commencement, cette identité n’est autre que Dieu lui-même, alpha et oméga, principe et fin de toutes choses, source créatrice et repos perfectionnant. Telle est la signification de ce mystérieux verset 4 que nous avons évoqué au départ, et qui a suscité tant de controverses : « Ceux-ci sont les enfantements des cieux et de la terre quand ils furent créés, dans le jour que YHWH-Elohim fit terre et cieux ». Nous pensons qu’on peut le considérer comme une conclusion qui « boucle la boucle » et fait retour au « Commencement » dans lequel, précisément, furent créés le ciel et la terre, avant même qu’il soit fait mention d’un « soir » et d’un « matin ». Cette création « in principio » (I, 1) désigne sans doute, comme l’on dit beaucoup de Pères – et surtout saint Augustin – la détermination intemporelle et in divinis, dans le Verbe-Sagesse, des Idées ou Possibilités archétypales des créatures. Le principe en effet, dans lequel Dieu créé, c’est son Fils, lui qui a dit : « Je suis le principe » (saint Jean, VIII, 25 (5), et Col. I, 18). Mais c’est aussi et nécessairement l’acte synthétique unique de la geste créatrice, le jour unique contenant en lui tous les jours de la création, car la création est une et porte la marque de l’unité. Ce n’est que du point de vue analytique de leurs genèses, de leurs enfantements (les generationes de la vulgate) que les diverses phases peuvent être distinguées. Ce verset rappelle donc que l’unité de l’acte créateur n’est pas exclusive de la pluralité des phases créatrices (les « générations », pas plus que celle-ci n’est exclusive de l’unité et même de l’unicité de l’acte créateur.

Que si l’on hésite à affirmer cette unicité du jour créateur, initial et terminal, parce que l’Ecriture marque fortement la succession distinctive des jours, qu’on veuille bien considérer que, de toute manière, l’acte créateur, du côté de Dieu, exclut nécessairement toute pluralité, toute successivité, toute temporalité. Cela résulte de la nature même de Dieu. La pluralité des moments n’est donc que du côté du créé. Il s’ensuit que, en tant que ces phases sont distinguées, il s’agit en Dieu, d’une distinction et d’un enchaînement logique et ontologique, non chronologique, mais qui évidemment se traduit par (ou produit) un enchaînement de succession dans l’ordre du créé, de même que la lumière une engendre la pluralité des couleurs quand elle est réfractée dans un prisme.

Deux données textuelles nous paraissent confirmer ces réflexions. L’interversion du ciel et de la terre, en tête et en fin du verset, marque un processus de « sortie » et de « retour » : du ciel et de la terre au ciel ; le cercle de la création est suspendu à l’acte créateur comme à son principe et à sa fin, en sorte que déjà s’annonce ici la fin des temps. Mais surtout, l’apparition, pour la première fois dans l’Ecriture, du couple YHWH-Elohim marque, en quelque sorte, le passage de la cosmogonie à la théologie, du Dieu-Créateur au Dieu-En-Soi, Etre pur et absolu, du Dieu du monde au Dieu de l’homme. Elohim, en effet, qui est un pluriel, nomme Dieu selon la toute-puissance de ses énergies créatrices. C’est elle qui préside à l’hebdomade cosmogonique. Mais voici que ce Dieu « retourne » à Lui-même après la « sortie », l’effusion, de sa Parole créatrice enfantant les mondes du néant. Il rentre en Lui-même parce qu’il se repose en Lui, en sa propre Aséité. Alors se révèle, si l’on ose dire, un autre visage de Lui-même, plus intérieur et plus essentiel, celui dont Moïse recevra le mystère, et dans lequel s’énonce la transcendance de la Réalité pure et absolue : YHWH, nom qui fait référence à la forme hébreu du verbe « être » : HYA. Ce nom signifie que Dieu n’est pas seulement Celui qui créé l’univers de rien et qui, tourné vers sa création la regarda parce qu’elle était bonne, mais qu’Il est aussi « Celui qui est », en Lui-même se reposant, se pensant et s’aimant, limite et fin de tout acte créateur. C’est pourquoi ce Nom ne peut apparaître qu’au septième jour.

IV. Les six jours et les modes de la connaissance angélique

Il resterait enfin à se demander pourquoi l’œuvre créatrice devait se dérouler en six jours. Avec saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, nous répondrons que 6 est le premier nombre parfait (6 = 1 + 2 + 3) (6), ce qui indique un « cycle » dans lequel analyse et synthèse se répondent. Géométriquement, le symbolisme n’est pas moins remarquable : 6 mesure la totalité de l’espace, puisqu’il y a six directions possibles (quatre cardinales, zénith et nadir), la septième étant le point lui-même où se croisent les six directions. Quant aux « jours », nous y verrions volontiers, avec saint Augustin (7), comme autant de « visions » angéliques qui rythment l’œuvre créatrice. « Jour » désigne une entité lumineuse. Cette entité, c’est l’entendement lumineux des anges en tant que, en lui, se « fait jour » la connaissance des divers états de la création. « Et ainsi, dit saint Thomas résumant saint Augustin, les jours se distinguent selon l’ordre naturel des choses connues, et non selon (…) la succession de la production des choses » (8). Or, ce « jour » peut se faire dans l’entendement angélique, de deux manières : ou les anges contemplent les divers ordres de la création dans le Verbe divin, donc en pleine lumière, et c’est le « matin », ou ils les contemplent dans leur nature propre de réalités créées, donc en lumière affaiblie, et c’est le soir. Mais il n’y a pas de « nuit », l’Ecriture disant seulement : « et fut soir, et fut matin : jour un ». Cette doctrine ne saurait d’ailleurs signifier que, envisagés dans le cadre du monde physique, les jours créateurs ne se réalisent pas sous la forme d’une succession temporelle de phases. Tout au contraire, dans le monde physique soumis au temps, rien ne peut s’accomplir que selon le temps. Mais son intérêt, outre celui de couper court aux vaines spéculations sur la durée de ces « jours « , est de souligner l’importance du « point de vue », c’est-à-dire de la connaissance, dans tout exposé cosmogonique.

Sans la moindre concession à l’idéalisme ou au subjectivisme, il faut bien admettre qu’aucune description des choses ne peut ignorer qu’elle se fait à partir d’une certaine vision du réel. Dieu seul voit les choses telles qu’elles sont, non pas parce qu’Il a la vue plus perçante, mais parce qu’Il est « sans point de vue ». Décrire le processus cosmogonique sans préciser le point de vue sous lequel on l’envisage n’a, en réalité, aucun sens, remarque qui s’applique, avant tout, aux théories de la science moderne. Ce qui signifie aussi qu’il n’y a pas de description « absolue » : ce que l’on dit du réel varie nécessairement en fonction de la nature de la perspective sous laquelle on l’envisage (9). Ajoutons que, précisément, l’Ecriture accomplit le miracle, grâce à son mode symbolique et synthétique d’expression, d’enclore une pluralité de sens, donc de perspectives, dans la singularité d’une seule parole.

V. Le Dieu-créateur, le Dieu personnel et l’Homme transcendant

Nous nous approchons ainsi, peu à peu, d’une interprétation qui, sans abolir le paradoxe d’une dualité apparemment divergente de récits cosmogoniques, lui permet cependant de délivrer une partie de sa signification.

Il faut partir pour cela, de la différence des Noms divins dans le 1er et IIe chapitres, non pour tomber dans la platitude de l’hypothèse documentaire, ? dont l’avenir fera justice – mais pour y lire justement le passage d’une perspective cosmogonique à une autre. Nous qualifierons volontiers la première de macrocosmique et la seconde de microcosmique. Encore une fois, Elohim et YHWH désignent évidemment le même et seul Dieu, mais pas de la même façon. Elohim c’est le Dieu créateur de l’univers, des anges aux atomes. YHWH c’est le nom «personnel » de Dieu, celui dans lequel Dieu communique, autant qu’il est possible, le secret de son essence (10). Ce Nom « personnel » ne peut être révélé qu’à une personne ; c’est pourquoi YHWH est le Nom du Dieu de l’homme, de celui que les Pères nomment le microcosme par rapport au macrocosme (11). Là est, croyons-nous, la clef des différences que révèlent les deux chapitres. La création du point de vue macrocosmique et la création du point de vue microcosmique. Du point de vue du macrocosme, la création est celle des mondes, des grandes domaines de la nature universelle envisagée dans son architecture, sa structure « logique » et l’enchaînement des degrés qui la constituent. C’est pourquoi l’homme est mentionné en dernier lieu. Synthèse terminale, en lui se résume le monde : « l’homme a l’être avec les pierres, la vie avec les plantes, la sensation avec les animaux, l’intelligence avec les anges » dit saint Grégoire le Grand (Bréviaire, In Ascensione, Lectio IX). Mais c’est du point de vue du macrocosme que l’homme est un « petit monde ». C’est par rapport au monde qu’il doit exercer la fonction royale de lieutenance divine qui lui a été confiée et en raison de laquelle Dieu l’a créé semblable à Lui. L’homme du 1er chapitre., fait à l’image et à la ressemblance, se voit conférer la royauté sur toute la création. Elle commence « avec Dieu », si l’on ose dire, et se clôt sur l’homme, image de Dieu dans l’univers. L’homme n’est donc pas ici envisagé en lui-même dans son intériorité. Le 1er chap. nous dit bien ce qu’il est relativement au reste du monde, et ce qu’il doit faire de ce monde, mais non ce qu’il est en lui-même, dans son mystère intérieur. L’homme, nature parmi d’autres natures, est lieutenance divine au sein du créé. Mais dans sa personne, qui n’est pas la nature, qu’est-il ? Le 1er chapitre ne le dit pas.

Cependant il ne peut justement pas le dire tant que le septième jour n’est pas arrivé, tant que l’hebdomade cosmogonique n’est pas accomplie. Parce qu’il faut d’abord que le Dieu-créateur « rentre » en Lui-même et se repose en Lui-même, pour que se révèle ce Lui-même qu’Il est, ce « Soi-En-Soi » (12). Il faut sans doute commencer par le commencement, mais après le commencement se révèle seulement l’avant-commencement. A travers Elohim, et Le précédant intemporellement, se révèle YHWH. Dieu, dans sa réalité absolue et indépendante de toute création ne se révèle à nous qu’à partir de la création. D’où le couple YHWH-Elohim qui apparaît pour la première fois au début du chapitre II.

Il en va évidemment de même pour l’homme. L’homme-microcosme du chapitre I résume la création et la scelle de son théomorphisme. Mais, par là-même ; et puisque le monde se termine et s’achève à lui, cela prouve qu’il y a dans l’homme quelque chose qui dépasse le monde et l’ordre de la nature. De même que le centre vers lequel convergent les rayons et qui constitue le terme et l’aboutissement (le résumé) est à la fois dans l’espace et inétendu, de même l’homme, centre et résumé de la création, est à la fois nature parmi des natures et ouvert verticalement à la surnature. C’est pourquoi il n’est pas contradictoire de caractériser la différence des perspectives comme celle du macrocosme et du microcosme, tout en observant cependant que le second n’a d’abord de sens que relativement au premier. L’homme est à la fois le petit monde dans le grand monde, mais aussi celui qui, par son intériorité, dépasse le monde et se relie à Dieu. Il en résulte que la différence précédente doit être précisée et explicitée de la manière suivante : tandis que le chapitre I nous présente le microcosme contenu dans le macrocosme, le chapitre II, inversant les perspectives, envisage le macrocosme en tant qu’il est précisément résumé et donc contenu dans le microcosme. Et s’il l’envisage ainsi, c’est parce que cette possibilité s’est effectivement réalisée dans l’état paradisiaque.

Telle est, croyons-nous, la raison et la signification fondamentale des disparités que présentent les deux textes. La dimension « supra-cosmique » de l’homme, lorsqu’elle est réelle et effective, exige qu’il englobe en lui le monde, non certes l’intégralité des mondes possibles considérés dans leur existence propre et radicale – ce qui n’appartient qu’à Dieu – mais le monde humain, la niche écologique primordiale, le Paradis, qui est alors en quelque sorte comme un prolongement cosmique de son propre corps, en même temps qu’il s’en distingue cependant par le mystère de sa personne, c’est-à-dire de son intériorité spirituelle transcendante.

Ce thème commande, nous semble-t-il, la structure et les événements du chapitre II : tout d’abord le fait que ce chapitre commence par la création des êtres vivants ; ensuite le fait que l’homme est «étranger » au Paradis, au moins par son origine ; également le fait que cet homme ne cherche que son semblable, autrement dit qu’il s’agit d’un être solitaire ; enfin, le fait qu’il ne se reconnaisse que dans la femme ; comment nous dire plus clairement que l’homme doit assumer la dignité de sa transcendance – ce qui se terminera par le drame terrible du péché originel ?

Chacun de ces points exige d’être médité pour lui-même. En attendant, et pour terminer, nous voudrions seulement tenter de donner une description générale du passage de la première perspective à la seconde.

VI. De la création principielle à la création paradisiaque

Le chapitre I nous a présenté l’œuvre créatrice du point de vue macrocosmique, certes, mais aussi dans sa définition principielle ou archétypale, et selon la distinction et l’enchaînement ordonné de ses diverses parties constitutives, enchaînement que l’Ecriture appelle « generationes », « les générations (ou enfantements) des cieux et de la terre, quand ils furent créés, au jour que YHWH-Elohim fit terre et cieux », en soulignant d’ailleurs que le génétif « des cieux et de la terre » pourrait s’entendre objectivement : tout ce qui s’est produit à partir des cieux et de la terre. Cette création principielle appelle son « actualisation », ou son effectuation, dans les différents mondes que renferme l’existence universelle, essentiellement dans le monde angélique (les réalités invisibles du Credo) et dans le monde humain (les réalités visibles ou sensibles). C’est ce que signifie sans doute le très curieux v. 3 du chapitre II : « Dieu se reposa de toute l’œuvre que Dieu créa pour qu’Il la fît (ut faceret) », ce qu’on pourrait gloser : Il se reposa de tout l’ouvrage que Dieu avait créé dans le Principe en vue de son effectuation dans les divers mondes ; ce qui d’ailleurs impliquerait que l’œuvre d’effectuation cosmique ne peut commencer qu’à partir du « moment » où l’œuvre de création principielle est « terminée ».

La première de ces actualisations est celle où s’effectue la connaissance que les créatures angéliques, créées le jour « un », prennent de l’architecture créatrice principielle. Et c’est là, précisément, le point de vue macrocosmique, qui est donc constitué par le point de vue angélique même. Au reste, la considération de l’univers en sa totalité est inséparable de celle des anges ; ce sont eux qui, d’une certaine manière, « font »l’universalité de l’univers : la théologie, autrefois, parlait à juste titre des « anges recteurs des sphères » cosmiques. Si, d’emblée, la création nous est présentée dans sa réfraction angélique (hormis cependant les v. 1et 2), c’est qu’en réalité nous ne pouvons pas la voir en elle-même, telle que Dieu l’accomplit et la voit, telle qu’elle s’accomplit dans le Principe. Décrire la création, c’est décrire la création vue par quelqu’un. Aucun doute que les anges ont été les premiers à la « voir », c’est-à-dire à la connaître. C’est pourquoi il est vraisemblable d’admettre que le récit de l’hebdomade cosmogonique a été enseignée aux hommes par les anges eux-mêmes. La primauté du point de vue angélique nous paraît indiquée par l’Ecriture lorsqu’il est dit : « Donc furent accomplis les cieux et la terre, et toute leur armée » (II, 1).

Dans une telle présentation cosmogonique, la considération des mondes prévaut sur celle des êtres qui s’y trouvent. Mais avec le chapitre II, le point de vue s’inverse. Il s’agit maintenant d’enseigner la création d’un être, l’être humain, non en tant que vue par les anges, c’est-à-dire comme une réalité cosmique d’un certain ordre au sein de l’univers entier, mais comme centre et raison d’être d’un monde déterminé. Dire qu’il est centre et raison d’être d’un certain état de l’existence, signifie que l’homme est principe médiateur de l’effectuation ou de l’actualisation de ce monde. Ici, l’être prédomine sur le milieu. Nous ne disons évidemment pas que l’homme crée le monde terrestre, qu’il lui donne l’existence, puisqu’il est bien clair que Dieu seul crée de rien, c’est-à-dire « fait exister », « confère l’être ». Mais nous disons – et le texte enseigne – qu’il ne peut y avoir de monde sans un être qui en est le centre et le principe relatif, principe dont ce monde est inséparable et dépendant quant aux diverses modalités de développement dont ce monde est susceptible, ce qu’indique d’emblée le texte quand il déclare qu’il n’y avait point d’homme pour cultiver le sol (II, 5). Si l’on n’admet pas cette solidarité ontologique du milieu avec l’être qui en est le principe relatif, nous ne voyons pas comment on peut rendre compte du fait que la chute originelle a entraîné l’état terrestre tout entier dans sa déchéance, au point que la création elle-même, « gémit » dans l’attente de la parousie (Rom., VIII, 22). Et, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises dans nos méditations, la considération de l’être humain, envisagé pour lui-même et dans son intériorité, ne peut intervenir qu’au terme de l’hebdomade cosmogonique, et parce que le Soi divin n’apparaît qu’avec le repos de Dieu en lui-même, suscitant par là le soi humain avec lequel Dieu entre en relation, et parce que la formation effective de cet être dans l’ordre du créé ne commence qu’après (mais un « après » non-temporel) la phase de sa création principielle. Ainsi la place du chapitre II est parfaitement logique et justifiée et délivre son enseignement.

Or, l’idée d’une relation entre un Soi divin et un soi humain, caractéristique du chapitre II, est absente du chapitre I. Selon la perspective cosmogonique, les choses sont posées par l’acte créateur en elles-mêmes, dans leur prototype et leur enchaînement logique, comme dans une sorte d’isolement cosmique. Dieu contemple ces choses en Lui-même, mais Il n’entre pas en relation avec elles. Elles sont d’ailleurs faites « à distance », posées dans l’être « d’un seul coup », par une parole ou une décision divines. Au contraire, au chapitre II, l’être humain est formé et façonné directement par Dieu ; la proximité se substitue à la distance lorsque Dieu pétrit de sa main le « corps » du premier homme, et se transforme même en intimité quand, de son propre souffle, Il ouvre en Adam le « spiracle de vie » (13). Cette relation devient en outre pleinement spirituelle, de formatrice qu’elle était, par le commandement personnel que reçoit Adam d’avoir à « cultiver et garder » le Jardin d’Eden, alors que la fonction énoncée aux v. 26-29 du chapitre I s’adresse à l’homme en général et s’exerce sur l’universalité des êtres créés.

De même est caractéristique du chapitre II l’absence d’indication temporelle. Au chapitre I, chaque phase est posée en elle-même, d’un seul coup, instantanément, mais l’ordre et l’enchaînement de ces phases est rythmé en six jours. Ici, au contraire, ni soir, ni matin. Nous sommes en un « temps » unique, situé dans le prolongement du septième jour, et donc en un temps axial, ou central, celui qui correspond exactement à la nature axiale ou centrale de l’être que Dieu crée. Nous avons dit en effet que le septième jour était au cœur et au centre de chacun des six jours cosmogoniques comme son terme et son achèvement, sa perfection. Or, le cœur et le centre du sixième jour, c’est l’homme, centre de l’état humain. C’est donc en lui et par lui que toutes les virtualités du sixième jour sont actualisées. Mais il faut pour cela que l’être humain lui-même soit « effectué » et formé, ce qui est précisément l’objet du chapitre II. Et s’il ne comporte pas d’indication de temps, il comporte en revanche une succession d’étapes formatrices soigneusement articulées, relatives cette fois à un seul être, et non plus à la diversité des mondes.

Il n’y a donc pas de contradiction entre ces deux chapitres de la Genèse. Du point de vue principiel, comme du point de vue macrocosmique, la création des plantes et des animaux « précède », non temporellement, celle de l’homme parce qu’il les résume. Mais du point de vue de l’effectuation d’un monde déterminé, c’est le principe (relatif) de ce monde, sa raison d’être, qui est nécessairement posé en premier lieu. Que nous soyons désormais dans un monde déterminé, défini par un plan d’existence à partir duquel tout est effectué, c’est ce que prouve la mention du « sol », si souvent reprise dans ce chapitre. Et en effet, alors qu’au chapitre précédent, et au début de celui-ci, la terre est toujours appelée en hébreu âretz, voilà que, pour la première fois (v. 5), le sol dont il s’agit est appelé adhâmâh, d’où Adam tirera son nom et dont son « corps » sera fait ainsi que celui des animaux paradisiaques : « YHWH-Elohim n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre (âretz) et il n’y avait d’Adam pour œuvrer l’adhâmâh ». Cette adhâmâh est donc la modalité proprement humaine de la terre, laquelle définit la condition substantielle universelle (ou condition « matérielle » au sens de la materia latine) (14) dont sont faits tous les êtres de la création. En conséquence, pas plus que la « terre » (âretz) ne désigne directement l’élément que nous avons sous nos pieds, pas plus adhâmâh ne désigne directement la terre arable (que serait-ce qu’un terreau dont on ferait un animal ?), mais bien la condition substantielle particulière dont sont faits tous les êtres appartenant au monde humain. C’est pourquoi, sans l’existence de celui qui en est le principe relatif, cette « terre » (âretz) est nue, bien que préexiste en elle, à l’état potentiel, toutes les créatures que Dieu a créées « pour les faire »,ou encore « en vue de leur effectuation » (ut faceret). Effectuation qui ne s’accomplira qu’avec l’apparition du centre adamique de l’adhâmâh.

Mais ce n’est pas tout. Car cette adhâmâh elle-même accède à sa plus haute perfection en recevant la forme paradisiaque, le jardin (gan en hébreu) que Dieu « plante » en Eden, ou « à l’Orient », ou « au commencement », et qui, nous l’avons vu, évoque l’idée d’une enceinte, d’un lieu clos établi au sein d’un espace plus vaste. C’est ce gan qu’Adam doit œuvrer, et non proprement l’adhâmâh (qu’Adam retrouvera après la chute). Nous avons donc trois états de la condition substantielle : la «terre» (âretz) qui est son état universel et informel, l’adhâmâh, l’«humus», qui est son état générique, spécifique du genre humain, et enfin le « jardin » (gan) qui est son état paradisiaque ou modalité parfaite, c’est-à-dire le plus immédiatement dépendante du centre axial du monde dont elle est la substance, savoir, l’homme lui-même, l’Adam primordial. Cet homme, nous dit le texte, a une origine extra-paradisiaque. Il est fait d’adhâmâh et du « spiracle de vie », dont la conjonction engendre l’âme vivante, laquelle deviendra la forme d’existence des êtres humains. Mais Dieu, l’appelant à une complète félicité naturelle, lui donne à œuvrer la quintessence du monde adamique dont Il a, pour lui, actualisé les constituants essentiels, les vies végétative et animale. Ce cosmos quintessencié correspond seul à la nature centrale ou axiale d’Adam, et même, d’une certaine manière, il n’en est que l’irradiation. Lorsqu’Adam aura perdu le Jardin, il retrouvera l’adhâmâh, mais « maudite à cause de lui », c’est-à-dire, nous le verrons, une substance existentielle dont la chute adamique actualise toutes les virtualités négatives.

VII. Conclusion

Telles sont quelques-unes des considérations grâce auxquelles nous croyons pouvoir surmonter l’épreuve que constitue l’apparente divergence des chapitres I et II. Bien des éléments textuels ont été négligés ; d’autres commentaires sont possibles, que nous ne rejetons aucunement : la Révélation divine est inépuisable.

Pour résumer cette interprétation, nous dirons que l’hebdomade cosmogonique nous présente d’abord la création dans son état principiel et selon la distinction archétypique des mondes qui la constituent. Le deuxième chapitre nous présente l’effectuation de l’un de ces mondes, le monde humain, mais cette fois en fonction de la primauté de l’être qui en est le centre et le principe relatif. Il nous présente cette effectuation dans son état paradisiaque, c’est-à-dire tel que la primauté de droit de l’être humain, axe spirituel par lequel le monde paradisiaque est en relation transcendante avec le Principe divin, cette primauté de droit, disons-nous correspond à une primordialité de fait. Dans cet état, ou ce moment, qu’est le Paradis terrestre, l’existence effective des réalités créées s’harmonise parfaitement avec l’essence réelle de l’homme, qui vit ainsi « à sa véritable hauteur » et dans un monde conforme à sa dignité (15). Le chapitre III nous raconte la perte de cet état. L’homme garde sa nature axiale (sinon il ne pourrait pas « chuter »), mais il est exclu de son vrai milieu de vie, de la niche écologique primordiale conforme à cette nature. L’univers cesse de ne faire qu’un avec la sphère rayonnante de son âme. Adam est plongé dans un monde irréductiblement extérieur. Dans un tel monde, la perfection rigoureuse d’ordre, de finitude et de liaison de proche en proche prévaut sur la perfection bienheureuse de centralité. Les divers ordres de la création ont en effet perdu le centre en lequel ils s’unissaient intérieurement. L’univers cependant ne pouvant subsister sans un principe d’unité, celui-ci ne peut plus consister que dans les liaisons distinctes que chaque ordre entretient séparément avec ses voisins immédiats. Nous retrouvons alors l’œuvre de distinction et d’enchaînement logique de six jours créateurs, mais non plus dans son état principiel : la chaîne des mondes cesse de s’enrouler, de se rassembler autour de l’axe adamique. Elle se dénoue horizontalement selon la succession temporelle et la division spatiale, parce que le temps et l’espace deviennent l’horizon indépassable de la « condition » humaine.

NOTES (3ème partie)

(1) La vocalisation moderne YaHeWeH n’est pas plus certaine que la vocalisation YeHoWaH. C’est une possibilité parmi d’autres. Dans la lecture à voix haute de l’Ecriture les Juifs substituent chaque fois le Nom Adonaï (« mon Seigneur ») au Tétragramme, dont la prononciation est interdite et que le Grand Prêtre n’invoquait qu’une fois l’an dans le Saint des Saints.
(2) L’Ecriture est un texte vivant. Toutes ses difficultés, ses anomalies, auxquelles il faudrait joindre, pour l’Ancien Testament, celles que présente le texte hébreu massorétique, sont des points d’ancrage qui suscitent l’intelligence spirituelle en travail de lecture. La piste herméneutique est balisée. Tout se passe comme si l’Ecriture, par des « anomalies » qui fonctionnent comme autant de signes inducteurs, avait programmé le travail de son propre déchiffrement, et conduisait son lecteur vers des significations de plus en plus profondes, pour déboucher finalement sur le mystère du Verbe = de la parole à la Parole.
(3) C’est aussi pourquoi l’Ecriture commence par la lettre « beth », 2e de l’alphabet, et non par la 1ere, « aleph ».
(4) Ce qui implique que nul ne peut dater la fin des temps, bien qu’il soit certain que ce monde « passera », puisqu’il n’est pas Dieu. Là est peut-être la raison de la réponse du Christ sur l’ignorance du Fils concernant « le jour et l’heure ».
(5) Dans la version de la Vulgate : « Principium, ego et qui loquor vobis ».
(6) Cité de Dieu, XI, 13 ; Somme théologique, I, q. 74, a. 1 : « la perfection des œuvres divines correspond à la perfection du nombre senaire, qui résulte de la conjonction de ses parties aliquotes, qui sont : un, deux, trois ». Sur le nombre parfait, cf. Nicomaque de Gérase, Introduction arithmétique, I, 14 (Vrin, p. 74), qui fut traduit ou utilisé par Boèce, Martianus Capella, saint Isidore de Séville, etc… Les nombres parfaits sont rares : après 6, on trouve 28, 496, etc.
(7) Cité de Dieu, XI, 7.
(8) S. Th., I, q. 74, a. 2. saint Thomas est réservé sur cette thèse augustienne.
(9) C’est la distinction classique en scolastique entre l’objet formel et le sujet réel.
(10)Rappelons en effet, avec saint Thomas d’Aquin, que, si « nous savons ce que Dieu n’est pas, nous ignorons complètement (penitus) ce qu’Il est », (contra Gentiles, III, c. 49, 9)
(11)Par exemple, saint Jean Damascène, De fide orthodoxa, ch. XIII.
(12)L’expression est de Lanza del Vasto.
(13)Nous avons traité la question du « spiracle de vie » dans La charité profanée, pp. 174- 185 ; au sens propre, un spiraculum c’est une bouche d’aération.
(14)Il ne faut donc pas l’identifier avec la matière des physiciens modernes dont le concept est ignoré des hébreux comme des grecs.
(15)De même Marie, « Bonne Terre du Christ », « Jardin fermé », offre à son Fils, le
nouvel Adam, la seule chair digne de son incarnation.

LA CREATION DE L’HOMME ET DE LA FEMME
4e MEDITATION SUR LE IIe CHAPITRE DE LA GENESE

I. Le jour de l’unité

Nous avons, dans notre IIIe méditation sur la Genèse, tenté de répondre aux questions que soulève le passage du chapitre I au chapitre II. Nous croyons que le chapitre I nous décrit la création du monde du point de vue de son ordre objectif, à la fois dans sa réalité prototypique, in divinis, : c’est la création principielle ( In Principio ( = in verbo) creavit Deus),et dans la réfraction du miroir angéligue, laquelle définit proprement le macrocosme et se développe selon l’hebdomade cosmogonique. Dans cette perspective, l’homme n’est pas envisagé comme un être personnel, mais plutôt comme une « nature » parmi d’autres natures. L’injonction d’avoir à croître et à se multiplier afin de soumettre la terre s’adresse à la nature humaine comme telle (et c’est pourquoi cette injonction continue de valoir pour l’homme déchu) et non à un être déterminé. Plus qu’une parole entendue par quelqu’un, il s’agit d’une assignation des opérations que la substance humaine pourra effectuer en fonction de son essence théomorphe : le commandement divin définit la loi de l’être. Et ces opérations concernent exclusivement le monde de la création, comme si la destinée spirituelle de l’homme n’était pas prise en compte. C’est d’ailleurs pourquoi l’être humain, outre son essence théomorphique, est considéré seulement sous l’angle de la polarités des sexes. Si maintenant on demande ce qu’est un tel être du point de vue de sa réalité effective, nous dirons qu’on peut y voir une possibilité de nature spirituelle, une Idée divine, soit en elle-même, soit connue par les anges (1). Au reste, la première mention du nom Adam (« Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance ») est suivi d’un verbe au pluriel (« qu’ils dominent… »), ce qui indique bien, nous semble-t-il, qu’il faut y voir un singulier collectif : l’espèce humaine.

Cette « Idée » divine ou angélique, qu’est l’homme du chapitre I, n’accède à l’unité de la personne, et donc à l’existence effective, qu’au « moment » du septième jour, moment dont le chapitre II développe précisément la signification relativement à l’être humain et sur le plan où se déploie son existence. La raison est qu’il ne saurait y avoir accès à l’unité de la personne que par participation ou selon l’efficace de l’unité. Or, le « jour » de l’unité, dans l’hebdomade cosmogonique, est le septième ; le jour, c’est-à-dire le « moment » cosmique où la signature de l’unité est apposée sur les choses comme un sceau terminal. Encore conviendrait-il ici de distinguer entre l’unité du jour-un et celle du jour septième. Le jour-un, c’est l’unité initiale qui contient en elle, ou qui enveloppe d’une certaine manière, tous les autres jours de la création. C’est donc une unité d’ordre ou de structure ou de plan ou de relation ; tout ce qu’il y a d’unité dans le macrocosme, unité unifiante des lois et des domaines d’existence, dans l’univers visible et invisible, ressortit au « jour-un », se trouve dans sa dépendance, est soumis à sa juridiction (on pourrait parler, en philosophie, d’une unité subsomptive). Dans son principe divin, nous la réfèrerions volontiers au Logos, au moins à certains égards, puisque le Verbe est le « lieu des essences », leur unité synthétique, c’est-à-dire le Maître à la fois des déterminations qui les distinguent et des relations qui les ordonnent les unes par rapport aux autres.

Le jour septième, au contraire, c’est l’unité terminale : elle ne contient pas, elle n’enveloppe pas le multiple, mais elle le ramène au centre, elle le concentre, le réduit et l’intériorise vers le transcendant ; tout ce qu’il y a d’intériorité et de centralité, dans les êtres de l’univers visible et invisible, ressortit au jour septième, et est accompli en ce jour, car c’est le jour qui achève toute créature selon la perfection de son intériorité et le mystère de son cœur, là où précisément la créature se finit et où « commence » l’infinitude incréée en laquelle Dieu se repose (on pourrait parler d’unité résomptive). Nous la réfèrerions volontiers au Saint-Esprit, au moins à certains égards, puisque la personne, unité « internelle » de l’être humain, est de nature spirituelle (elle est communiquée à Adam par le Souffle de Dieu), et que, d’autre part, l’Esprit-Saint est celui qui conduit toute chose à sa perfection et son accomplissement ultime, selon l’enseignement unanime de toute la théologie. Sans doute n’est-il pas impossible d’apercevoir un effet de la convenance symbolique qui unit le Saint-Esprit et le chiffre sept : si on peut Le nommer la Personne du septième jour, le Repos divin, Il est aussi le Don septiforme et Celui qui se manifeste à la Pentecôte, c’est-à-dire au terme de sept fois sept jours (7 x 7) + 1 = 50) (2).

Si donc le septième jour achève (en particulier) le sixième, c’est qu’il lui confère la perfection centrale de l’unité intérieure, savoir celle de l’existence personnelle. C’est cette œuvre qui est décrite précisément au chapitre II. C’est avec elle que commence véritablement l’« histoire » d’Adam. L’Idée « homme » n’est plus seulement conçue par l’entendement divin ou connue par les intelligences angéliques, elle est posée par dieu en elle-même et pour elle-même, ce qui n’est possible, en vérité, que si cet être est aussi posé dans son propre monde, dans un plan d’existence tout à lui et dont il est le centre. Dire que l’homme existe réellement, c’est dire qu’il existe au sein d’un ordre déterminé de réalité qui n’est ni le monde divin, ni le monde angélique. Dire qu’il est une personne, c’est dire qu’il est doué de la perfection de centralité. C’est ce qu’affirme le dogme : Adam est un être réel et personnel, et c’est ce que nous affirmons. C’est aussi, semble-t-il, ce qu’affirme le texte scripturaire.

II. La « poussière », pure substance du corps adamique.

La détermination du plan d’existence, qui joue alors le rôle d’une frontière séparant le monde humain des autres mondes (créé et incréé), est indiquée par la mention maintes fois reprise de la « terre adamique » (adâmâh) qui fait alors pour la première fois son apparition, comme nous l’avions souligné dans l’article précédent, (alors que jusqu’ici la terre était nommée aretz), et qui est employée à cinq reprises dans le chapitre II, chaque fois qu’il s’agit de dire à partir de quoi Dieu a créé (homme, plante ou animal).

Cette remarque est importante parce que certains ont voulu y voir comme une contradiction avec l’idée de la creatio ex nihilo qui semble caractériser le chapitre I. Dans celui-ci, en effet, la création résulte d’une simple parole divine, alors que dans celui-là elle résulte du façonnement d’un « matériau » qu’on pourrait dire préexistant. Mais, en vérité, l’enseignement ici et là, est le même. Car, à bien considérer les choses, et en accord avec certains Pères, saint Augustin notamment, les eaux primordiales sur lesquelles était « porté » l’Esprit divin, peuvent être regardées comme désignant la matière première de toute la création, matière « informe et vide » nous dit le texte. Or, et sans prétendre nullement à développer exhaustivement tous les sens légitimes, selon lesquels le mot « matière » peu être reçu, nous dirons qu’il est permis de le considérer comme désignant la condition créaturielle comme telle, c’est-à-dire le domaine de la création tout entière, mais abstraction faite de toutes les créatures qui y prendront place : l’espace vide nous donne une idée de ce que cela peut être. En réalité, il n’y a évidemment pas d’espace vide : l’espace est inséparable des corps qu’y s’y trouvent, ce qui ne nous empêche nullement de parler de l’espace à la manière d’un contenant, quoiqu’il s’agisse seulement d’une condition propre à la création corporelle. Imaginons donc une condition propre à la création dans son ensemble et nous aurons une idée approximative de la « matière prime ». Ce qui est créé, ce sont les êtres ; les conditions d’existence ne sont pas l’objet, à proprement parler, d’une création spécifique. C’est pourquoi saint Thomas dit, profondément, que la « matière » est plutôt « concréée » que créée, c’est-à-dire « créée avec » quelque chose. Ce qui est créé, l’objet propre de l’acte créateur, c’est l’être même, l’être positif. Mais l’espace ou le temps, ou toute autre condition, est une limitation, et donc plutôt une négation ; à fortiori la condition créaturielle en tant que telle, ou mode limitatif quelconque de toute existence créée, en dehors duquel les êtres seraient des formes intelligibles pures et donc n’existeraient que dans l’entendement divin ou dans celui des anges (3). La création n’est donc pas, au sens littéral du terme, le façonnement d’une manière préexistante. Et ce qui est vrai du chapitre I l’est aussi du chapitre II. L’adâmâh, d’où sont tirés Adam aussi bien que les plantes et les animaux, désigne le monde humain comme plan ou sphère déterminés d’existence : tout ce qui est créé au sein de cette sphère (ou à partir de ce plan) porte sa marque, est soumis à ses lois, est fait de la même « matière » que ce monde, c’est-à-dire lui est substantiellement homogène. Voilà ce que signifie ce texte, et voilà la raison de l’étroite parenté qui unit le nom du premier homme avec la matière dont il est tiré.

Le texte, toutefois, réclame une grande attention. Car il n’est pas dit, comme le traduisent la plupart des versions : « Et le Seigneur forma Adam de la poussière du sol », mais, si nous suivons le mot à mot : « Et-forma (ou plutôt : compacta) YHWH-Elohim l’Adam poussière à partir de l’adâmâh ». La préposition « à partir de » (min, en hébreu) qui indique l’origine d’où vient une chose, ou la matière dont elle est tirée, n’est pas placée devant « poussière » (haphar), mais devant l’adâmâh, tandis que haphar est simplement juxtaposé à l’Adam (4). Faut-il entendre cette proposition comme un adjectif (Adam le « poussiéreux » ?) Encore devrait-on s’accorder sur le sens de haphar. On observera que ce terme n’est employé que pour la création de l’homme, qu’il n’intervient donc pas pour la création des plantes et des animaux qui pourtant sont également tirés de l’adâmâh. Comment alors n’y voir qu’un signe de l’humilité de notre condition ? Qu’il ne soit pas mentionné à propos de la création des plantes et des animaux ne prouve-t-il pas au contraire que ce terme désigne la noblesse spécifique de la substance du corps humain ? On objectera peut-être que le même terme haphar est repris en Genèse III, 19, lorsque le Seigneur révèle à Adam les conséquences de sa transgression, et déclare : « car poussière tu es et vers la poussière tu retourneras », ce qui peut bien sonner comme une condamnation. Mais ce n’est pas, croyons-nous, la « poussière » comme telle qui est condamnation, c’est le fait d’y retourner, d’y être réintégré. Car, comme nous l’avons dit dans une précédente méditation, primitivement le corps de l’homme était destiné à rester uni à son âme et à connaître la gloire de l’assomption céleste quand serait venu pour lui le moment de quitter le paradis terrestre. La condamnation consiste dans la séparation de l’âme et du corps. Le résidu corporel, faute d’être spirituellement intégré, fait retour à la substance dont il était fait.

Qu’est-ce que cette substance ? La « poussière » représente l’état subtil de l’adâmâh, voilà ce qu’enseigne le plus évidemment l’analogie de l’expérience sensible. La terre (adâmâh) se présente à nous comme une substance lourde, opaque, grossière ; la poussière qui s’en élève (sous l’effet du vent) représente au contraire un état sublimé, volatil, subtil de cette même terre. Le texte nous enseigne donc que pour créer Adam, Dieu « forma », « compacta » avons-nous dit, ou encore « condensa » et « fixa » la « poussière » qu’Il avait tirée de l’adâmâh, c’est-à-dire qu’Il modela, configura en forme de corps humain, la substance quintessenciée qu’Il avait dégagée de la matière corporelle. Et si l’on admet, avec la cosmologie antique et médiévale, que cette matière corporelle est faite des quatre éléments (« feu », « air », « eau », et « terre ») on pourra identifier la « poussière » à leur quintessence qui est l’éther, et parler du corps d’Adam comme d’un corps éthérique. Ainsi le corps d’Adam est-il parfait non seulement quant à sa forme mais encore quant à sa substance, quoique cependant l’état de corps glorieux, soit encore d’une perfection supérieure, puisque ce corps ne sera plus tiré de l’adâmâh, de la substance terrestre, mais d’une substance purement céleste. C’est pourquoi saint Paul déclare expressément : « Le corps est semé corps psychique, il se relève corps pneumatique. C’est ainsi qu’il est écrit : le premier homme, Adam, a été fait psychè vivante, le dernier Adam a été fait pneuma vivifiant. Ce qui est le premier n’est pas le pneumatique, mais le psychique, et ensuite le pneumatique. Le premier Adam, tiré de la terre, est « poussière » ; le deuxième homme vient du ciel (3) » Texte d’autant plus intéressant que le terme qu’emploie saint Paul pour désigner l’homme « poussièreux », « limoneux (choïkos, en grec) dérive directement de celui que les Septante (les traducteurs juifs de la Bible en grec) ont employé pour traduire haphar (choos). Si saint Paul peut dire que le premier homme terrestre est psychique, c’est qu’au moins en un sens la substance « terrestre » dont il s’agit ne présente pas les mêmes propriétés que celle que nous connaissons.

Tenant compte de toutes ces considérations, on pourrait donc traduire, en glosant quelque peu : « Et le seigneur condensa la forme adamique, substance quintessenciée qu’Il avait tirée de l’adâmâh ». Ainsi le corps humain est lui aussi, comme Adam tout entier, un résumé, une concentration de l’ensemble des conditions et des éléments constitutifs de l’existence terrestre. Ce thème trouvera une illustration symbolique très largement répandue dans la littérature patristique et médiévale d’Orient et d’Occident, sous le forme d’un anagramme. Les quatre lettres du nom A.D.A.M. correspondent en grec aux initiales des quatre points cardinaux : Anatolè (Est), Dusis (Ouest), Arktos (Nord), Mésèmbria (Sud). Si l’on parcourt la croix des quatre points cardinaux selon l’ordre de cette énumération, on voit qu’ils dessinent le chiffre 4, ce qui réfère aux quatre éléments, les Anciens faisant correspondre le Levant (A), avec l’air, le couchant (D) avec la terre, le nord (A) avec l’eau et le sud (M) avec le feu. Saint Augustin, qui reprend et développe cette tradition (6), la met en rapport avec le rassemblement des élus des « quatre vents » (Mt, XXIV, 31) annoncé par le Seigneur, rassemblement qui reconstitue le nom d’Adam dont les « lettres » ont été dispersées par le péché (7).

III. La verticalité de l’esprit et l’Adam médiateur

Mais Adam n’est pas seulement, par son corps, la synthèse résomptive de l’univers ; il est aussi, par son âme immortelle, sa personne spirituelle, directement relié à Dieu. Il dessine ainsi, par son être intégral, une sorte de croix à trois dimensions. La dimension horizontale correspond au plan que définit la croix des quatre éléments se rencontrant en un centre (la cinquième essence ou quintessence). Mais ce centre est lui-même le pied de la perpendiculaire abaissée du « Haut » par la descente de l’esprit de vie. Le corps adamique est créé le premier, mais ce corps est en fait déterminé en vue (et par) la réception de l’esprit. S’il est fait d’une substance quintessenciée, c’est parce qu’il doit servir de réceptacle à l’esprit de vie que Dieu insuffle dans sa narine. Nous retrouvons ainsi le schéma fondamental que nous avions défini dans notre première méditation, et qui est celui du paradis. L’entrée de l’esprit de vie dans la forme corporelle adamique fait d’Adam tout entier une âme vivante, un être de nature psychique.

La descente de l’esprit de vie constitue Adam en être personnel : c’est là sa réalité intérieure, son centre et son unité. Cette unité, répétons-le, ne peut lui être conférée que le septième jour. Ce jour en effet est un jour axial ; il est le « pivot » immobile ( = sabbatique ) autour duquel s’opère la rotation de la roue cosmique des six jours. C’est en lui que réside la vertu de l’unité et sous sa juridiction que se range tout ce qui reçoit cette vertu et qui, par là, participe d’une manière relative et conditionnelle à la transcendance de l’Unité et de l’Intériorité divines. Par le mystère de sa personne spirituelle, l’homme transcende donc le monde entier, ce qu’exprime la verticalité de sa station corporelle. Mais cette transcendance n’est effective qu’à la mesure de sa réceptivité à l’égard de l’insufflation céleste, c’est-à-dire de sa soumission à la loi divine qui s’exprime dans l’unité reposant en soi-même de ce septième jour.

L’unité intérieure que l’insufflation divine communique à Adam et par laquelle il est constitué en être personnel (8) se manifeste dans l’unité organique de l’être vivant (« l’âme vivante ») qui définit la forme générique de l’existence humaine comme une individualité active (semblable en cela à tous les autres « vivants »), bref qui définit son existence naturel. Adam est ainsi médiateur entre le ciel d’où vient l’esprit de vie (9) et la terre d’où vient son corps, esprit et corps se conjoignant au niveau de l’âme vivante, laquelle résulte de l’action vivifiante de l’esprit sur le corps. Précisons, en passant, que se trouve enseignée par là, nous semble-t-il, la vérité du créationisme et l’erreur du traducianisme (10). Ce qu’Adam transmet, c’est la nature humaine « horizontale » ; mais cette nature est incomplète et donc n’est pas véritablement humaine sans l’infusion en elle d’un principe vertical, œuvre créatrice de Dieu. La transcendance de l’origine de l’âme spirituelle (alors que l’âme des autres vivants est simplement transmise par les géniteurs et ne dépasse pas sa fonction d’animation du corps) est tout à fait fondamentale si l’on veut sauvegarder la noblesse fondamentale de l’être humain.

L’être adamique n’est donc pas tout entier tiré de l’adâmâh. Sans doute celle-ci marque-t-elle sa contingence et son conditionnement cosmiques : Adam n’est qu’une créature : création toujours, mais création verticale, qui ne s’effectue pas selon l’ordre et les lois du monde (les six jours), mais selon une opération directement divine, l’insufflation d’un esprit de vie.

Ainsi constitué, l’être adamique ne peut plus être soumis aux conditions de l’adâmâh. De même que l’esprit de vie exigeait, pour être reçu dans sa substance corporelle que celle-ci fût quintessenciée, de même, pour vivre, l’Adam primordial exige-t-il un monde, une ambiance cosmique quintessenciée, qui lui soit soumise et dont il soit le roi. Le rapport de l’esprit de vie à la substance « poussiéreuse » (haphar) dont est fait son corps se prolonge analogiquement dans le rapport d’Adam, âme vivante, au paradis que Dieu a planté pour lui en Orient en traçant une « enceinte » (gan) dans l’ensemble du plan humain d’existence. Ce paradis est donc pour lui, d’une certaine manière, comme son propre corps cosmique, ou plutôt comme une irradiation lumineuse de son propre corps. C’est cette enceinte paradisiaque, cette quintessence du cosmos humain, que doit cultiver et garder le premier homme, ainsi que Dieu le lui commanda, et non directement l’adâmâh (II, 15 : gan ; 16 : gan ; etc.). Il ne retrouvera celle-ci qu’après la chute, quand viendra l’ordre d’avoir à cultiver la terre. Pour le moment, la culture ou le service du jardin des délices consiste à manger les fruits des arbres qui y poussent. Nous avons montré qu’il fallait voir dans cette manducation un symbole de la connaissance qui se saisit de tout ce qu’elle rencontre et l’assimile à elle-même. Ou plutôt, en vertu de l’unité même de l’être adamique et du milieu paradisiaque, il fallait dire que manducation et connaissance ne font qu’un : en mangeant, Adam connaît, et en connaissant il mange – ce qui signifie alors que son connaître n’est pas séparé de son être, ni son être de son connaître ; alors que pour l’homme déchu ces deux régions du réel ne peuvent plus coïncider dans ce que l’on pourrait appeler une « ontonoèse » (11). Peut-être n’est-il pas impossible de voir une réminiscence de cette manducation cognitive dans ce que les psychologues appellent le stade buccal. On sait en effet que les nouveaux-nés éprouvent le besoin pour reconnaître les objets de leur environnement de les porter à leur bouche. Quoi qu’il en soit, ce que nous retiendrons surtout dans cette manducation, outre sa signification d’ontonoèse, c’est qu’elle s’effectue selon la direction horizontale, donc « à hauteur d’homme » (12), ce qui veut dire qu’elle est conforme à la dignité de la nature humaine, alors que la culture de l’adâmâh, après la chute, implique un abaissement de l’homme, sa réorientation vers la direction descendante ou inférieure. Nous développerons la logique de ce symbolisme quand nous en arriverons au péché originel.

Cependant, avons-nous dit, l’homme primordial n’est pas seulement dans une relation au monde paradisiaque. Il est aussi dans une réaction verticale au monde divin, relation qui s’est infusée en lui par l’ouverture de l’insufflation divine, le constituant en personne. C’est ici que prend sens la suite des trois événements fondamentaux que nous relate le texte et dont nous allons tenter de dégager la signification, laquelle à vrai dire, est d’une inépuisable richesse. Ces trois événements, qui s’articulent l’un à l’autre, sont : l’interdiction de manger du fruit de « l’arbre à connaître le bon et le mauvais », la création des animaux, la création de la femme.

IV. Adam à lui-même inconnu

La manducation interdite concerne la connaissance du bon et du mauvais. Dieu impose donc une limite à la connaissance adamique. Il la lui impose en fonction de la nature ontonoétique du connaître adamique : connaître le bien-et-mal, pour Adam, c’est entrer réellement dans le monde de la dualité oppositive, le monde des contradictions, et c’est actualiser tous ces conflits. Remarquons d’ailleurs que ce sera là le dernier acte ontonoétique de la connaissance adamique. Une fois accompli cet acte, la connaissance sera irrémédiablement séparée en sujet connaissant et objet connu. Quant à la signification du bien-et-mal, que nous développerons dans une prochaine méditation, disons seulement qu’elle désigne le caractère nécessairement limité de toute créature, limitation qui définit sa perfection tant que l’homme reste à l’intérieur de cette clôture, donc tant qu’il ne connaît les choses que de l’intérieur, dans leur cœur et leur centre, et donc, au fond comme autant de messages et de reflets de leur Source Créatrice, car tout ce que Dieu a fait est bon et raconte sa gloire. C’est dans cette gloire que Dieu demande à Adam de demeurer. Sans doute le créé a-t-il un envers ténébreux, un en-deça de sa limitation ontologique d’où précisément cette limitation peut être aperçue comme telle, mais Dieu seul la connaît parce qu’Il est transcendant infiniment à tout le créé et donc absolument libre de lui. L’être fini, l’homme, ne le peut impunément. Connaître la limite implique son dépassement. Connaître la finitude du fini exigerait qu’on en fût délivré. Faute de cette libération, en croyant dépasser ses propres limitations, l’être fini s’engage dans ce faux infini qu’est le mal, qui ne trouve moyen d’effacer les limites du créé, constitutives cependant de sa perfection, qu’en effaçant le créé lui-même et en le rongeant indéfiniment.

Toutefois, même en demeurant à l’intérieur de la clôture paradisiaque, Adam n’accomplit pas encore toute la perfection de sa nature, telle qu’elle est inscrite dans sa qualité d’être personnel. Il connaît certes l’univers paradisiaque, en tant qu’il en est le maître et le roi, et Dieu en tant qu’il en est le sujet obéissant, mais il ne se connaît pas lui-même comme le lieu où se croisent ces deux directions, et par où se trouvent fondées la légitimité de la première et la possibilité de la seconde. Car l’homme n’est roi du paradis qu’à raison de sa verticalité spirituelle, et il ne peut être le sujet d’une parole et d’un ordre venus d’En-Haut qu’à raison de son intelligence et de sa liberté. Ainsi la perfection de personnalité dont Adam est doté exige, appelle sa propre connaissance, sinon l’unité intérieure et spirituelle qui la définit s’ignorerait en quelque sorte elle-même et serait donc, d’une certaine manière, séparée d’elle-même, la « solution » divine pour mettre fin à cette ignorance consistant d’ailleurs à actualiser en quelque sorte cet état de séparation virtuelle. Le propre d’une unité spirituelle, c’est en effet de se connaître comme telle, puisque cette unité est celle de sa propre vie cognitive. C’est très exactement ce qu’on appelle parfois le soi. Mais, d’autre part, cette unité cognitive de soi à soi ne peut résulter, à la manière de l’homme déchu, d’un repli sur soi, d’une réflexion et d’un retour à la subjectivité, car un tel repli et un tel retour ne sont au contraire et en vérité que la conscience douloureuse d’une irréductible division de soi-même avec soi : l’être ne désire se posséder que parce qu’il s’est perdu, et il ne s’est perdu que parce qu’il désirait se posséder, « de l’extérieur », en quelque sorte. Il faut donc qu’Adam fasse la découverte de ce soi-même dans un autre. L’homme déchu se découvre soi-même comme un autre (il est étranger à lui-même, « Je est un autre », dit Rimbaud) ; l’Adam primordial découvre l’autre comme un « soi-même ». Telle est la vérité de l’amour et la raison pourquoi Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être lui-seul. Je lui ferai une aide, comme sa réplique ».

Beaucoup de commentateurs, notant que le texte n’indique pas à quoi cette aide est destinée, supposent qu’elle concerne aussi bien l’âme que le corps, et en particulier la procréation. Nous le pensons pas, ou du moins ce sens est secondaire. Ou serait-ce que le fait pour Adam de reconnaître son semblable, une « autre lui-même », ne constitue pas une raison suffisante à la création de la femme ? Sans doute notre interprétation pose-t-elle des questions que nous tenterons de résoudre dans notre prochaine méditation. Mais, si la procréation constituait la fin première et immédiate, on comprendrait malaisément que Dieu commence par créer les animaux qu’Il « conduit vers l’homme pour voir quel nom il assignerait ». Et d’ailleurs, comment peut-il y avoir un « pour voir » dans l’intention divine ? Dieu n’a rien à apprendre. Si au contraire on admet notre lecture, bien des difficultés du texte trouvent leur signification.

V . L’épreuve de reconnaissance et la nomination des âmes vivantes

La création des animaux est en réalité une « épreuve de reconnaissance ». Il s’agit, pour Adam, de savoir s’il sera capable de reconnaître la présence du « soi-même » dans une réalité créée, s’il ne se trompera pas ; car, reconnaissant le vrai soi dans l’autre, il aura prouvé qu’il le connaît en lui-même. Or comment pourrait-il y avoir erreur de la part d’Adam sur le véritable soi, sinon par confusion avec le faux soi ? Et quel est le faux soi, sinon ce qui, tout en faisant partie de la nature d’Adam, relève cependant de l’unité extérieure et conséquente et non de l’unité intérieure et principielle ? Cette unité extérieure, image et conséquence de l’unité intérieure, nous l’avons dit, c’est l’âme vivante, en hébreu : nephesh hayah (II, 7). Or, c’est précisément cette même locution que nous retrouvons au verset 19 et qui désigne les animaux, c’est-à-dire les êtres animés, les « âmes vivantes ». Ces animaux terrestres et aériens, ne sont pas tirés du paradis. Ils viennent de l’adâmâh, et représentent tous les êtres terrestres ou supra-terrestres (peut-être certaines catégories d’être subtils faisant partie du monde humain), d’où l’absence des poissons qui représentent les êtres en-deçà de l’adâmâh. Ils sont donc façonnés et configurés, comme Adam le fut, à partir du « sol », mais ils ne reçoivent pas l’insufflation de l’esprit de vie. Ce sont des unités naturelles, organiques ou psychiques, et non des unités centrales, intérieures et transcendantes dans leur principe à la réalité psycho-corporelle qu’elles unifient.

Et voici : Adam ne se trompe pas. Non seulement il ne confond pas nephesh avec neshamah, l’« âme vivante » avec l’« âme spirituelle », mais encore il identifie la nature de chaque être vivant, il la nomme et l’institue, en sorte que par lui elle devient intelligible. Il demeure cependant dans la solitude et l’inachèvement. L’unité personnelle est toujours en attente de sa propre reconnaissance (non-réflexive). Rien sur la terre paradisiaque, parmi les myriades d’êtres vivants qui la peuplent ou qui peuplent le ciel, ne lui parle de lui-même. La parole muette que prononcent les êtres et les choses, dont chacune, par son essence, raconte la gloire de Dieu, puisque toutes possèdent dans le Verbe divin un modèle incréé, cette parole muette que l’Adam primordial actualise et fait intelligiblement retentir dans le frais silence d’un matin édénique, cette parole ne parle que du monde et des formes animées ; elle ne dit rien du mystère théophanique de l’esprit. Et pourtant, ce n’est pas peu de chose que ce profère cosmique où se nomme la vérité des créatures, puisqu’en lui s’institue la connaissance comme rite. Et en effet la connaissance dont témoigne la nomination adamique n’est point nourriture, comme pour les fruits de l’arbre. Adam ne mange pas les animaux, les vivants, c’est-à-dire ne les assimile point à sa substance individuelle, et cependant il les « sait » puisqu’il assigne à chacun son nom, ce qui implique non seulement qu’il a l’intuition de leur essence propre et constitutive (l’essence considérée dans l’être qu’elle détermine), mais qu’il a aussi connaissance du signe par lequel elle peut être évoquée, signe ou symbole qui n’est rien d’autre, en fin de compte, que ce qui relie l’essence « dans la chose » à son modèle « dans le Verbe ». Cette relation qu’est le nom véritable n’existe que par le ministère de l’homme, maître du signe, seigneur de la parole. Sa fonction première est de manifester l’appartenance du créé à l’Incréé, de poser sur les choses le sceau divin qui les clôt sur leur origine, et de rendre à Dieu ce qui vient de Lui et qu’Il nous donne inépuisablement. Les noms véritables sortis de la bouche d’Adam sont paroles sacrées, « anges verbaux » qui volètent de la terre au ciel et qui vont porter à Dieu le bon message, la bonne nouvelle de la création. C’est le premier rite de louange du monde.

VI. La séparation extatique et la naissance de la femme

Mais, pour accéder à la reconnaissance dans l’autre du soi qui est en lui, Adam doit se fermer au monde paradisiaque. C’est pourquoi Dieu fait tomber sur lui une « stupeur », un « sommeil profond », que le grec de la Septante a rendu par le mot ekstasis (extase). Il s’agit en vérité d’un retirement en soi, et même dans le plus profond de « soi-même ». Non d’un retour à soi à partir de l’extérieur, mais d’un retrait de toutes les facultés perceptives et cognitives d’Adam dans leur principe spirituel, dans ce cœur le plus secret de son être, ce cœur ignoré de lui-même et dont Dieu seul est le maître. Dans cet état, Adam fait bien l’expérience du soi, mais une expérience sur-consciente, s’effectuant par un ravissement ou une extase qui l’élève totalement au-dessus de son individualité vivante. Cette expérience néanmoins laissera une trace indélébile dans son âme et celles de ses descendants, sous la forme du désir « naturel » de la béatitude suprême, que seule pourra accomplir la grâce divine. C’est sans doute ce souvenir qui constitue les prémices de la finalité supra-paradisiaque à laquelle Adam était destiné (13). En tout cas, dans cet état de « sommeil profond », Adam est comme ramené au premier moment de sa création, lorsque son corps formé de substance pure s’ouvre pour recevoir l’esprit de vie, le spiraculum vitae que Dieu insuffle dans sa face. Ce premier moment est celui de la vérité de son être, puisqu’il s’agit de la vérité de son origine. Mais il y est revenu en quelque sorte de lui-même. Il a cherché son semblable et ne l’a pas trouvé. C’est pourquoi il s’absente réellement du monde après avoir constaté l’absence de toute présence adamique dans ce monde. Lui qui, par son âme vivante, est présent au paradis, découvre, en contemplant toutes les âmes vivantes du cosmos, leur non-similitude avec lui-même, et il s’écrie : l’âme vivante n’est pas moi ! Il a triomphé de l’épreuve de reconnaissance. Aussitôt Dieu lui accorde sa récompense et accomplit positivement la vérité de la certitude qu’Adam vient d’acquérir : l’âme vivante (la vie psycho-corporelle), qui est l’effet de l’esprit opérant dans le corps, est comme suspendue. L’esprit de vie (le soi) est tout entier absorbé dans la contemplation de son Principe créateur et l’individualité adamique est comme abandonnée dans sa totale inertie et passivité.

Du même coup est réalisé, mais au sein du domaine paradisiaque, ce qui avait été accompli à l’origine en dehors de lui : car, lorsque la substance adamique reçut le spiracle de vie, elle était, en elle-même, pure passivité, pure réceptivité spirituelle, et toutefois Adam n’existait pas encore puisque que l’âme vivante, qui constitue sa forme générique d’existence, résulte précisément de l’action de l’esprit, insufflé par Dieu, sur cette substance corporelle. Il y a donc, en Adam, une partie de lui-même, qu’il porte avec lui-même, qui est sa propre réceptivité et passivité à l’égard de l’insufflation de l’esprit, et dont il n’a pas pu faire l’expérience. Et c’est pourquoi il ne se connaît pas encore positivement comme personne créée. Car Adam n’est pas un pur esprit, c’est un esprit incarné, un spiracle de vie dans une substance corporelle, ou encore avons-nous dit, la rencontre d’une horizontale avec une verticale descendante. Leur rencontre produit l’âme vivante dont la forme générique recouvre et cache en quelque sorte la substance corporelle et sa passivité ontologique – ce pour quoi on a pu dire qu’au paradis le corps d’Adam était plutôt « dans » son âme que son âme « dans » son corps. Ne connaissant donc partout que des âmes vivantes, Adam n’aperçoit pas l’adâmâh dont tous ces êtres – et lui-même – sont tirés. En somme pour connaître (expérimenter ontologiquement) sa nature horizontale, ce qui ne peut s’accomplir que par le dénouement momentané de leur jonction dans ce point crucial où l’une est l’autre. De ce dénouement, la récusation par Adam de l’âme vivante comme sienne est la phase négative ; le sommeil extatique que Dieu fait tomber sur lui est l’effectuation positive.

L’état de sommeil profond réalise donc une sorte de séparation (non-oppositive) entre l’esprit et le corps, la pure verticale et la pure horizontale. Cette séparation, qui ne brise pas activement l’unité, c’est-à-dire dans laquelle les termes distingués ne se transforment pas en contraires, rend possible la duplication de l’être adamique en en fournissant comme une sorte de modèle et d’anticipation. Eve va pouvoir être tirée de la substance d’Adam.

Il est clair en effet que le corps abandonné d’Adam, dans sa parfaite passivité, dans l’objectivation ontologique de sa réceptivité spirituelle – celle là même que la Très Sainte Vierge réalisera comme « nouvelle Eve » du genre humain – s’identifie à la « terre » même du paradis. L’aspect « humus » de l’homo est comme réalisé pour lui-même, et peut alors servir de conditionnement existentiel pour le façonnement d’une nouvelle créature, doublement humaine ; humaine par l’esprit de vie que Dieu insuffle en elle, mais humaine aussi par la substance spécifiquement adamique dont est bâti son corps. Ainsi ce qu’est l’adâmâh pour Adam, Adam lui-même l’est pour son épouse. Il est la condition limitative et perfectionnante au sein de laquelle va surgir l’être féminin : la femme est « humaine de l’homme ». on peut donc imaginer le corps d’Adam couché sur la terre paradisiaque et la femme sortant debout du côté ouvert puis refermé. En effet, lorsque l’homme est étendu, la colonne vertébrale, qui symbolise l’axe selon lequel s’effectue la descente de l’esprit dans le corps, est horizontale – ce qui indique analogiquement la suspension de l’opération vivifiante du pneuma humain – et ce sont les « côtes » qui deviennent alors verticales, conformément à leur nature d’axes secondaires, c’est-à-dire de traces de la verticalité pneumatique au niveau du psychique vivifié.


Tirée de la côte adamique, c’est-à-dire du côté de l’homme primordial, la femme est donc son égale et pourra à son côté, accomplissant ainsi une fonction conforme à la signification de son origine, comme si le côté, le « double » qui était virtuellement en Adam était actualisé à l’extérieur, objectivé. Le corps humain est en effet triplement symétrique : selon l’avant et l’arrière, le haut et le bas, la droite et la gauche. La première de ces symétries est à peine marquée, la seconde implique la distinction du supérieur et de l’inférieur, seule la dernière est rigoureusement et entièrement réalisée. Or, qu’est-ce que la symétrie latérale, sinon le dédoublement par rapport à un axe ou un plan ? Ainsi tout corps humain est-il structuré en lui-même selon une double partition : deux hémisphères cérébraux, deux yeux, deux oreilles, etc., comme si une moitié regardait l’autre dans le plan d’un miroir. Cette similitude imprimée en elle-même dans l’enveloppement d’un seul corps, Dieu l’exprime « à l’extérieur » en ouvrant ce côté, en y prélevant de la substance costale, puis, refermant le côté ouvert ( ce qui correspond à la restauration de l’intégrité de la forme vivante d’Adam, donc à son réveil en tant qu’âme vivante), Dieu développe cette substance costale en un autre corps, et la « bâtit » en femme. Le terme hébreu « bânâh » qui traduit ce verbe, ne se trouve qu’une seule fois dans tout le récit de la création ; Il marque donc la nature unique de ce façonnement de l’être féminin, qui n’est plus une « compaction », comme celui de l’être adamique, mais une « édification », ainsi que le traduit très exactement la Vulgate. Ce verbe renforce donc l’image d’une femme verticale sortant, par la grâce de Dieu, du côté ouvert de l’Adam endormi. De même, pour réparer la faute originelle, faudra-t-il que le nouvel Adam s’endorme dans la mort, mais debout cette fois, dans la verticalité de la croix, tandis que de son côté ouvert par lance horizontale jailliront le sang et l’eau, et s’édifiera l’Eglise, nouvelle Eve, Mère des vivants, à travers le long déploiement de l’histoire humaine.

La voici donc debout la vivante, la noble fille de l’homme, la droite flamme de son essence enfin visible, le secret du cœur adamique enfin révélé, devenu chair et réalité. Dans la pure lumière de l’aube primordiale, Adam contemple pour la première fois la splendeur de son âme.

NOTES (4ème partie)


(1) Des commentateurs juifs ont expliqué le pluriel : « faisons l’homme » en disant que Dieu veut d’abord consulter les anges avant de créer l’homme. Cette connaissance par les anges n’est pas sans effet cosmique. Tout au contraire – et nous y reviendrons quand nous traiterons de l’état de chute – c’est elle qui constitue l’ordre cosmique actuel.
(2) De même la symbolique traditionnelle attribue-t-elle le chiffre six au Fils, c’est-à-dire au Verbe ou Logos, et particulièrement au Verbe incarné, au moins sous certains de ses aspects ; par ex. : les six ailes du Séraphin sous la forme duquel le Christ apparut à saint François d’Assise. D’où, peut-être aussi, la signification anti-christique du nombre 666, lequel singe la perfection christique. La relation du chiffre 6 avec l’opération cosmogonique du Verbe comme « mesure » de la création, c’est-à-dire comme unité d’ordre et de distinction, apparaît clairement si l’on observe que le rayon du cercle (ou rayon créateur) partage la circonférence en six parties égales : ainsi ce qui mesure l’extension du cercle est aussi ce qui mesure la longueur de la circonférence. Selon ce symbolisme, le Verbe c’est le « droit » qui mesure le « courbe » (le Saint-Esprit). La trinité pourrait d’ailleurs être figurée par un cercle (ou une sphère) dans laquelle le centre symboliserait le Père-origine, les rayons qui prolongent et déploient le centre selon les quatre directions du plan (ou les six directions de l’espace) représenteraient le Fils, connaissance et révélation du Père, tandis que la spirale qui procède dynamiquement du centre et dont le développement est mesuré par l’allongement du rayon (et donc en procède également) correspondrait au Saint-Esprit : symbole qui peut se lire en sens inverse en tant que les spires du divin Pneuma sont envisagées selon un mouvement centripète. Dans le cas de la sphère, les spires seraient remplacées par les vibrations sphériques émanant du centre ou y retournant, symbolisant ainsi l’amour que le Père et le Fils se portent l’Un à l’Autre. Un point, une croix ou une étoile rayonnante, une spirale.
(3) Somme théologique, I, q. 65, a 4, ad 2um. On peut d’ailleurs, à certains égards, considérer la « matière » comme étant définie par l’ensemble des conditions qui déterminent un certain état d’existence. Par exemple, pour l’existence corporelle, la matière résultera de la combinaison de l’espace, du temps, de la quantité, de l’énergie et de la forme, en tant que ces conditions affectent l’être réellement existant et d’abord les éléments qui constituent la réalité du corps (« terre », « eau », « feu », « air », « éther »). Ou encore : la matérialité d’un être corporel s’exprime comme volume, devenir, divisibilité, champ de forces, structure, étant entendu qu’avec ces « expressions », il s’agit de ce que nous pouvons percevoir d’une materia en soi inobservable et insaisissable. Ces conditions caractérisent en effet la potentialité de toute créature, c’est-à-dire l’impossibilité où elle se trouve d’exister par un acte réalisant instantanément son essence totale : ainsi un arbre ne réalise son essence que peu à peu (donc selon le temps), de proche en proche (donc selon l’espace), suivant une configuration spécifique (donc selon une forme) etc. Et la materia, nous dit saint Thomas, ne désigne au fond pas autre chose que la potentialité.
(4) A noter en outre que les mots Adam et adâmâh sont précédés de l’article défini ha, mais non pas haphar.
(5) 1 Co. ; XV, 44-47. cf., pour un exposé plus étendu, La charité profanée, p. 107-117, 142-149, 157-159.
(6) Homélies sur l’évangile de saint Jean, IX, 14.
(7) L’étude la plus complète de ce thème symbolique est due au P. Dominique Cerbelaud, o.p., dans Les cahiers de l’Abbaye de Sylvanes (Abbaye N. D. de l’Assomption), n° III, 1982, qui conclut à l’origine judéo-alexandrine de ce symbolisme que l’hébreu ni la Septante ne peuvent étayer.
(8) On voit combien il est contraire à la signification la plus essentielle du texte de nier le caractère personnel de l’être adamique, puisqu’au contraire il semble bien qu’il ne parle que de cela. C’est ce que la suite va montrer d’une manière encore plus insistante.
(9) Sur l’esprit de vie (neshâmah en hébreu), cf. La charité profanée, p. 175-185.
(10)Le créationisme est la thèse de ceux (dont saint Thomas) qui enseignent que le principe immortel, l’âme spirituel, est créée directement par Dieu et descend du ciel dans le fœtus, c’est-à-dire dans l’ovule fécondé. Le traducianisme est la thèse de ceux qui enseignent qu’elle est transmise (traducere) dans l’acte de la génération. Le traducianisme a été soutenu par Tertullien et a fait hésiter saint Augustin. Il est rejeté par la tradition de l’Eglise. Son intérêt était de rendre compte de la transmission du péché originel par la génération, tandis qu’on ne saurait affirmer que Dieu crée l’âme pécheresse. Mais il faut dire qu’elle est marquée du péché d’origine du fait qu’elle constitue un seul être avec le corps et l’âme vivante qui eux viennent des parents et donc d’Adam. Nous reviendrons sur cette question.
(11)onto = relatif à l’être ; noesis = connaissance.
(12)puisqu’elle consiste à cueillir les fruits des arbres. Doit-on voir là, comme le pensait le docteur Carton, la preuve du caractère originellement et exclusivement frugivore de l’être humain ?
(13)Ce qui entraîne qu’Adam demeuré dans la félicité paradisiaque aurait cependant à la longue ressenti comme une nostalgie d’un « au-delà » céleste.


Vème MEDITATION SUR LA GENESE :
LA FEMME DEVANT L’HOMME

I. L’homme sans la femme est imparfait

Nous avons envisagé la création de la femme à partir de l’Adam endormi. Il nous faut maintenant nous arrêter sur ce premier couple humain et méditer ce que l’Ecriture nous en dit.

Le premier point à considérer concerne la raison d’être de cette création, sur laquelle, ainsi que nous l’avions annoncé, nous allons donc revenir. Cette raison est donnée au verset 18 du chap. II : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être lui seul. Je lui ferai une aide, comme sa réplique ».

Il convient en premier lieu d’établir solidement le sens du texte : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être lui seul ». (selon la version d’E. Fleg (1)). On interprète souvent cette déclaration comme si Dieu apercevait chez Adam une certaine faiblesse qui l’empêchait d’affronter la solitude à laquelle il était primitivement destiné. Mais comment Adam pourrait-il « se sentir seul » et en souffrir, puisqu’il n’a aucune expérience de la société humaine ? l’imperfection que constate la parole divine n’est pas liée à un besoin ressenti par un Adam psychologiquement fragile. La bonté dont il s’agit et dont le texte signifie l’exigence, est la même que celle dont il est parlé au chap. Ier : « et Dieu vit que cela était bon ». Dieu voit que la création adamique n’est pas encore « bonne ». Cette imperfection, cet inaccomplissement, est d’ordre ontologique et non psychologique ; elle est relative à la nature de l’être existant. Et c’est pourquoi cette imperfection est énoncée par Dieu Lui-même.

Mais le texte ne constate pas seulement que cette création n’est pas bonne, il nous dit aussi en quoi elle ne l’est pas : cette absence de bonté réside dans le fait qu’Adam est le seul être humain à exister. L’hébreu nous paraît pouvoir se lire en ce sens. Nous donnons au verbe être son acception forte d’existence, et non seulement celle d’une copule introduisant un attribut ; et nous gloserions : il n’est pas pour la nature adamique qu’elle existe en un seul être. Ce qui signifie que la perfection de cette nature se réalise seulement dans la relation avec un autre être, mais un autre qui lui soit identique, sinon, évidemment, elle demeurerait seule de son espèce, et ne réaliserait jamais la perfection que requiert toute création divine. C’est très exactement ce qu’énonce la deuxième partie du verset : « Je lui ferai une aide, comme sa réplique » (2). Ainsi la femme n’est pas créée pour une raison contingente, elle n’est pas le fruit d’une condescendance divine accordée à la faiblesse de l’homme – bien qu’une telle raison doive être acceptée avec reconnaissance à titre de conséquence incluse dans la raison première – mais son existence est requise pour que la nature humaine soit accomplie en perfection. Tel est le fondement solide sur lequel nous pouvons bâtir notre commentaire, tel est aussi le mystère anthropologique dont nous devons scruter la signification.

Mais la cohérence du récit biblique est si forte qu’il faudrait en traiter ensemble tous les éléments, et les significations qu’il développe dans un esprit attentif sont si nombreuses et si profondes qu’un découragement permanent s’empare de l’herméneute. Par exemple, que le péché originel, dont le fruit est l’altération de la nature humaine, commence par mettre en jeu l’«autre adamique » qu’est la femme, prouve précisément que c’est dans cette relation d’Adam et Eve, dans la « duellité » et la « réplication », que s’accomplit la perfection de cette nature, tant il est clair que l’imperfection active ne peut s’enraciner que dans l’acte même perfectionnant, comme sa corruption. Toutefois, nous laisserons provisoirement de côté ces correspondances et résonances, pour nous en tenir au seul thème de notre présente méditation.

II. Devant Eve-médiatrice, Adam parle de lui-même pour la première fois (1er lecture)

A vrai dire nous avons déjà élucidé quelque peu le mystère de la création de la femme dans la méditation précédente, où nous avons montré comment la « sortie » de la femme à partir de l’Adam endormi réalise concrètement la condition nécessaire pour qu’Adam accéde à la conscience explicite de lui-même, ce qui, avons-nous dit, est en quelque sorte rendu possible par le processus d’objectivation et d’«expulsion » hors de lui de sa propre non-conscience. Nous allons maintenant considérer comment, cette condition étant remplie, la vue de l’Eve primordial développe en Adam la pleine connaissance de son être personnel.

La perfection de personnalité, on le sait, exige d’être connue par elle-même, puisqu’elle est de nature spirituelle, c’est-à-dire fait de connaissance et d’amour : un esprit qui ne se connaît pas comme esprit n’est pas véritablement un esprit. Et encore, pour bien pénétrer cette vérité, devons-nous la transposer en mode paradisiaque : la connaissance qu’Adam possède de lui-même ne fait qu’un avec son propre être spirituel, si bien que, d’une certaine manière, elle le constitue, alors que dans l’homme déchu, la conscience qu’il a de lui-même est toujours seconde, a posteriori : nous n’avons pas une expérience directe de notre substance spirituelle, elle ne vient qu’«après » et porte sur les opérations de l’âme. Cependant, même en Adam, elle doit aussi passer de la puissance à l’acte, sinon Adam serait Dieu lui-même, Lui seul est son propre acte d’exister, « acte pur d’être » comme dit saint Thomas d’Aquin. C’est ce passage de la puissance à l’acte que nous décrit la création d’Eve, de manière implicite, et c’est lui qui réalise maintenant la contemplation de la femme par Adam, de manière explicite. C’est pourquoi il s’écrie, quand « Dieu la fit venir vers l’homme » (v. 23) : « Celle-ci, cette fois, os de mes os et chair de ma chair. Celle-ci sera prononcée Ichah (femme) ; car de (l’homme) Ich, fut prise celle-ci. » (v. 24).

Négligeant les questions difficiles que pose le jeu de mot entre Ich et Ichah (nous y reviendrons brièvement dans un instant), jeu de mot que la Vulgate rend par vir et virago, et qu’on ne peut vraiment traduire en français (on proposé « hommesse » pour Ichah), nous ferons seulement remarquer d’une part la triple répétition de « celle-ci », d’autre part la tournure « os de mes os », « chair de ma chair », qui, comme on sait, équivaut en hébreu au superlatif : de même que le « cantique des cantiques » signifie « le meilleur des cantiques », le « cantique par excellence », de même ces expressions, dans la bouche d’Adam, désignent la quintessence de sa propre réalité, le meilleur de lui-même, donc, au moins en un sens – car il faudra distinguer entre « os » et « chair » ? sa personne et son soi le plus intérieur. Quant à « celle-ci », triplement énoncé, il désigne précisément, comme pronom démonstratif féminin, l’être dans son unité singulière et irremplaçable, absolument distincte de tous les autres êtres, et, par conséquent, il marque la découverte et l’affirmation de la personne dans l’être de la femme. Eve n’est pas d’abord désignée comme une âme vivante, ou une nature, mais comme une réalité une et unique : elle est posée en elle-même, dans son propre soi, dans son âme immortelle. Tel est le premier « nom » qu’Adam lui donne (« celle-ci », z’ôht), avant même de la nommer Ichah, c’est-à-dire « homme au féminin ».

La connaissance de cette unicité spirituelle dans l’être féminin actualise pour Adam cette même connaissance en lui-même. Si Eve est un être pour lui, c’est-à-dire un être qui le regarde et le perçoit, alors que les vivants du Paradis ne voient en Adam qu’un autre vivant, c’est donc que lui aussi et un lui, une personne, un soi. C’est alors qu’Adam prononce la première parole sur lui-même, parole pour cela rapportée au style direct. Assurément, l’homme a déjà parlé, en nommant les vivants du cosmos paradisiaque (v. 20). Mais il s’agit d’une parole impersonnelle, d’une parole de connaissance objective : dans l’intellect adamique se reflètent et s’expriment les essences de tous les êtres créés ; en d’autres termes, dans l’intellect humain, elles se connaissent comme telles, dans leur nature intelligible (3). C’est pourquoi cette parole est rapportée au discours indirect. Maintenant Adam accède à la conscience d’une autre réalité, transcendante à la précédente, la réalité de la personne. C’est alors lui qui parle, nous entendons sa voix, et, pour la première fois dans l’histoire humaine, parlant de « celle-ci », il parle de soi : découvrir l’autre comme autre que soi, c’est se découvrir soi-même comme soi (4). Ainsi, dès l’origine, la personne se connaît comme terme d’une relation, et la relation comme interpersonnelle.

L’inspiration du souffle divin dans la face d’Adam, en s’unissant à son corps, avait eu pour effet d’introduire le premier homme dans l’ordre des « vivants ». La création d’Eve le fait accéder à un mode d’existence supérieur, qui accomplit la perfection de la nature humaine. Avant la création d’Eve, il n’y a personne « devant » Adam, et Adam n’est « devant » personne : il n’a pas de « vis-à-vis ». Et n’ayant pas de vis-à-vis, il ne se pose pas lui-même comme centre personnel et conscient, lequel ne s’actualise que dans la réciprocité des regards. Il est certes une âme vivante et une intelligence. Mais un être vivant ressortit à l’ordre de la nature, et appartient à tous les animaux ; être une intelligence, c’est actualiser une possibilité fondamentalement « non-personnelle » dans son essence (bien qu’elle soit personnelle dans son existence), ou encore radicalement objective, et qui, à ce titre n’appartient à aucun être déterminé (5). En quelque sorte Adam n’est encore qu’un intellect posé sur du biologique. Mais l’actualisation de son propre soi établit précisément un rapport d’unité entre son être cognitif et son être biologique, entre ce qu’il y a en lui de plus « essentiel » et plus « existentiel ». Ce lien qui fait l’unité de toutes les puissances de son être, et donc qui fait de lui un être, c’est très exactement la personne.

Disons plus. Avant l’actualisation en Adam de la conscience personnelle, actualisation que seule rend possible la création d’Eve (6), Adam, d’une certaine manière, ne saurait pêcher, tout simplement parce qu’il n’y aurait personne à qui la faute et son châtiment pourraient être imputés. L’accès d’Adam à la conscience de sa personne, sa position effective comme sujet vis-à-vis d’un autre sujet entraîne évidemment la conscience de son libre-arbitre, de son autonomie à l’égard de tout ordre d’existence ou de connaissance. Avant cette prise de conscience, Adam existe, comme tout vivant, selon les exigences de sa nature ; il connaît, avec l’implacable objectivité d’une intelligence quasi pure, donc infailliblement, ou encore son intellect est naturellement soumis aux essence qui se reflètent en lui (de façon quasiment angélique), de même qu’il est soumis à la loi divine relative au fruit défendu. Il ne saurait cependant mesurer toute la portée de cette interdiction, car la sanction (« de mort tu mourras ») n’a de signification que relativement à un être personnel : la mort est qui arrive à moi seul, ou n’arrive pas ; en ce sens les animaux ne meurent pas, car il n’y a pas en eux de principe spirituel à qui ce cela peut advenir : ils s’éteignent ou disparaissent. Il est donc requis, à tous égards, qu’Adam accède, pour la perfection ou la bonté de son essence, à la conscience de sa propre intériorité spirituelle, ce qui implique la possibilité du péché. La corruption de la nature humaine exige la perfection de son état : seule une eau pure peut être souillée, seule la forme parfaite peut être altérée.

Nous pouvons maintenant revenir au v. 18 et le comprendre dans son sens le plus littéral. Le texte dit en effet « ferai-à-lui aide en-devant-lui », les traits d’union indiquant le groupement des mots dans l’hébreu. Les LXX interprètent « en-devant-lui » comme signifiant : « selon lui », et la Vulgate : « semblable à lui ». Nous croyons qu’il faut y voir une explication de la nature de cette aide et non seulement de sa qualification. L’aide consistera en un devant-lui, et c’est en tant que, désormais, Adam trouvera un « devant-lui », c’est-à-dire un vis-à-vis, qu’il trouvera aussi une aide. La première parole du premier homme que nous rapporte le texte ne dit pas autre chose : « En trouvant celle-ci, j’ai trouvé aussi l’os de mes os et la chair de ma chair ; en trouvant celle-ci, je me suis trouvé moi-même. »

III. L’Eve-nature devant l’Adam-personne (2e lecture)

L’examen attentif du texte confirme donc les conclusions de notre précédente méditation. Et nous permet d’assigner à la création de la femme d’abord une raison spirituelle. Cette raison, l’actualisation cognitive en Adam de son intériorité spirituelle, obéit à la loi générale selon laquelle il ne saurait y avoir de monde, de milieu, sans un être qui en est le centre, qui en prend connaissance, qui le « voit ». c’est pourquoi il est dit, au 1er chap., que Dieu, l’Etre des êtres et le Centre des centres, « vit que cela était bon », ce que la Vulgate traduit excellemment par un subjonctif, ainsi au v. 4 : « et vidit Deux lucem, quo esset bona », littéralement : « et Dieu vit la lumière, qu’elle fût bonne », ce qu’on pourrait gloser : afin qu’elle fût bonne (7). Le regard de Dieu sur les créatures n’est nullement la simple constatation du travail bien fait : en Dieu rien qui ne soit acte et réalité. Ce regard est nécessaire à la bonté de l’œuvre créatrice, car c’est lui qui la porte à la perfection en l’exhaussant à la dignité d’une réalité connue par l’entendement divin. Pareillement, avec saint Augustin, nous avons souligné l’effet actualisateur de la connaissance angélique dans le processus cosmogonique. Maintenant, de même, la connaissance que l’homme prend de son unité ontologique actualise cette unité, unifiant ainsi son être tout entier. Elle présente toutefois une différence notable avec l’actualisation cognitive des anges, c’est qu’elle porte sur l’homme lui-même : elle est connaissance de soi par soi, et donc connaissance du soi. Ce mystère de la personne est le privilège de l’être humain, être central, alors que les anges, plus parfaits quant à la nature, sont, au moins pour la majeure partie d’entre eux, des êtres périphériques, analogues à ce que sont les animaux sur le plan terrestre. On pourrait dire, à cet égard, qu’ils sont de pures « natures » spirituelles : la personne, chez eux, est comme indistincte de la nature, chaque ange est un monde. Tandis que chez l’homme, nous l’avons dit, la personne est distincte de la nature : l’unité de l’être étant posée et imprimée en elle-même, elle se distingue de ce qu’elle unit. Les anges n’étant point constitués selon cette distinction, quand ils sont déchus, ils ne peuvent se racheter : identifiés à leur nature, quand celle-ci est corrompue, ils le sont tout entiers.

Nous sommes ainsi conduit à scruter un nouvel aspect de l’Eve-médiatrice, dans la constitution de l’être adamique qu’elle rend possible : celui de la dialectique personne-nature (8). En accédant à l’existence personnelle, Adam se connaît lui-même comme un monde ; sa propre nature – par là il en devient responsable – est comme le milieu dont la personne est le centre. Il faut donc que se réalise « objectivement » cette distinction de la personne-centre et de la nature-milieu pour qu’Adam en prenne conscience. Et c’est précisément ce qu’opère la création d’Eve, lorsque Dieu la fait venir devant Adam. Ce qui est montré à Adam, ce n’est pas seulement un vis-à-vis l’éveillant à la conscience de lui-même (1er lecture), c’est aussi, à un point de vue moins intérieur, la nature humaine comme telle, enfin objectivée, enfin visible. Et c’est pourquoi Dieu « la fit venir vers l’homme », afin qu’en la voyant, il voie sa propre image, il connaisse ce qu’il est. Eve est donc l’objectivation médiatrice de la nature humaine tout entière. Dans le couple primordial, Adam est la personne, Eve la nature. Telles sont les fonctions qu’ils ne peuvent pas ne pas remplir, et ce, nonobstant le fait que chacun d’eux est d’abord un être personnel et complet.

Ici pourrait intervenir la distinction annoncée plus des haut des « os » et de la « chair », dans la mesure où il est légitime de voir dans les premiers un symbole du « soi », et, dans la seconde, un symbole de la nature. Et en effet la situation de la chair par rapport aux os est analogue à celle de la nature relativement à la personne. La nature est portée ontologiquement et structurée par la personne comme la chair par le squelette ; réciproquement, la chair, seule visible, enveloppe l’ossature, comme la nature la personne invisible et intérieure. Selon cette interprétation, l’«os de mes os » réfèrerait donc au soi humain, et la « chair de ma chair » à la nature humaine. Et sans doute pourrait-on voir une traduction de ces significations fonctionnelles dans le fait que le corps féminin est d’une ossature plus fine et moins marquée, moins apparente que le corps masculin.

De ce point de vue, l’homme et la femme se distinguent l’un de l’autre. Il ne s’agit point encore d’une distinction proprement sexuelle, au sens physiologique du terme, mais elle est cependant relative à la partition du couple humain en homme et en femme. Au demeurant, réduire la distinction du masculin et du féminin au seul point de vue de la sexualité constitue une véritable mutilation qui rend inintelligible le mystère de l’homme devant la femme. Avant d’être sexuelle et plus profondément qu’une simple polarisation érotique, ou que la répartition des tâches procréatrices, la distinction de l’homme et de la femme « présentifie » le mystère de l’être humain tout entier, dans ce qu’il a de plus fondamental, savoir, la relation de la personne et de la nature, et c’est ce mystère que, le sachant ou non, chaque homme et chaque femme jouent l’un devant l’autre. Voilà aussi, hélas, ce que la misérable psychanalyse freudienne, non seulement n’a pas compris, mais encore a empêché de comprendre en dotant les pulsions libidinales – dont l’humanité a toujours fort bien reconnu les multiples manifestations – d’une illusoire complexité et d’une pseudo-profondeur. Elle a ainsi faussé la conscience de millions d’êtres, s’activant à l’œuvre sinistre à laquelle la destinait le prince de monde, et défigurant la véritable signification et la noble profondeur de la sexualité humaine.

En Eve s’objective donc pour Adam la nature humaine dans sa beauté et sa pureté originelles. Elle est comme une image de l’être humain, lui-même image de Dieu, ou créé « à l’Image », c’est-à-dire « selon le Fils ». Et de même est-elle d’une certaine manière « fille » d’Adam, comme l’Image-verbe est le Fils du Père. Par là s’accomplit, une nouvelle fois, la perfection de la créature humaine qui, étant à l’image de Dieu, ne peut manquer de manifester, sur son propre plan et horizontalement, la relation icônique qui l’unit verticalement à Dieu (et qui est elle-même une image lointaine de la relation éternelle et « horizontale » qui unit le Fils au Père). Telle est la signification que nous donnerions au jeu de mots auquel se livre Adam en nommant Eve Ichah (« hommesse ») parce qu’elle a été tirée de Ich (« homme »), qui exprime la relation (bi-univoque, diraient les logiciens) de l’homme et de la femme, c’est-à-dire : l’homme (de ce point de vue) n’est « homme » que devant la « femme » et réciproquement. Des exégètes juifs ont d’ailleurs fait remarquer qu’en hébreu ces noms diffèrent seulement par la présence d’un yod dans le premier et d’un hé dans le second : la réunion des deux lettres donne Yah, nom divin que l’on retrouve dans hallelu-Yah = loué-soit-Yah, ce qui confirme la signification théophanique que nous lisons dans la reconnaissance d’Eve présentée par Dieu à Adam, et dans leur union réciproque.

Car le verset suivant (v. 24) ne dément pas notre exégèse. On y lit : « Sur quoi l’homme (Ich) laissera son père et sa mère, et à sa femme (Ichah) il sera joint ; et ils seront deux en une seule chair (9) ». On veut n’y voir qu’une incidente tardive destinée à fonder la législation sacrée du mariage. Elle la fonde, assurément. Mais cela ne préjuge ni de son authenticité, ni de sa portée spirituelle et métaphysique, qui d’ailleurs, selon saint Paul, est celle du mariage lui-même.

Deux choses, en effet, sont à noter. D’une part il n’est pas dit que la femme s’unira à l’homme, mais l’homme à la femme. D’autre part, comment comprendre que l’homme et la femme deviennent « chair une », alors que même dans l’union sexuelle, chacun d’eux garde son propre corps ? Ou bien ne s’agit-il que d’une métaphore ? Les époux ne sont-ils pas plus unis par le cœur que par la chair ? La chair n’est-elle pas un obstacle à cette fusion parfaite qui se heurte à la séparation physique des corps ?

C ‘est pourquoi nous croyons pouvoir légitiment poursuivre la même exégèse. L’union qui est désignée, sous la forme de l’union conjugale, est celle de la personne et de la nature. A la distinction qu’opère la création d’Eve sortie du côté d’Adam endormi, succède maintenant l’injonction d’avoir à s’unir à cette nature, activement et consciemment. L’homme est un être un, mais il doit aussi le devenir, réaliser son essence. Et c’est pourquoi l’union s’opère « dans la chair », qui, nous l’avons vu, symbolise la nature humaine, mais que c’est l’homme qui doit s’unir, c’est lui qui est l’agent de cette union, parce qu’il symbolise la personne libre et volontaire.

Or, que signifie l’union active du soi à la nature ? un traité n’épuiserait pas cette question, à laquelle peut se ramener toute l’anthropologie. Car, si la personne est esprit, conscience, liberté, la nature humaine est donné contraignant, déterminations qualitatives, exigences non volontaires : nous sommes « ainsi », et « nous devons faire avec », comme dit la sagesse populaire. Bref, l’homme n’est pas seulement esprit, il est aussi nature, et la tâche de l’esprit est d’assumer la nature, de s’unir à elle, de l’assimiler à lui en l’ordonnant, en l’unissant, en la rendant elle-même intelligible et spirituelle, en même temps que lui-même, d’essence volatile et insaisissable, se fixe en elle, y demeure et devient, en quelque sorte, nature. C’est pourquoi de grands mystiques ont dit que la sainteté consistait à rendre le spirituel corporel et le corporel spirituel. Que l’esprit acquière la présence, la densité, l’évidence de la nature pure et nue, de ce qui est « comme ça », et que la nature acquière la transparence, l’intelligibilité, la nudité de l’esprit qui est pauvreté et ouverture, vide intérieur en vue de Dieu (10), car l’esprit, dans sa racine, est conscience du Divin. Ainsi, quand l’esprit est nu et libre devant la nature nue et innocente, ils n’ont point honte l’un de l’autre. L’union qui les étreint resplendit de l’insondable chasteté de l’être.

Au moment où la créature accède au degré de la chasteté ontologique, celui où se célèbrent les noces spirituelles de la personne et de la nature, elle a vraiment quitté son « père » et sa « mère », c’est-à-dire les principes distincts (et séparés) dont elle est issue, savoir, le souffle inspiré par Dieu, et l’adâmâh, la « terre », dont Dieu l’a façonné. Elle les a quittés, non pour les perdre, mais pour les retrouver fondus dans l’unité de l’être ainsi réalisée. Elle est devenue véritablement leur « fils », autonome et libre, unité d’être que cependant le péché détruira et que viendra restaurer le Fils de Dieu et de la terre mariale, Lui qui est aussi l’Epoux par excellence (Marc, II, 19), c’est-à-dire le nouvel Adam qui s’unit totalement à l’Eve-humanité et la transforme en lui communiquant la grâce nouvelle et éternelle de son unité hypostatique (11).


NOTES (5ème partie)


(1) Le livre du commencement, Ed. de Minuit, 1959. Cette version, qui existe également pour l’Exode, est la plus lisible des traductions littérales et la plus littérale des traductions lisibles. Elle nous semble préférable à celle de Chouraqui dont le littéralisme excessif manque souvent son but et, de toute manière, ne saurait équivaloir au texte hébreu. La parole de Dieu est faite pour être lue. De ce point de vue, rien ne vaut une bonne Bible catholique. Parmi les plus récentes versions françaises, celle du Chanoine Osty n’est pas la moins estimable. Rappelons enfin que seule la version latine de la Vulgate fait canoniquement autorité, soit en cas de discussion, soit pour assurer un point de doctrine.
(2) La Vulgate et les LXX disent : « nous ferons », comme en I, 26. Nous croyons cependant que la première personne du singulier s’impose, eu égard au thème fondamental de l’unité de la personne (divine et humaine) qui, selon nous, domine les chap. II et III.
(3) Ce qui entraîne que le langage, avant d’être l’expression d’un sujet, est l’expression d’un objet intelligible.
(4) On sait qu’il n’y a d’ici et de maintenant, de hic et nunc, qu’en fonction d’une présence personnelle, d’un « je » actuel. C’est très exactement ce que dit le texte hébreu : « celle-ci maintenant », z’ôth haphapam ; et c’est aussi la première fois que ces deux termes apparaissent dans l’Ecriture, comme s’il n’était pas possible qu’ils fussent mentionnés plus tôt, parce qu’en effet ils n’auraient pu avoir tout leur sens. Notons en passant qu’on trouve là une clef exégétique importante : la première occurrence d’un terme dans le texte sacré est significative de sa possibilité existentielle ou cosmologique.
(5) Deux conséquences philosophiques. 1° L’absence de vis-à-vis, de réciprocité, dans l’acte de connaissance cosmologique, entraîne la doctrine scolastique de la double relation : la relation cognitive est réelle du sujet à l’objet, rationnelle seulement de l’objet au sujet – bien qu’ils soient cependant liés l’un à l’autre par leur appartenance au même monde. 2° Les vérités purement intellectuelles sont intrinsèquement universelles, et ne diffèrent pas, quant à leur essence, qu’elles soient connues par Dieu, l’ange ou l’homme. Pour Dieu aussi : 2 + 2 = 4 !
(6) On aura remarqué que nous parlons toujours d’actualisation, non de création. La personne est créée par Dieu et relève de l’inspiration du souffle divin dans la face d’Adam. Mais la connaissance par Adam de sa propre unité spirituelle n’advient que par la « découverte » de la femme primordiale. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant puisqu’au contraire, c’est le cas de tous les êtres humains – sauf exception – qui naissent doués d’une âme personnelle et immortelle dont pourtant ils ne prennent conscience que progressivement (hormis les cas de débilité profonde), par la médiation des relations interpersonnelles, la découverte de l’autre (la mère) et des autres.
(7) A noter que la lumière est la seule créature dont la bonté soit spécifiquement mentionnée.
(8) Les anges, ignorant cette dialectique, ignorent aussi la division sexuelle. Quant à la division sexuelle des vivants, elle est un reflet de celle de l’être humain, la seule créature pour laquelle l’Ecriture, curieusement, mentionne une telle division.
(9) Nous suivrons la version évangélique de ce texte, et non la version massorétique qui dit seulement : ils seront chair une ».
(10)La nudité de la nature est celle de sa visibilité « extérieure », la nudité de l’esprit est celle de la
de la réceptivité intérieure.
(11)Notre V° méditation se poursuivra par une troisième lecture des même versets, où seront abor-
dées directement les questions relatives à la dualité des sexes.


VIe MEDITATION SUR LA GENESE
MASCULIN ET FEMININ

La lecture que nous avons faite de la création d’Eve, et de sa reconnaissance par Adam paraîtra sans doute bien métaphysique et trop inhabituelle ou trop oublieuse de la signification la plus évidente de ces textes qui est relative à la l’union des sexes.

A cela nous répondrons que notre lecture ne manque pas de références dans l’Ecriture elle-même ou dans la tradition. Ainsi du Cantique des Cantiques qui prend l’amour de l’homme et de la femme comme symbole des relations de l’humanité avec Dieu (il n’existe dans l’exégèse juive aucune interprétation « érotique » de ce texte). Ainsi de saint Paul, qui, dans son enseignement sur le mariage (Eph., V, 22-23), reprend la doctrine juive et, grâce à la révélation du Christ, lui confère toute son ampleur. Non point, encore une fois, que soit ignorée la valeur propre de l’union charnelle des époux, puisqu’au contraire elle est envisagée comme l’expression, en mode humain et naturel, de l’union des créatures intelligentes avec leur Créateur, mais parce que, précisément, dans la relation de l’homme et de la femme, et singulièrement dans sa réalisation paradisiaque, il s’agit de bien autre chose que d’une conjonction réduite à sa seule dimension corporelle. Ce qui mutile radicalement le mystère de la sexualité humaine, c’est de la couper de sa réalité métaphysique et de l’enfermer dans une pure contingence physiologique. C’est par elle-même et en elle-même, au moins dans sa forme adamique, que l’union charnelle est sacrée et prégnante d’une dimension qui intègre tous les aspects de l’existence, même les plus élevés.

Sinon, « la chair est triste » et succombe à sa propre pesanteur. Cherchant en elle-même, dans sa pure modalité physique, un illusoire fondement elle est conduite, d’abaissement en abaissement, à la déchéance et à la mort. Rien de plus lugubre que la pornographie.

C’est précisément cette dimension sacrée de la sexualité humaine que nous voudrions aborder maintenant pour elle-même. Toutefois, avant d’en développer les principales significations telles que le récit biblique nous les donne à penser, il nous faut répondre à une objection que les précédentes méditations ne manqueront pas de soulever. Cette réponse nous mettra d’ailleurs sur la voie d’une nécessaire caractérisation générale de l’ordre de la sexualité dans l’ensemble de l’existence humaine.

I. La femme, médiatrice humaine du cosmos paradisiaque

Cette objection est la suivante : concernant la personne, n’y a-t-il pas contradiction entre ce que nous en avons dit dans la 2e méditation, où nous la présentons comme réalisée par la relation verticale et transcendante qu’Adam soutient avec Dieu (1), et ce que nous en avons dit dans la 5e, où elle se réalise dans la relation horizontale et interprofessionnelle qu’établit la reconnaissance d’Eve.

En réalité, loin d’être une contradiction, ce double enseignement sur le mystère de la personne, que le texte lui-même nous a imposé, s’articule de façon tout à fait nécessaire. Il dessine en effet le schéma cruciforme (2) que nous avons évoqué dans notre méditation initiale, et dont nous avons dit qu’il commandait la lecture des chapitre II et III de la Genèse. Et c’est précisément à la rencontre de ces deux directions, verticale et horizontale, que se situe un tel mystère : le point crucial est donc déterminé par l’une et par l’autre et appartient à l’une et à l’autre.

La première, ontologiquement parlant, est cependant la dimension verticale qui symbolise le rapport de création entre créature et Créateur. Le point terminal inférieur de cette verticale marque la « naissance » de l’être humain au Paradis (Dieu a « planté » l’homme dans le jardin). C’est à partir de ce point que l’homme peut se tourner vers Dieu. Mais ce point d’aboutissement définit aussi un certain état d’existence, l’état humain, parmi tous les états que renferme la nature. Adam appartient aussi à cet état, dont il est le centre, qui se développe autour de lui, et dans lequel il doit accomplir sa destinée d’être vivant. Certes, dans son intériorité la plus profonde, l’homme se situe tout entier sur la verticale qui l’unit à Dieu, il n’est rien d’autre que cette relation : la détermination de l’état d’existence auquel il appartient est réduite à un point sans étendue, si bien que là, d’une certaine manière, il ne sait plus de quelles modalités d’existence il est revêtu. C’est ce que déclare saint Paul, qui, contraint de « faire le fou », (II Co., XII, 11), ne peut préciser si c’est « dans son corps ou sans son corps » qu’il fut ravi au Troisième Ciel, et entendit « des paroles ineffables », en grec des arrèta rèmata, ce qui est l’expression technique pour désigner, dans la langue des mystères païens, les secrets interdits aux non-initiés. Mais l’être humain doit aussi se développer sur son propre plan, sinon le monde humain dont il est le centre ne se développerait pas non plus et la création terrestre se ramènerait à une sorte de virtualité ponctuelle, inaccomplie pour elle-même. L’homme ne serait pas alors réellement un être de la nature et la création humaine n’existerait pas pour elle-même. La direction horizontale symbolise cet épanouissement du cosmos terrestre dans « l’extériorité » paradisiaque, laquelle se transformera, après la chute, en l’indéfinité des espaces sidéraux (3). Adam doit donc entrer en relation avec ce cosmos et la multiplicité des choses et des êtres qu’il contient ; mais il doit y entrer sans perdre pour autant sa qualité de centralité unificatrice, bref sa dimension d’être personnelle. Lui dont la personne s’accomplit dans une pure relation au Principe doit aussi vivre et réaliser cette personnalité dans toutes ses relations avec le cosmos. Il faut alors que ce cosmos lui-même renvoie en quelque sorte l’image de sa propre identité et l’enseigne à sa conscience. Telle est la fonction de la femme primordiale : attester la présence de la personne dans la nature.

En Adam, la nature est comme contenue dans la personne, c’est-à-dire : l’humanité d’Adam est comme une potentialité indiscernable de sa personne, comme un cercle dont la circonférence serait réduite au point central. La création de la femme représente le déploiement et l’objectivation de cette nature humaine, son extériorisation. L’homme voit sa propre nature humaine devant lui, comme un objet. Ce qui était implicite et virtuel devient explicite et actuel. Mais cet objet est aussi un sujet, un vis-à-vis, une personne. Quelque chose du monde, d’autre que lui, est aussi quelque chose de lui, altérité confirmative de son identité. Par là est alors rendue manifeste une nouvelle fonction de la femme, celle qu’il faut considérer, maintenant que nous envisageons les choses du point de vue de l’ordre de la nature, dont relève la sexualité. Après l’Eve médiatrice de la personne, puis de la nature humaine, apparaît l’Eve médiatrice du cosmos. Elle incarne, pour Adam, l’image du monde paradisiaque, mais d’un monde humain.

Nous avons, à plusieurs reprises, et dès la 1er méditation, souligné l’unité de l’être et du milieu qui caractérise le mode d’existence paradisiaque. D’une telle unité symbiotique nous gardons d’ailleurs comme la nostalgie. Le paradis terrestre qu’a connu l’humanité primordiale est tout à fait analogue à la matrice dans laquelle se développe l’embryon avant sa naissance. (C’est là d’ailleurs, soit dit en passant, la véritable signification du prétendu parallélisme onto-phylogénétique des théories évolutionnistes, qui voudrait que le développement biologique d’un individu (ou ontogenèse) récapitule les phases par lesquelles, au cours des âges, serait passé le phylum de l’espèce (ou phylogénèse)). Dans notre état actuel d’existence, en vertu de l’unité de toute la création (que le péché n’a pu détruire entièrement), se reflète quelque chose de l’état primordial, lequel correspond analogiquement à la phase pré-natale de notre existence. Par là, nous pouvons comprendre que, de même que le corps de la mère est comme une extension matricielle du corps de l’embryon, de même le monde paradisiaque est comme une extension du corps d’Adam (4).

On voit alors quel rapport profond unit Eve, image, pour Adam, du cosmos paradisiaque, à la matrice édénique qui entoure Adam comme son propre corps, rapport d’autant plus profond qu’Eve est tirée du corps d’Adam. Si bien que, Eve est la « fille » d’Adam en tant qu’elle en est issue, elle est aussi sa « mère » en tant qu’elle exerce à son égard une fonction matricielle. Ces rapports fondamentaux et permanents que le péché a altérés sans pouvoir les effacer se retrouvent évidemment dans toute relation entre l’homme et la femme (et pas seulement entre l’époux et l’épouse), et exemplairement entre le Christ et Marie, laquelle est la « bonne terre » du Christ, le Paradis terrestre où fut planté le Nouvel Adam, le « Jardin fermé » d’où jaillit la source de vie.

La femme-Eve est donc, de ce point de vue, celle qui révèle à Adam que le monde, qui lui paraissait radicalement extérieur et autre que lui, recèle cependant une intériorité et une similitude, et donc qu’il peut entrer, sans se perdre, en relation avec lui. C’est pourquoi saint Paul dit, de façon surprenante (Eph., V, 28) : « Ainsi les maris doivent aimer leurs femmes, comme leur propre corps. Qui aime sa femme s’aime soi-même ». Elle est la vérité du Paradis, elle prouve que le centre unificateur que symbolise Adam est aussi présent dans la périphérie, elle est elle-même l’immanence du centre dans la circonférence, elle est l’intériorité de l’extériorité, elle est « monde », et pourtant intérieure.

Le thème que nous venons de développer exprime, nous l’avons dit, une vérité fondamentale des rapports de l’homme et de la femme, si bien qu’on le retrouve nécessairement, transformé mais reconnaissable, dans la condition humaine issue du péché. Partout, la femme sera celle qui va reconstituer, autour des êtres humains, un analogue de la matrice édénique. Par elle, par son ministère, le monde extérieur devient monde intérieur, lieu où l’homme peut habiter, il devient sa maison. La femme trace, dans un espace cosmique indéfiniment ouvert, l’enceinte où l’extériorité se retourne en intériorité. Elle est la médiatrice de l’une à l’autre, celle en qui et par qui la dispersion et la multiplicité est préparée en vue de recevoir la grâce de la convergence et de l’unité, de même que Marie offre au Verbe divin l’unique chair terrestre de son incarnation et devient ainsi « le premier tabernacle de sa présence réelle, la première Eglise de Jésus-Christ (4 bis). C’est pourquoi saint Paul ajoute, au texte que nous venons de citer : « A cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère et il s’attachera à sa femme et ils seront deux en une seule chair. Ce mystère est grand, je le dis quant au Christ et à l’Eglise ». Oui, ce mystère est grand puisqu’il est celui par lequel se réalise l’opération d’une conversion réciproque des contraires. Nature et personne, monde et homme, extériorité et intériorité, altérité et identité, et enfin, comme le dit saint Paul lui-même, citant l’Ecriture : dualité et unité. Que le passage de la dualité à l’unité soit un mystère quand il s’agit de l’union d’une cellule mâle et d’une cellule femelle engendrant un seul être, cela est assez évident. Mais ici, il ne s’agit pas d’engendrement, lequel n’est mentionné qu’après la chute. L’unité réalisée est celle de deux êtres, qui dans cette « chair une » ne sont plus distincts : ils sont fondus mais non confondus. La dualité se transforme en une indissociable « duellité », celle-là même que réalise le Christ-Principe et l’Eglise dans la chair une du Corps mystique. Et c’est pourquoi ce mystère est qualifié de « grand ». D’une certaine manière, dans l’ordre de l’existence chrétienne, il n’en est pas de plus grand. Et « mystère » ici ne signifie pas seulement « vérité supra-rationnelle », mais « opération secrète », « transformation invisible », « alchimie divine », car, comme le dit le Christ, « c’est Dieu qui unit ».

II. Union conjugale ou androgynie ?

Pourtant, la relation qui unit l’homme et la femme n’est pas entièrement accomplie par la reconnaissance de l’identité personnelle dans l’altérité de l’être féminin. Nous avons dit que la création d’Eve équivalait à la révélation de la nature humaine du cosmos paradisiaque, à la révélation que l’homme est ici chez lui, et qu’en entrant en relation avec cette extension cosmique, en emplissant la terre, grâce à la présence d’Eve il ne se disperse pas et ne perd pas son unité intérieure. Encore faut-il maintenant qu’il s’unisse réellement à son épouse, puisque c’est seulement ainsi qu’il pourra s’unir au monde paradisiaque et prouver par là qu’effectivement l’extériorité n’est pas pour lui dépourvue d’intériorité, et qu’il sait reconnaître et actualiser l’unité dans la multiplicité. Nous verrons, dans la méditation suivante, qu’une autre condition est nécessaire qui, cette fois, concerne Eve et son orientation vers Adam. C’est précisément lorsque cette seconde condition ne sera plus remplie que s’accomplira le péché originel, c’est-à-dire la perte de l’unité paradisiaque et la dispersion dans la multiplicité cosmique, ce qui prouve que la femme est le principe « passif », ou encore la condition de l’unification du cosmos, le « lieu » médiateur sans la conformité duquel l’homme, principe actif, ne peut la réaliser. On entrevoit par là que, dans cette admirable doctrine, tout se tient : chaque élément éclaire tous les autres et entre en résonance symphonique avec eux.

L’homme doit donc s’unir à la femme. Dans cette union, source d’unité, l’homme, par la médiation de la femme, s’unit au cosmos paradisiaque tout entier qui se présentifie en elle sous sa forme humaine. De quelle union s’agit-il ? Il nous paraît impossible de ne pas l’envisager aussi comme union sexuelle. La raison scripturaire majeure est tellement claire que nous la croyons peu réfutable, quoiqu’elle n’ait pas souvent été révélée : l’être humain est le seul vivant pour la création duquel le texte mentionne la distinction des sexes (I, 27). Pour tous les autres vivants, l’Ecriture ne mentionne comme caractéristique que l’espèce, parce que de fait, c’est bien l’espèce qui fait l’unité véritable des végétaux et des animaux : l’espèce chat tout entière constitue plus réellement un seul et même individu que tel chat, mâle ou femelle. Et, du reste, la division sexuelle, même chez les mammifères supérieurs, n’a pas de valeur permanente : elle n’est « vécue » comme telle que durant la période du rut ; en dehors de cette période la distinction sexuelle garde sa signification permanente, si bien que l’unité de l’espèce, d’une certaine manière est toujours « à réaliser ». C’est pourquoi le texte enjoint à Adam de s’unir à Eve et de devenir « une seule chair ».

Cette thèse, on le voit, commande les réponses aux multiples questions qu’a soulevées la situation sexuelle de nos premiers parents. Un livre entier ne suffirait pas à les aborder toutes et à faire mention des autorités ecclésiastiques, patristiques, théologiques qui se sont exprimées à ce sujet. On nous pardonnera de n’en presque rien dire. Nous ne pourrons cependant éviter de nous exprimer sur la question de l’androgyne. Peut-on admettre que le premier homme ait été créé tel qu’il possédait en lui les deux sexes ?


Si on entend par là qu’Adam primordial était biologiquement bisexué, hermaphrodite, à la manière des êtres fabuleux dont parle Aristophane dans le Banquet de Platon, alors il faut répondre : non. Au reste, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, Platon ne présente les Androgynes ni comme les ancêtres des êtres humains (à l’origine il existe des hommes, des femmes, et des androgynes (5)), ni comme des êtres plus parfaits et plus proches du divin, puisqu’au contraire « ils s’attaquent aux Dieux par orgueil (6) » et tentent d’escalader le Ciel. Il faudrait les ranger dans la catégorie des « titans ». Mais d’autre part, même là où les diverses mythologies religieuses nous parlent d’une androgynie divine principielle ou d’une androgynie humaine primordiale et antérieure à la séparation des sexes, on ne doit pas en interpréter nécessairement les expressions iconographiques et scripturaires en un sens littéral. La plupart des historiens des religions en sont d’accord : il faut plutôt y voir un symbole, soit de l’unité divine qui intègre et dépasse les contraires, soit de l’unité du genre humain (7). Pour répondre à la question posée, nous allons devoir retourner au chap. I de la Genèse, qui doit être lu attentivement, si l’on veut en suivre l’enseignement. Nous avons déjà cité ces versets, mais il nous faut les reprendre.

III. La distinction des sexes est-elle une conséquence anticipée du péché ?

Nous rappellerons d’abord qu’au verset 26 (« Faisons l’homme à notre Image, comme notre ressemblance… »), si le mot homme (Adam) est au singulier, le verbe qui suit est au pluriel (« et qu’ils commandent aux poissons de la mer… » (8), ce qui, notons-le en passant, est comme l’inverse du pluriel Elohim presque toujours suivi du verbe au singulier. Adam désigne donc l’espèce humaine considérée dans son essence principielle, en tant que cette essence contient en elle la totalité des êtres humains. On doit remarquer, en outre, que les expressions « notre Image » et « notre ressemblance », ne sont pas introduites par les mêmes prépositions et n’ont donc pas la même signification, bien que la Vulgate se contente d’un seul et même ad pour les deux termes : ad imaginem et similitudinem nostram (9). L’hébreu, en effet, emploie les prépositions be pour « image » et ki pour « ressemblance ». Or, be signifie proprement « dans » (cf. be-reshit = In Principio) : Adam est fait dans l’Image, ce qui, au sens le plus fort, ne peut désigner que le Verbe divin, image du Père, lieu des possibles et synthèse principielle de tous les archétypes de la création, comme l’ont vu beaucoup de Pères et de Docteurs médiévaux. Cette interprétation confirme d’ailleurs ce que nous avons dit du rapport hiérarchique qui unit le chap. I au chap. II, lesquels ne se situent pas au même niveau ontologique, l’Adam du chap. I ressortissant à la création principielle in divinis, ou, à tout le moins, à la création angélique, ce que s. Maxime le confesseur appelle « l’éternité éonique créée » (10). Cet Adam n’est pas une abstraction, un être de raison. Ce n’est pas non plus un être individuel posé dans son propre monde. Mais cette essence, cet « universel », est réel en tant qu’il est conçu par Dieu ou connu par les anges (11). Et c’est pourquoi saint Augustin peut déclarer : « les choses qui sont inférieures aux anges ont été créées de telle sorte qu’elles adviennent d’abord dans la connaissance de ces créatures spirituelles avant que d’advenir dans leur propre genre d’être » (12).

Cette interprétation du chap. I est également celle de saint Grégoire de Nysse : « La parole disant que Dieu a fait l’homme désigne, par l’intermédiaire de ce mot, toute la nature humaine. Car le nom d’Adam n’est pas donné maintenant à l’objet créé, comme dans les récits qui suivent (13). Mais l’homme créé n’a pas un nom particulier, il est l’homme universel. Donc, par cette désignation universelle de la nature, nous sommes invités à comprendre que la Providence et la Puissance divines embrassent tout le genre humain dans la première création » (14). Le premier Adam, l’Homme universel ainsi créé, n’est ni masculin ni féminin. De ce point de vue, on peut bien dire qu’il est androgyne, non au sens où il combinerait les deux sexes, mais au sens où il réalise un état d’indifférenciation antérieur à la polarisation sexuelle. La limite et l’erreur du symbole androgynique, c’est qu’il semble vouloir reconstituer un état antérieur à partir d’un état postérieur et par simple combinaison des différences propres à cet état. Une telle entreprise revêt alors un caractère luciférien dans la mesure où elle singe l’unité sur le plan même de la dualité (15). Il doit être clair, au contraire, que le masculin n’est tel que par rapport au féminin et réciproquement, et donc que là où cette polarisation n’existe pas, les caractères distinctifs de la différenciation sexuelle n’existent pas non plus, fussent-ils réunis dans un seul individu. Ainsi les anges ignorent la distinction des sexes et toute question de ce genre est, à leur égard, dépourvue de sens. De même en est-il de cet « Homme » universel créé principiellement et qui n’existe encore, cosmologiquement, que dans la connaissance angélique. « Donc, l’homme fait à l’image de Dieu, dit saint Grégoire de Nysse, c’est la nature comprise comme un tout. C’est cela qui porte la ressemblance divine. Et l’homme fut fait de telle sorte par la sagesse toute-puissance de Dieu, que ce n’est pas une partie du Tout, mais la nature totale qui exista en une fois (littéralement : « tout entier, en une seule fois, le plérôme de la nature »). Ce plérôme de la nature humaine, cette « réalité divine », n’est donc pas sexuée : « Car il ne faut pas penser que dans cette divine et bienheureuse Nature il existe une division des sexes » (16).

D’où vient donc cette division ? pour saint Grégoire de Nysse elle est une conséquence anticipée du péché originel. Sachant que l’homme perdra son rang premier, la Providence divine prend les devants en opérant la distinction sexuelle, de telle sorte que, le moment venu, les êtres humains pourront se reproduire selon le mode bestial auquel les condamnera leur nature déchue : « ayant transféré à l’homme ce qui est le propre de la nature animale, Dieu attribuera à notre espèce un mode de propagation qui n’était nullement conforme à l’excellence de sa création première. En effet, cette faculté de croître et de se reproduire, Dieu ne l’a pas donnée au genre humain lorsqu’il l’a créé à son image, mais c’est lorsqu’il eut fait la division des sexes, qu’il dit : « Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre ».

Cette explication on le voit, est commandée par trois idées connexes :

1° la propagation primitive du genre humain devait s’accomplir non sexuelle-
ement ;
2° distinction des sexes, antérieure au péché, est ordonnée à la propagation de
l’espèce ;
3° la propagation par conjonction des sexes, fruit du péché, ravale l’homme au
rang des animaux.

Ces thèmes se retrouvent assez souvent chez les Pères. Nous ne croyons pourtant pas que le texte nous les impose, et nous pensons même qu’il les rend difficilement acceptables.

Deux choses nous paraissent enseignées par le texte : l’unité de la nature humaine d’une part la polarité sexuelle des êtres en qui elle est réalisée d’autre part ; la seconde est aussi constitutive (quoique à un autre point de vue) de la nature humaine que la première, et affirmée d’une manière aussi forte. Il ne s’agit donc pas d’une conséquence anticipée du péché originel, d’une précaution providentielle, une telle explication nous paraissant un peu trop « pour les besoins de la cause ».

IV. Les deux visages de l’essence humaine en Dieu

Si nous comparons les versets 26 et 27 (« Dieu dit : Faisons l’homme… » et « Dieu créa l’homme… », on observe d’abord la différence des verbes : « faire » et « créer ». le premier (qui a en hébreu le même sens que le « faire » français) évoque l’idée d’un projet (17). Il s’agit donc bien de la nature humaine telle que Dieu la conçoit, nature totale qui sera reçue également dans le masculin et dans le féminin. C’est à cet homme, que nous appellerions volontiers l’homme principiel, qu’est accordée la domination sur les êtres des trois mondes (aquatique, aérien, terrestre). Cette domination liée à la nature humaine comme telle sera donc aussi bien l’apanage du sexe féminin que du sexe masculin. Le second verbe, évoque l’idée du passage à l’acte : « Et dieu crée l’homme ». Le projet est donc saisi dans son accomplissement. Mais, comme il n’y a pas de succession en Dieu, il faut voir, dans la distinction de ces deux opérations, la même réalité envisagée de deux points de vue différents. L’homme principiel que Dieu conçoit éternellement dans l’Image de son Verbe, celui qui porte Sa ressemblance, est envisagé en quelque sorte en Dieu même et par Dieu ; tout ici se déroule à l’intérieur de la sphère divine, et c’est pourquoi le texte rapporte les paroles que Dieu S’adresse à Lui-même, à la 1er personne, si l’on ose dire (le pluriel devant très légitimement être référé aux Hypostases trinitaires). Et c’est pourquoi aussi Dieu dit : « faisons », et non : « créons », puisque nous sommes au sein de l’Incréé. Mais ensuite, on passe à la 3e personne, c’est-à-dire au point de vue de la cosmogenèse, celui où les Idées principielles que Dieu contemple éternellement Lui-même, sont envisagées dans leur relation au monde créé comme les déterminations causales de ce monde. Car c’est seulement de ce point de vue que Dieu est saisi comme un Lui-créateur.

La conception de l’homme principiel devient alors celle de l’homme prototypique, détermination opérée en vue de son existenciation dans un monde spécifique. Cet homme prototypique, qui lui aussi, est « dans l’image », n’est autre que l’homme principiel, mais vu dans sa relation à l’ensemble du créé, comme modèle de toutes les créatures humaines. Autrement dit, et pour employer le langage même de saint Thomas d’Aquin, les Idées que Dieu se forme de toutes les choses créables peuvent être considérées, soit du point de vue principiel comme des modes de contemplation de Dieu par Lui-même dans son Verbe, soit du point de vue prototypique et causal comme les modèles ordonnateurs et recteurs de toute chose existante (18). Le verset 26 envisage les choses du premier point de vue, le verset 27, du second. Et ceci se marque non seulement par la différence des verbes « faisons » et « il créa », mais par la différence de traitement du complément d’objet direct de ces deux verbes, « Adam », lequel est construit directement au verset 26 : « Faisons Adam », tandis qu’il est précédé de l’article défini « le » au verset 27 : « Et Dieu créé l’Adam » (19), ce qui nous paraît marquer très clairement le passage d’une réalité purement principielle, considérée en soi dans son nom propre unique et éternel, à cette même réalité mais posée dans sa détermination objective et distincte comme le nom spécifique d’une communauté d’êtres, c’est-à-dire dans leur essence déterminative.

Relisons maintenant ce verset 27 relatif à la création prototypique de l’être humain :

« Et Dieu créa l’Adam en son image, en image de Dieu Il le créa, mâle et femelle Il les créa ».

Peut-on séparer les uns des autres ces trois vers ? C’est impossible. On ne peut donc considérer le troisième vers : « mâle et femelle Il les créa », ni comme signifiant un être androgynique (20), puisque nous avons un pluriel : Il-créa-eux, ni comme signifiant une seconde création distincte de la première, comme semble le dire saint Grégoire de Nysse. Tout au contraire ces trois vers sont comme le développement d’un seul et même mouvement continu, un acte unique qui déploie tous les effets qu’il contenait en lui-même. De ce point de vue chaque vers subséquent révèle la vérité impliquée dans le vers précédent, de même que la conséquence révèle ce qui était caché dans la cause. Et voici ce qu’on peut en dire : le fait que Dieu créa l’homme « en son Image » entraîne que l’homme ainsi créé sera évidemment l’image de Dieu dans la création. Et en effet, du premier vers au deuxième, on passe de « son image » à « l’image de Dieu », donc du « subjectif » divin à « l’objectif » cosmique : toutes les créatures terrestres sont contenues, à titre de possibles, dans le Verbe, Image du Père, mais l’homme seul, défini d’abord comme image « personnelle » de Dieu, aura pour fonction cosmique d’être son image objective. L’homme est donc l’image de l’Image. Mais d’autre part, parce qu’il est image, alors il s’ensuit que l’être humain sera mâle et femelle : « mâle et femelle il les créa ». Pourquoi ? Tout simplement parce que toute image est double : par sa forme elle n’est autre que son modèle, par sa matière, par le support en lequel elle s’inscrit, le plan de réflexion où elle se projette, elle s’en distingue.

Telle est donc la raison de la dualité des sexes : elle nous paraît impliquée dans la création de l’homme « en image de Dieu », et découler nécessairement de la nature icônique de l’être humain. Qu’on y réfléchisse attentivement et l’on verra qu’il n’est pas facile de faire intervenir d’autres causes. En particulier la nécessité invoquée de la propagation du genre humain nous paraît insuffisante : ne pouvait-elle être assurée aussi bien par une créature hermaphrodite, comme c’est précisément le cas pour de nombreux groupes zoologiques ? Tous les Vertébrés, dont l’homme, ne connaissent-ils pas d’ailleurs une phase androgynique embryonnaire avant la phase de différenciation sexuelle ? et si ce mode de reproduction par conjonction des sexes nous apparente aux animaux, pourquoi la distinction des sexes qu’elle présuppose n’est-elle pas justement mentionnée que pour l’homme et pour aucun autre vivant ? Il faut bien que la mention expresse de cette distinction ait un sens propre au seul être humain, distingué de tous les animaux, et soit autre chose qu’une conséquence anticipée du péché originel. Loin d’être un accident extrinsèque à notre nature primordiale, la distinction de l’être humain en masculin et en féminin est inhérente à cette nature, non point considérée comme Idée connue par Dieu seul, mais considérée comme essence déterminative de toute existence créée.

V. Reçue dans une personne, l’essence humaine est nécessairement possédée selon deux modes sexuels irréductibles

Cet enseignement nous paraît indiqué par le fait que la « ressemblance », mentionnée au v. 26, disparaît au v. 27, où l’on parle seulement de « l’image ». Comme nous l’avons dit ailleurs, l’image concerne le statut ontologique de l’homme, la ressemblance concerne son devenir spirituel. De ce point de vue, l’image réfère au Verbe, synthèse principielle des natures, et la ressemblance au Saint-Esprit, Energie principielle de toute sanctification. Tout être humain, homme ou femme, doit réaliser la « ressemblance », doit devenir ce qu’il est, s’identifier, par grâce et selon son mode personnel, au Dieu-Un dont l’image est imprimé en lui. C’est en ce sens que saint Paul affirme que dans le Christ il n’y a ni homme ni femme : dans le Christ, c’est-à-dire dans le Verbe incarné par l’opération de l’Esprit et rempli de cet Esprit. La vie spirituelle concerne l’essence humaine en tant qu’elle se tourne vers Dieu et que Dieu consent à la regarder. Le Christ est Celui en qui et par qui peut passer, de nouveau, ce mystérieux et ravissant échange des regards. Celui en qui et par qui Dieu peut retrouver dans l’essence humaine rachetée la pureté et l’unité de son état principiel. Mais la dualité des sexes concerne l’essence humaine en tant qu’elle est tournée vers la création, vers ce monde où le statut de l’être humain sera d’exister comme image de Dieu. Or, comme nous l’avons dit, être image implique la dualité de la forme icônique et de son plan de manifestation. Dieu ne peut pas plus faire une image parfaitement et absolument une qu’Il ne peut faire un cercle carré. Dieu seul est Un. Dès qu’il y a une image, il y a dualité, au moins virtuellement : celle de la forme et de son réceptacle. Il faut donc que cette virtualité soit préfigurée, d’une certaine manière, dans l’essence elle-même « avant » d’être réalisée dans l’existence et c’est pourquoi le visage de l’essence qui est tourné vers l’existence, est cause d’une dualité d’êtres sexuellement distingués.

Cela implique, évidemment, qu’il y a en Dieu un archétype du féminin comme du masculin, ce qu’un certain « masculinisme » s’est toujours empressé de combattre, comme si la femme n’avait pas tout à fait droit à porter l’image divine. Bien entendu, il n’y a pas en Dieu quelque chose qui ressemble à la femme (ou à l’homme !) : ce n’est pas Dieu qui ressemble à la créature adamique, mais la créature à Dieu. Ce qu’on doit dire, en revanche, c’est que le féminin dans la création exprime un aspect divin, une fonction divine que l’on peut approprier plus particulièrement, nous l’avons dit à plusieurs reprises, au Saint-Esprit (22), et à sa fonction « maternelle », alors que le masculin se rapporte plutôt au Logos dans sa fonction déterminative. N’oublions pas, d’ailleurs, que le mot « image » est répété trois fois, ce qui n’est pas sans rapport avec la Trinité. L’Esprit, en effet, la Ruâh, c’est un principe d’expansion, de dilatation, et donc éventuellement de soulagement (23). Comme tel, il se distingue du principe de détermination et de compaction, éventuellement de rigueur, qu’est le Logos : d’où son nom de Paraclet, de Consolateur. Cet esprit est lui-même l’espace dans l’unité duquel le Père peut engendrer son Fils, où le « souffle expansé » dans lequel Il peut prononcer son Verbe. Tout développement horizontal d’un état d’existence, peut ainsi être référé au divin Pneuma, toute extension d’un cosmos, toute ambiance, tout milieu ou tout réceptacle. On saisit par là la relation ontologique qui rattache l’Eglise au Saint-Esprit, ainsi que Marie son épouse, prototype de l’Eglise et de la femme par sa conception immaculée, autrement dit par sa parfaite conformité à son Modèle divin.

L’Ecriture nous enseigne donc que l’unique essence humaine se réalise existentiellement en une double incarnation. Identique et plénière en chaque membre du couple, cette essence n’est cependant pas actualisée mêmement par l’un et par l’autre. C’est que chacun d’eux joue son propre rôle dans la fonction icônique générale assignée à l’être humain parmi tous les êtres. Un homme unique, image unique de Dieu, s’identifierait à son Modèle et serait Dieu lui-même, et tel est précisément le cas du Nouvel Adam. Car l’homme est un être personnel, c’est-à-dire conscient et libre, qui doit procéder à une assomption active de sa propre nature, qui doit la réaliser et s’identifier activement avec elle. L’animal subit sa nature, c’est elle qui agit en lui. L’homme la reçoit et la met en œuvre. Assumant totalement une nature totale, puisqu’image de Celui qui est tout, comment pourrait-il échapper à l’illusion d’égaler son Principe ? Mais précisément la distinction sexuelle impose une limite à la réalisation de son essence théomorphe, celle d’une modalité : il est image de Dieu en tant qu’il actualise l’aspect « forme » de son statut icônique, ou l’aspect « réceptacle », mais pas les deux à la fois.

C’est donc encore une fois, l’existence de la personne qui rend compte de la nécessité de la distinction des sexes. On aurait pu en effet nous objecter que s’il est vrai que toute image implique dualité, rien n’oblige à que cette dualité se réalise en deux êtres sexuellement différents. C’est pourquoi, si l’on veut répondre véritablement à cette question, il faut pousser jusqu’à la personne, actualité ultime de l’être humain. Créer l’homme, c’est conférer la nature humaine à un centre conscient et volontaire, c’est conjoindre la totalité (relative) d’une nature à l’unité d’un centre spirituel, donc à une unité qui a quelque chose d’absolu et de transcendant, capable par là d’absolutiser la nature qu’il reçoit (et ce sera le péché originel, comme nous le verrons). Il faut donc que la conjonction de cette totalité à cette unité s’opère selon un certain mode, d’une certaine manière, qui marque une polarité par rapport à l’actualisation intégrale de l’essence théomorphique. Et ce mode ne saurait découler que de la structure même de toute image. Chacun possède l’image, mais à sa façon. S’il y a « façon », c’est parce qu’il y a possession et prise en charge par une personne ; mais chacune de ces façons est elle-même, dans son mode particulier, quelque chose de l’image. Ainsi cette possession de la nature icônique s’accompagne de la reconnaissance de son incomplétude. Chacun des sexes apprend par l’autre non seulement qu’il n’est pas seul à posséder l’image unique, mais encore que l’autre la possède d’une manière qui lui est interdite, et donc qu’elle ne sera complète que dans leur union, c’est-à-dire, d’une certaine manière, dans leur dépossession d’eux-mêmes. Nous avons atteint cette fois au fondement de l’irréductibilité des sexes.


NOTES (6ème partie)

(1) Envisagée dans toute sa profondeur, la personne, en effet, ne doit point être regardée comme un point ontologique fermé sur lui-même (ce n’en est là que la modalité la plus inférieure), mais la relation active dans laquelle « entre » la créature humaine lorsqu’elle se tourne vers le Soi divin. Si bien que cette relation n’a jamais « fini » de s’approfondir : plus elle s’approche de Dieu et s’unit à lui, plus la personne se réalise, devient elle-même et entre dans sa propre identité. Dans cette conception, l’être n’est pas séparé de l’acte : la personne n’existe que si elle se réalise, -- avec cette réserve, toutefois, qu’au départ il faut bien que la créature humaine jouisse spontanément de son propre exister naturel. Ce don de l’existence passivement reçue définit précisément la nature de l’être en tant qu’être et le distingue radicalement de l’être incréé qui est son propre acte d’être (actus purus essendi, dit saint Thomas). Mais, parce qu’il est doué d’intelligence consciente et de volonté libre (et non seulement, comme les animaux, d’intelligence inconsciente et de pulsions naturelles), l’homme ne peut que sauver ou perdre cet état d’existence ; c’est-à-dire : il doit l’assumer activement, le transformer en un acte personnel d’existence, « porter sa croix », comme dit le Christ, ou bien souffrir éternellement de ne pouvoir le rejoindre : deux réalisations de la personne, par haut et par en bas. Passer de l’exister naturel à l’acte personnel d’existence n’est possible que par la grâce du baptême, qui transforme la simple relation ontologique constitutive de la créature en relation de filiation divine. Inversement, la damnation est une personnalisation à rebours : l’être humain n’envisage de prendre en charge sa propre existence qu’en en refusant l’origine divine. Voulant devenir la source de sa propre existence (c’est la mauvaise conception de l’exister personnel), il s’en distancie irrémédiablement et s’inflige à lui-même une inguérissable blessure.
(2) A proprement parler la figure ici dessinée n’est pas une croix, mais une perpendiculaire abaissée sur une droite horizontale (ou un plan). Comme nous le verrons, la branche inférieure de la croix sera « tracée » seulement par le péché originel (d’où la « convenance » de la croix rédemptrice.
(3) Cf. l’exposé de cette question dans la 3e méditation. Notons qu’au chap. I, v. 28, l’ordre est donné au premier couple « d’emplir la Terre », ce qui désigne bien cette extension en mode horizontal dans le plan de l’existence terrestre. Cette extension est liée à l’acte de la génération : « Croissez et multipliez ». Mais on peut aussi la considérer comme formant couple avec le terme suivant : « Emplissez la terre et soumettez la ».
(4) On songera à l’enseignement de Jésus à Nicodème, dans lequel le baptême, qui nous rétablit intérieurement dans le Paradis, est défini comme une rentrée dans le sein de la mère en vue d’une seconde naissance.
(4b)Marie accomplit aussi cette fonction de retour à l’unité lorsque, selon saint Luc (II, 19
51), Elle « rassemble dans son cœur » tout ce qu’a vécu l’Enfant Jésus, composant ainsi le premier évangile.
(5) Banquet, 189 e « Premièrement, l’espèce humaine comportait en effet trois genres ;
non pas deux comme à présent ».
(6) Ibidem, 190 b.
(7) Cf., par exemple, Mircea Eliade, Traité d’histoire des Religions, p. 359-363.
(8) La plupart des versions laissent le verbe au singulier.
(9) Les LXX disent : Kata (selon) et, comme la Vulgate, intercalent un « et » entre « image nôtre » et « semblance nôtre » qui n’est pas dans l’hébreu.
(10)Cité par P. Evdokimov, La femme et le salut du monde, Casterman, 1958, p. 64. Le
concept d’éon correspond, en grec, au concept de saeculum en latin. Désignant primitivement un âge, un cycle, une ère, une période, une durée envisagée dans sa totalité, il en vient aussi à désigner un « monde », un « ordre » de la création. Enfin sous l’influence de Jean de Scythopolis (évêque du VIe s., adversaire du monophysisme) il désigne un attribut même de Dieu, comme « idée », dans l’entendement divin, d’un cycle ou d’un monde. C’est le principe synthétique d’un déploiement cosmique et temporel, son commencement et sa fin éternels (cf. Urs von Balthasar, Liturgie cosmique – Maxime le confesseur, Aubier, 1957, p. 93). Unité de tous les éons et de toutes les essences, le Logos divin, modèle transcendant des créatures, est ainsi Natura naturans, comme l’énonce saint Thomas d’Aquin : « La nature universelle est la vertu active qui réside dans quelque principe universel de la nature, soit dans quelque principe des corps célestes, ou de quelque substance supérieure, selon quoi Dieu même, par certains, est dit : nature naturante » (S. Th., I, II, q. a. 6).
(11)Cette thèse se trouve chez saint Thomas : « Les substances séparées ( les anges)
connaissent non seulement les « universels », mais aussi les singuliers, en tant que les émanations intelligibles que, par un art divin, ces substances reçoivent en elles, portent ressemblance des choses et selon la forme et selon la manière. » Quaest. De anima, a. 20 c.
(12)Sup. Gen. Ad lit., II, 8; cité comme autorité par saint Thomas, S. Th., I, q. 55, a. 2.
(13)En réalité, l’hébreu porte bien le nom Adam, mais la version grecque (que lit saint
Grégoire de Nysse) le rend par anthrôpos, « homme », comme la Vulgate par Homo.
(14)La création de l’homme, ch. 16 ; nous suivons la traduction du Cardinal de Lubac
dans Catholicisme, ed. du Cerf, 1952, p. 329, plutôt que celle de J-Y. Guillaumin (D.D.E., Les Pères dans la foi, 1982, p.99-100) moins précise.
(15)De fait certaines représentations du démon ont un caractère androgynique. Il serait
alors préférable de leur réserver le qualificatif d’hermaphrodite.
(16)La création de l’homme, ch. 22. Comme l’écrit le ardinal Daniélou (Platonisme et
théologie mystique, aubier, 1944, p. 53) : « Cette création ne doit pas s’entendre d’une
humanité abstraite. Le mot phusis (nature) désigne toujours chez Grégoire une réalité concrète existante. Mais elle ne doit pas non plus s’entendre d’une réalité historique (…). Cette création est d’ordre intentionnel. » On lira, dans cette étude du Cardinal Daniélou, p. 48-45, un exposé plus détaillé et nuancé que le bref résumé que nous en avons donné. On peut lire aussi le texte même de Grégoire de Nysse dans l’édition courante que DDB a publiée de La création de l’homme.
(17)A noter, comme l’ont observé les Pères et les Docteurs, que l’être humain est le seul
dont la création est « précédée » d’une « délibération ».
(18)Cette distinction correspond à celle que fait saint Thomas à l’intérieur de la science
divine. Ou bien on considère que la science que Dieu a des purs possibles en tant qu’Il les contemple dans son essence indépendamment de toute volonté créatrice : c’est la science de « simple intelligence » ; ou bien on considère la science qu’Il a, dans son essence, de ces mêmes objets, mais en tant qu’il veut les créer (les choses sont en tant que Dieu les connaît) : c’est la « science d’approbation » (S. Th. I, q. 14, a. 8 et 9).
(19)Que le lecteur nous pardonne ces précisions. Nous les réduisons au minimun indispen-
sable. On comprendra au moins par là que l’Ecriture ne renferme pour ainsi dire, que
des singularités significatives (dont l’immense majorité des exégètes « scientifiques » ne dit strictement rien), et donc que ce texte prétendument naïf ou rudimentaire, est en réalité construit sciemment selon des relations d’une inépuisable complexité.
(20)L’interprétation androgyniste se rencontre chez beaucoup d’exégètes juifs affirmant,
sous l’influence de l’Aristophane du Banquet, que le pluriel désigne les deux parties, masculine et féminine, d’un même être humain conçu comme véritablement hermaphrodite (cf. La Genèse, commentaire du rabbin Elie Munk, la voix de la Thora, p. 28-29). D’autres, éventuellement chrétiens, soutiennent une interprétation analogue, mais en un sens intérieur et dépourvu de connotation sexuelle. Pourtant, si tel est le sens, nous ne parvenons pas à comprendre pourquoi l’Ecriture n’a pas dit : Mâle et femelle, Il le crée. Si l’on ose dire, c’était le moment ou jamais. On pourrait enfin comprendre le pluriel comme désignant une pluralité d’êtres hermaphrodites. Mais on serait alors en contradiction avec le monogénisme du chap. II.
(21)On se rappellera qu’au verset 2 du chap. I, le mot Ruâh (Esprit) est au féminin, ce qui
est d’autant plus remarquable qu’en hébreu il connaît les deux genres.
(22)La racine hébraïque RWH a d’ailleurs tous ces sens ainsi que celui d’espace.


VIIe MEDITATION
L’UNION DE L’HOMME ET DE LA FEMME


Les conclusions de la précédente méditation sont donc les suivantes : 1) l’androgynie dont parlent certains commentateurs ne concerne que l’«homme universel », celui que nous avons appelé principiel, c’est-à-dire l’homme dans (et selon) le Principe, androgynie qui d’ailleurs ne désigne nullement une bi-sexualité, mais uniquement un état d’indifférenciation à l’égard de cette dualité ; 2) la polarité sexuelle n’apparaît qu’avec l’homme prototypique, c’est-à-dire avec l’essence adamique en tant qu’on l’envisage dans sa fonction déterminatrice des existences créées (1) ; 3) ces existences créées, parce qu’elles sont constituées d’une nature reçue et appropriée par une personne, sont masculines ou féminines. Le seul moment proprement androgynique, c’est donc le deuxième. Les considérations que nous exposons étant assez inhabituelles, il ne sera peut-être pas inutile d’y revenir un instant.

I. L’image, l’ange et l’homme

Le fondement scripturaire de notre thèse, c’est le verset 27 du chap. I : « Et dieu créa l’homme en Son image de Dieu Il le créa, mâle et femelle. Il les créa. » Nous y voyons trois phases liées causalement : parce que l’homme est créé par Dieu « en Son image », il doit exister « en tant qu’image de Dieu », et parce qu’il doit exister « en tant qu’image de Dieu », alors il existera selon la modalité mâle ou femelle (2).

Comment donc peut-on comprendre que le passage de « Son image » à « image de Dieu » entraîne l’apparition d’une polarisation sexuelle prototypique ? N’est-il pas paradoxal de voir dans la nature théomorphique de l’essence adamique la raison de cette polarisation, alors que la plupart des Pères grecs y voient au contraire la raison majeure pour refuser cette polarisation : Dieu étant Un, son image l’est aussi ; or, nous ne nions nullement le bien fondé de cet argument. Il nous paraît cependant métaphysiquement unilatéral. L’image n’est une que dans l’Un. Cette image, c’est d’abord le Verbe divin, image éternelle du Père, et c’est aussi toutes les possibilités de création contenues en Lui, toutes les Idées divines que Dieu connaît en Lui-même comme autant d’images de Lui. L’essence adamique est l’une de ces images ; mais, comparée à toutes les autres, elle est image d’une manière essentielle : en effet, elle ne reflète pas telle qualité divine (comme le lion reflète la force ou la majesté), mais elle reflète l’Essence Divine en tant que telle, la « forme » même de Dieu. C’est pourquoi, dans le Christ, il n’y a plus ni homme ni femme, dit saint Paul, cette forme humaine du Christ réalisant la perfection de la nature théomorphique de l’essence adamique (3).

Cependant cette essence est une possibilité de création. Elle est destinée à devenir le prototype d’une pluralité de créatures humaines, appartenant au même monde défini par le même ensemble de conditions d’existence. Parmi toutes ces créatures peuplant ce monde, en vertu de sa nature principalement théomorphe, elle est destinée à représenter l’«image de Dieu ». Elle n’est pas seulement image de Dieu en elle-même et pour Dieu, elle l’est aussi et conséquemment, pour tous les êtres non-humains appartenant au même monde humain. Comme nous l’avons dit, cette essence a deux visages : un visage principiel, tourné vers Dieu, un visage prototypique tourné vers la création. Or, il faut de toute nécessité que cette fonction icônique de l’essence adamique soit préfigurée dans l’essence elle-même ; ce qui n’est pas le cas de toutes les essences, car toutes les essences ne sont pas images de Dieu comme tel, mais images de « tel Dieu », si nous osons dire : en d’autres termes, elles sont images de telle ou telle qualité ou aspect divin (qui est Dieu puisqu’en Dieu, tout est Dieu, mais « vu » sous un certain angle), et ces qualités divines sont innombrables (infiniment plus que la somme toutes les créatures possibles). Tels sont les anges, qui sont en quelque sorte des êtres-natures, images de Dieu « qualifié », mais aucun n’est l’image de Dieu (comme tel, ou comme telle) pour les autres anges. Il n’y a pas un roi de la création angélique. Le monde angélique possède bien une organisation hiérarchique, mais la place centrale ou le sommet de cette hiérarchie n’est pas occupé par un ange. Loin donc que l’ange soit à l’image de Dieu, il faut dire plutôt qu’il est la « non-image » de Dieu. C’est pourquoi le nom du chef des anges, donc de celui qui manifeste la forme angélique par excellence est Mikhaël (Michel), ce qui en hébreu signifie littéralement « qui = Mi-(est) comme = Kha-Dieu = El ? (Quis ut Deus ?). Tous les anges étant de forme « mikhaëlite » (4), ils dénoncent par là même toute prétention théomorphique. D’où la gravité du péché luciférien puisque, voulant se faire « comme Dieu » (« je serai semblable au Très-Haut », (Isaïe, XIV, 14) Lucifer, le « Fils de l’Aurore », attente à sa propre nature qui se trouve alors inversée. Toute cette doctrine est résumée dans cette idée que les anges ne sont pas des êtres « centraux », mais des êtres périphériques, si élevés et si proches du Centre soient-ils. Ils sont disposés autour du Trône divin, nous dit l’Ecriture ; c’est ce trône qui occupe donc le centre des mondes angéliques. Il s’identifie à Marie, Trône de la Sagesse divine incarnée, et qui est ainsi la Reine des anges. Quant à Lucifer, incapable d’occuper cette place centrale dont le « vide » ne peut être rempli que par l’immanence du Trône divin, en pénétrant indûment dans cette « région du centre », il est nécessairement « aspiré » par l’abîme vertical et tombe indéfiniment vers le bas, dans ces « ténèbres extérieures », c’est-à-dire les ténèbres d’une périphérie dont le centre n’est nulle part et partout la circonférence.

Au contraire, si l’on peut dire, le théomorphisme principal de l’essence adamique l’institue comme être central, être du Centre : le péché adamique ne consistera pas à vouloir usurper le centre, mais à sortir de la région centrale, à convoiter la périphérie, et l’on comprend pourquoi Satan veut l’y entraîner : n’ayant pu, lui, créature périphérique mais originellement « centrée », envahir le centre, il veut maintenant attirer ce centre relatif qu’est l’homme dans le domaine de la pure extériorité afin de bénéficier de cette centralité dont il a perpétuellement soif.

II. L’image comme racine du masculin et du féminin

Ces remarques nous font mieux comprendre ce que signifie le théomorphisme de l’essence adamique, dont la conséquence majeure est, relativement au monde qui est le sien, d’exercer la fonction de lieutenance divine, de « tenant lieu » de Dieu. Cela implique un « lieu », un « plan d’existence », un « monde », un « espace », et un « tenant », un « centreur », un « ponctualisateur ». Ces deux conditions, passive l’une, active l’autre, sont préfigurées dans l’essence adamique en tant que féminin et masculin prototypiques ; ou, plutôt, sont désignées analogiquement à partir de leurs manifestations existentielles, la femme et l’homme créés au Paradis. Car le masculin et le féminin prototypiques ne constituent évidemment pas une polarité sexuelle au sens biologique du terme : il s’agit des déterminations prototypiques qui se traduiront, en mode créé, par une telle polarité. Toute notre exégète n’est compréhensible que si l’on accepte cette idée que l’homme et la femme sont autre qu’un sexe, c’est-à-dire autre chose que le produit d’une différenciation sexuelle purement accidentelle s’ajoutant de l’extérieur à une essence en elle-même sexuellement indifférenciée. Cette conception d’une différenciation sexuelle purement adventice et ordonnée seulement en vue de la propagation de l’espèce pourrait se recommander, à quelques égards, d’une certaine tradition patristique. Nous la croyons cependant difficile à soutenir. Le masculin et le féminin ni ne partagent en deux toute l’essence adamique, ce qui équivaudrait à nier son unité et donc son existence, ni ne correspondent à des caractéristiques exclusivement corporelles. Nous allons le voir dans un instant, ce sont des modalités de manifestation de cette essence qui en reflètent les déterminations prototypiques. Il y a un archétype du masculin et un archétype du féminin, non comme un homme et une femme éternels numériquement distincts, mais comme des déterminations implicites de l’unique essence adamique. Ce qui le prouve, nous semble-t-il, c’est que la différence des « sexes », de l’avis de saint Thomas (5), et de beaucoup d’autres, est maintenue dans l’état de gloire, bien qu’elle ne corresponde plus à une fonction de reproduction. De même l’Assomption de la Très Sainte Vierge et ses apparitions témoignent en faveur de la pérennisation de la Femme essentielle. Le Christ a dit, non qu’il n’y avait plus ni homme ni femme, à la résurrection, mais seulement qu’on n’épousait plus : non qu’on devenait des anges, mais qu’on était comme des anges (6). Il faut donc que cette différenciation sexuelle soit-elle même ou la traduction, en mode corporel, d’une différence plus essentielle et véritablement prototypique. Cette polarisation, que nous qualifions de « sexuelle » de façon analogique, ne saurait être ordonnée à la propagation de l’espèce ; question qui, au niveau méta-cosmique ou macrocosmique du 1er chapitre, ne se pose pas ou se pose d’une tout autre manière (7). Sa signification est donc à rechercher ailleurs, là où se trouve la double racine de ce qui se manifestera corporellement comme l’homme et la femme que nous connaissons. Nous avons cru pouvoir saisir cette double racine dans la fonction icônique que sa nature théomorphe assigne à l’essence adamique, laquelle implique qu’il y ait en cette essence et le principe de ce qui sera le support de l’image, sa surface reflétante, son « lieu » de manifestation, sa propre réceptivité, d’une part, et le contenu de l’image, sa forme même, sa vérité, d’autre part ; on pourrait dire aussi : son altérité et son identité, car l’image est autre et la même que son modèle.

Nous faisons ainsi remonter la racine de la différenciation en masculin et féminin à un niveau ontologique très élevé (8). Il est plus difficile d’expliquer pourquoi cette essence prototypique polarisée s’exprime, au niveau de la création paradisiaque, par une dualité d’êtres sexués, et non par un seul, hermaphrodite. Il plus facile de remonter de l’effet à la cause que de descendre de la cause à l’effet, et même c’est là le secret de Dieu seul, secret identique à son pouvoir créateur, lequel nous échappe radicalement. La logique la plus métaphysique est toujours rétrospective.

Nous avons cru pouvoir cependant référer cette explication à la relation qui unit la personne à sa nature, tout en ayant bien conscience de son caractère imparfait. Néanmoins notre méditation ne nous a rien fourni de plus topique. Métaphysiquement, il serait équivalent de dire simplement que le « un » ne peut se manifester que par le « deux ». Et, en effet, la raison saisit clairement que dès lors que « un » se manifeste, lui et sa manifestation font « deux » ; si bien que si la manifestation veut être fidèle et conforme à la loi manifestante, elle se doit de refléter sur son propre plan horizontal cette dualité verticale. La véritable image de « un » n’est donc pas « un », mais « deux ». Si l’image de « un » était « un », elle se réduirait à « un » et disparaîtrait comme image. La véritable image (initial) n’est pas un autre point, mais deux points, qui sont alors image l’un de l’autre. Cette loi logico-symboliste permet de rendre compte, relativement, de la nécessité du couple primordial.

Toutefois, avec cette loi, on comprend seulement que l’image d’un point se traduit par deux points semblables ; on ne comprend pas qu’ils doivent être qualitativement distincts. Il faut donc quitter le plan de la seule quantité ; ce que nous faisons précisément quand nous considérons le plan de la manifestation paradisiaque, où tout est éminemment qualitatif, puisqu’il est celui où les natures se manifestent existentiellement dans toute leur pureté. Dès lors, si d’une part l’image paradisiaque de l’unité adamique théomorphe ne peut être que double, d’autre part nous comprenons aussi qu’elle comporte nécessairement une différenciation qualitative explicite, à savoir celle des déterminations polaires implicites de l’essence prototypique.

Et cependant nous ne sommes pas encore au bout de nos peines, car une telle explication, si elle nous permet de rejeter l’hypothèse d’une dualité de créatures purement identiques, tels que seraient deux androgynes, ne nous permet pas d’écarter l’hypothèse d’une dualité de simples « natures » qualitativement distinctes, c’est-à-dire l’hypothèse de la simple coexistence du « masculin » et du « féminin », du « mâle » et de la « femelle » dont parle le texte biblique, au verset 27, et qui ne sont encore ni un homme ni une femme (9). Car, comme nous l’avons dit, et c’est là l’un des principes majeurs de notre exégèse, tout ce qui est exposé au chapitre I concerne la « création » prototypique ou sa réfraction macrocosmique dans les intellects angéliques. Nous verrons dans les méditations suivantes que le péché originel, d’une certaine manière, nous fait « retomber » sous la loi macrocosmique, auquel la grâce du régime paradisiaque nous permettait d’échapper. Remarque importante qui signifie que l’homme du « septième Jour » retombe, mais selon un mode infra-angélique, dans l’homme du « sixième jour ».

III. Comment sa réception dans une personne entraîne la différenciation de la
Nature humaine

L’existence paradisiaque d’Adam et d’Eve n’est pas le résultat de la simple existenciation de deux qualités ou déterminations protypiques, mais celle de deux êtres personnels. Qu’est-ce à dire, sinon qu’ils sont constitués, comme nous n’avons cessé de le souligner, par une certaine relation entre une nature et un centre conscient et libre. Cette relation n’est pas seulement une relation statique de possession qui fait que la nature humaine appartient au sujet ontologique ultime qui la « porte » dans l’existence, c’est aussi une relation dynamique d’actualisation : l’homme doit devenir ce qu’il est, il doit réaliser sa nature. Or ; les sujets humains se différencient qualitativement non par leur réalité d’être personnel (puisque chaque personne étant unique, mystérieusement incomparable et connue de Dieu seul, fonde une distinction supra-qualitative), ni par leur nature d’être humain (puisque cette nature est identique en chacun). Ils ne peuvent se différencier que par la façon dont chacun actualise sa propre nature. C’est donc seulement dans la relation d’appropriation de la nature humaine par la personne que peut s’inscrire cette différenciation qualitative, chacune de ces personnes ayant sa façon propre d’«existencier » la nature humaine. En fait, il faudrait parler de plusieurs façons, donc d’une pluralité de modes d’existenciation selon lesquels se module la relation d’appropriation. En effet le masculin n’existencie pas sa nature humaine de la même façon que le féminin, le sanguin que l’atrabilaire, etc. On pourra donc distinguer le mode sexuel, le mode humoral ou tempéramental, le mode caractériel, le mode singulier (idiosyncrasique), qui, de la pure nature humaine à la personne pure, régissent l’existenciation de la nature par la personne. Encore faudrait-il prendre également en considération des facteurs relativement « externes » de modulation, tels que la race, l’ethnie, la caste, l’éducation, la religion. Chacun de ces modes, relevant à la fois de la nature et de la personne, est déterminé quant à sa racine naturelle et libre dans sa racine personnelle ; il n’est ni un pur donné s’imposant tel quel à la personne, ni purement réductible à un choix personnel, à l’influence de la culture, comme le prétendent les existentialistes (Simone de Beauvoir) et les culturalistes. Le mode dont l’enracinement naturel est le plus important est assurément le mode sexuel. Le mode masculin ou le mode féminin d’existenciation de l’unique nature humaine sont une nécessité de nature, ou plutôt, comme nous croyons que l’enseigne la révélation biblique, ils sont une nécessité dérivant de l’actuation de l’essence adamique dans l’ordre effectif de l’existence paradisiaque. Cela signifie que le masculin et le féminin ne sont pas des qualités substantielles préformées et descendues telles quelles du ciel, mais, répétons-le, des modes d’existenciation qualitativement différenciée, différenciation qui ne peut être engendrée que par les deux pôles de toute réalité icônique : l’identité et la distinction.

Il en résulte que ce n’est pas une moitié d’essence humaine qui est donnée à Adam et une autre moitié à Eve, mais la totalité de l’essence est donnée à chacun d’eux. De plus, comme c’est l’être humain comme tel qui est image de Dieu, il faut en conclure qu’Adam et Eve le sont à un titre égal. Ainsi, dans la mesure où ce théomorphisme originel implique la dualité potentielle d’une identité et d’une différence, qui se manifestera extérieurement, sur le plan de l’existence paradisiaque, par la dualité effective de l’homme et de la femme, alors, d’une certaine manière, tout être humain est potentiellement androgynique. Cette potentialité se reflète d’ailleurs dans le développement sexuel de l’embryon qui est indifférencié jusqu’à la six semaines, et n’acquiert un appareil génital différencié qu’à la 7e (10). Mais, de même qu’en réalité le sexe est déterminé chromosomiquement dès la conception, de même l’essence humaine, en tant que destinée à être reçue dans une personne, est déterminée à l’être selon le mode masculin ou le mode féminin, puisque toute manifestation implique différenciation et que la première différenciation ne peut être que celle du masculin et du féminin.

On voit alors que cette différenciation est dialectique. Le mode masculin n’est pas simplement « autre » que le mode féminin. Répétons-le, il ne réalise pas une partition de l’essence humaine, mais il répond à une prédominance : l’homme n’est pas seulement homme et la femme seulement femme, il est aussi féminin surmonté, elle aussi masculin surmonté. Ou encore ; le masculin est l’autre du féminin et réciproquement. Il s’agit donc d’une polarisation par déséquilibre, par accentuation d’un élément sur l’autre. Ce qui ne signifie nullement que, dans l’état prototypique, masculin et féminin sont en équilibre à la manière des plateaux d’une balance, mais qu’ils sont indifférenciés ou ne se manifestent comme tels, dans leur relative pureté, que par déséquilibre différenciant. Chacun de nos premiers parents est également image de Dieu, mais nécessairement à sa manière, puisque chacun d’eux doit faire sienne cette essence théomorphe dès lors qu’elle est reçue dans une personne. Inévitablement la seule différenciation possible des modes d’appropriation consistera à faire prédominer l’un des deux pôles de la réalité icônique sur l’autre, à l’intérieur de chaque être personnel. Ce qui entraîne qu’il y a le masculin dans l’homme et le féminin dans la femme, mais aussi le féminin surmonté et intégré dans l’homme et le masculin surmonté et intégré dans la femme (11). Ces conclusions sont importantes car elles commandent l’union d’Adam et d’Eve qu’évoquent les derniers versets de la Genèse édénique.

IV. De l’essence et de l’identité du corps adamique

Nous ne croyons pas qu’il soit utile de pousser plus loin l’analyse concernant le passage de l’unité de l’essence humaine à la dualité du premier couple, dont la nécessité doit maintenant apparaître clairement. Mais nous n’avons encore presque rien dit de la signification du masculin et du féminin envisagés non plus dans leur différenciation constituante, mais bien dans leur différence constituée. Nous avons beaucoup parlé du processus, mais nous n’avons pas encore pris en compte son résultat, qui est l’apparition du premier homme et de la première femme. Ou, si nous l’avons fait (dans les méditations IV et V), c’était du point de vue de sa signification relativement à l’être humain en général, et relativement à la sexualité proprement dite (12). C’est d’ailleurs pourquoi au fond, et même dans la méditation précédente, nos analyses étaient réglées par la réciprocité. Ce que nous disions de l’homme valait pour la femme et réciproquement, avec cette réserve seulement que l’un était homme et l’autre femme. C’est maintenant la masculinité et la féminité que nous voudrions scruter en elles-mêmes, du moins brièvement.

Ces analyses seront placées cette fois sous le signe de l’inégalité relative, les conditions masculine et féminine étant en effet inégales relativement, c’est-à-dire en fonction du point de vue considéré (13). Une question préalable cependant : notre méditation du texte biblique concerne-t-elle Adam et Eve, ou les hommes et femmes de toujours ? Nous répondrons qu’elle concerne évidemment tout homme et toute femme, bien que nous soyons porté à attribuer à l’homme paradisiaque un type d’existence d’une autre nature que la nôtre. Nous interprétons en effet les « tuniques de peau » dont Dieu revêt nos premiers parents après la chute, comme désignant le corps charnel, ce qui implique que le corps antélapsaire est de nature psychique ou subtile. Que le corps paradisiaque soit de nature psychique, c’est ce qu’enseigne saint Paul lui-même : « Le corps est semé corps psychique (1 Cor., XV, 44-47). Quant aux « tuniques de peaux » désignant la « carnalisation » du corps subtil, elle est classique chez saint Grégoire de Nysse (14). Encore faut-il l’entendre correctement et attentivement, c’est-à-dire philosophiquement, ce que nous avons tenté de faire dans La charité profanée (15). L’idée essentielle est que le corps charnel actuel n’est pas une réalité purement matérielle, d’une part, et que d’autre part, il n’est pas non plus une réalité ajoutée au corps psychique ; l’expression de « corps ajouté » que l’en rencontre chez certains Pères nous paraît malencontreuse. Il s’agit toujours du même corps, mais soumis à de nouvelles conditions de manifestations subtile. Le fait que nous abandonnions ce corps de mort ne signifie pas que nous l’avons « revêtu » à la conception : les processus de la naissance et de la mort ne sont pas symétriques.

Au demeurant, psychique ou charnel, Adam et Eve possèdent un corps propre, c’est-à-dire un organisme ou structure organisée vivante et constituant le milieu interne de l’être. Car il ne peut pas y avoir manifestation réelle d’une créature sans la rencontre et la conjonction de ces deux éléments : un être et un milieu, ainsi que nous l’avons exposé dans les méditations antérieures. Le corps propre, c’est l’être en tant qu’il entre dans le milieu d’existence, et, inversement, c’est le milieu, le monde, en tant qu’il se soumet à l’être et se laisse envahir par lui. A tous les degrés de la création, le corps propre, c’est le mode grâce auquel l’être est présent au monde et le monde présent à l’être, et l’on pourrait même dire, d’une façon universelle, qu’il désigne la présence de ce qui est un à ce qui est multiple, et réciproquement. En tant qu’il est le mode propre de présence d’un être, le corps, comme organisme essentiel, est toujours le même : corps spirituel, subtil ou charnel, il possède son identité par sa conjonction avec l’être dont il est le mode de présence. Nous ressusciterons avec notre corps propre. C’est pourquoi ce que l’on dit du corps paradisiaque pourra s’entendre du corps charnel.

V. Roi du monde et Reine de l’humanité

La remarque essentielle qu’impose le chapitre II, c’est qu’Adam est créé le premier. Cela signifie que le masculin est, par lui-même, image de Dieu dans le monde et donc pour le monde ; le féminin, au contraire, ne l’est que médiatement, c’est-à-dire n’est image de Dieu, qu’en tant qu’il est image de l’homme. Nous disons bien le masculin et le féminin, et non la personne de l’homme ou de la femme ; et nous disons du féminin qu’il est, et donc qu’il doit être, image de l’homme, et non image du masculin ! Cette distinction est capitale. Si le féminin était image du masculin, il serait masculin et perdrait sa qualité distinctive. C’est d’ailleurs là l’erreur du féminisme qui est bien l’une des plus terribles menaces pesant sur l’humanité. Au demeurant cette erreur implique une incompréhension radicale de la nature du masculin comme du féminin. Etre masculin, en effet, ou être féminin, ce n’est pas actualiser les prérogatives appartenant à une essence, c’est se tenir dans un certain rapport à l’égard d’un certain objet ; bref, c’est une fonction. Est masculin celui qui accomplit la fonction que lui confère sa nature théomorphe à l’égard du monde. L’être humain, image de Dieu ; est masculin en tant qu’il exerce sur le monde extérieur la royauté active. Il s’agit donc d’un véritable ministère cosmique. Le masculin a pouvoir sur les choses. S’il est infidèle à ce ministère, s’il trahit sa fonction, il entraîne avec lui la déchéance de toute l’humanité, raison pourquoi le péché originel est celui d’Adam et non celui d’Eve. L’infidélité au ministère, c’est d’abord, et précisément, la transformation du service en prérogative : le féminisme n’est que la rançon du masculinisme. Réciproquement, si le masculin réside dans le pouvoir de l’homme sur les choses, le féminin, lui, a pouvoir sur l’homme. Le masculin est maître du Monde, le féminin est maître de la réalité humaine, dans la mesure où il a pour fonction de la représenter à elle-même. Et c’est pourquoi le péché originel est accompli par Adam, mais à la sollicitation d’Eve. La femme est chargée de représenter l’homme dans le monde, de même que l’homme y est chargé de représenter Dieu. Fonction féminine qui est en rapport direct avec la maternité : c’est la femme qui fait naître l’être humain dans le monde, l’homme ne le fait naître que dans la femme. Et de même que l’être masculin, en sa fonction royale, doit non seulement agir sur le monde et le transformer, mais aussi le garder et veiller sur lui, de même l’être féminin doit non seulement transformer l’homme, mais aussi le garder et veiller sur lui. Gardienne de toute l’humanité, elle ne cesse d’enfanter les êtres humains à eux-mêmes, à leur propre noblesse et dignité. C’est elle qui en possède le secret, c’est en elle qu’il est caché. Voilà ce que comprend Adam en apercevant son épouse paradisiaque. Par les paroles qu’il prononce (« voici l’os de mes os et la chair de ma chair ») il l’institue Reine de l’humanité, il lui confie, au matin primordial, la garde de l’icône humaine, de même que Dieu lui a confié la garde du paradis.

Tels sont les principes qui président, selon l’Ecriture aux rapports du masculin et féminin. Ils entraînent deux conséquences majeures : c’est que le féminin soit soumis au masculin et que le masculin respecte et honore le féminin. Soumission, oui, parce que l’être féminin est un être du cosmos et comme tel soumis à la royauté adamique. Respect, oui, parce que ce qu’il aperçoit en elle, au-delà de l’apparence objective, c’est le visage de sa propre humanité : non le visage de sa masculinité, mais celui de sa divine noblesse. Tourné vers le monde extérieur, pour Adam, tout est monde. Comment ne s’oublierait-il pas lui-même, puisque rien ne lui parle de l’homme et que lui-même, absorbé dans sa tâche objective, est tout entier comme en dehors de soi ? Regard absolu sur les choses, il perd de vue sa propre « situation » mondaine. C’est ici le lieu de rappeler une remarque que nous avions faite en commençant nos méditations et que nous avons toujours maintenu implicitement à l’horizon de notre réflexion. Le premier regard qu’Adam jette sur le monde est d’abord empli par la vision d’un cosmos non-humain, où tout est « objet » pour un sujet connaissant, alors que la première vision qui emplit le regard d’Eve et celle d’Adam qui la regarde : le monde, l’objectif, l’extérieur, prend pour elle d’abord la forme humaine. Or, cette première « information » du regard est ineffaçable et marquera indélébilement les regards masculin et féminin (16). Même l’humain est pour le masculin d’abord mondain et objectif, même le monde est d’abord pour le féminin humain et subjectif. C’est à travers le masculin que le féminin fera l’apprentissage de l’objectif, et de même avons-nous montré que le féminin était pour Adam médiateur du subjectif. Or, apprendre l’objectif, c’est, d’une certaine manière, mourir à soi-même, c’est renoncer à sa propre loi, c’est véritablement se soumettre à ce qui est. La première forme de cette soumission, grâce à laquelle le féminin sort de sa propre homogénéité existentielle, est constituée par la reconnaissance de l’existence et du vouloir masculin. Inversement, apprendre le subjectif, c’est d’une certaine manière, renoncer à connaître, c’est découvrir que les « objets » ont un « dedans », un mystère, une dimension, par où ils échappent au regard transperceur, à la pénétration cognitive, c’est respecter ce qui est la reconnaissance du féminin, comme mystère virginal et scellé, est la première forme de ce respect, par où le masculin, dispersé dans les choses, se recueille et s’éveille au secret de sa propre intériorité.

On voit comment se sont traduits, au niveau paradisiaque, la double polarisation prototypique où nous voyons la double racine du masculin et du féminin : pôle « formel » et pôle « matériel » de l’essence adamique comme théophanie, déterminant les modes respectivement masculin et féminin d’appropriation de cette essence. L’homme actualise « formellement » son théomorphisme, la femme l’actualise « matériellement ». Ou encore l’homme l’actualise par son agir, la femme par son être ou son état. Mais si l’homme est « forme théophanique », il n’est pas forme pure. Invisible sous la lumière de la forme, la matière n’en est pas moins présente, sinon il serait un ange ou Dieu même. C’est cette « matière » qui sort de lui, durant l’instant d’un sommeil profond, durant une interruption de ce regard obstinément ouvert sur les choses, et que Dieu « bâtit en forme de femme », alors qu’il a les yeux fermés. Ainsi la femme est « matière théophanique », réceptacle, lieu de la théophanie, elle est la terre paradisiaque elle-même, la demeure primordiale de l’humanité. Mais elle n’est pas pure « matière », sinon elle serait moins qu’humaine. Cette demeure est habitée par la forme divine, mais, cette fois, intériorisée et comme invisible.

VI. « Ils seront deux selon l’unité de la chair »

Parvenus ainsi à l’extrême différence, le masculin et le féminin peuvent réaliser, sur le plan même de l’existence créée, l’unité prototypique d’où ils tirent leur origine. Ils le peuvent parce que cette unité sera celle d’une fusion sans confusion : union active et non point indifférenciation statique. L’homme et la femme étant constitués non seulement en masculin et en féminin, mais d’abord en êtres personnels, intelligents et libres, l’union qu’ils réalisent en mode naturel (c’est-à-dire en fonction de leurs natures masculine et féminine) demeure sous la dépendance de leur être spirituel. Sinon une telle union équivaudrait à un mensonge : on ne peut réaliser une unité ontologique sur le plan même de la dualité. C’est pourquoi la citation que le Christ fait du texte de l’Ecriture nous paraît métaphysiquement plus exacte que la version hébreu telle qu’elle nous est parvenue. L’hébreu dit en effet : « et ils seront selon la chair une », tandis que les septante, le targum, la Vulgate, et tout le Nouveau Testament portent : « et ils seront deux selon la chair une ». D’autres particularités de l’hébreu demanderaient à être soulignées : ainsi le verbe « être » est à l’«inaccompli », indiquant une action qui dure ; et le mot « chair » est précédée d’une préposition, non nécessaire s’il fallait seulement dire : ils seront une seule chair, et qui indique, croyons-nous, une idée de modalité : « ils existeront » (le verbe « être » peut avoir ce sens fort), non de leur existence plénière, mais « selon la modalité de la chair une ». Si l’on se souvient de l’interprétation que, dans la Ve méditation, nous avons donnée de la chair comme désignant la « nature », on voit en effet que c’est selon la modalité de la nature, et non selon celle de l’existence personnelle, que se réalise cette unité. L’unité des personnes, en effet, n’est pas d’ordre naturel. Elle réfère à l’unité de l’Esprit divin qui la fonde et la constitue. C’est en Dieu que la personne d’Adam est unie à la personne d’Eve, union préexistentielle, à laquelle l’un et l’autre accèdent, mais qu’ils ne produisent pas. Dans la relation paradisiaque de personne à personne, l’union d’Adam et d’Eve n’implique aucune fusion, aucune conjonction ; c’est une union « à distance », union de confiance et de reconnaissance : chacun, en soi-même, est uni à l’autre. L’union de nature est différente : elle implique, au moment de son accomplissement, la suspension relative de l’appropriation personnelle de la nature, pour laisser en quelque sorte la nature suivre sa propre loi. Il y a ainsi, dans la conjonction sexuelle, quelque chose d’impersonnel ou qui déborde momentanément la personne. Nous sommes renvoyés ici, d’une certaine manière, à l’essence prototypique non encore « hypostasiée » (c’est-à-dire reçue dans une hypostase ou personne), et la joie qu’en éprouve l’être est celle d’une sorte de retour à l’originel et d’immersion en lui. Sans doute, nous l’avons noté, cette fusion demeure-t-elle sous la dépendance de la personne. Mais ce n’est pas la personne qui l’engendre elle consent seulement à son propre effacement, à sa « mort » ou à son « sommeil » momentané. Elle « laisse exister » l’unité originelle de la nature, dans sa vérité et sa nudité. Et c’est là, pensons-nous, au moins l’une des significations possibles de la nudité que mentionne le texte aussitôt après : la personne cesse d’envelopper la nature. Mais ils n’en avaient point honte. Comment cela est-il possible ?

La honte est la conscience de notre indignité dévoilée. La nudité est le dévoilement total. Il n’y a donc en Adam rien qui soit indigne d’être vu d’Eve, et réciproquement. Que pourrait-il y avoir de non digne, sinon ce qui, en eux, serait inférieur à leur plus haute noblesse, laquelle est celle de la personne ? Il faut donc que chaque homme honore et respecte en lui-même sa propre nature sexuée voulue par Dieu. Il en est le serviteur et non le propriétaire ; le serviteur parce que le maître, et non le jouisseur ou le profiteur. C’est à lui que Dieu a confié cette nature, comme Il lui a confié la nature paradisiaque, pour qu’il la garde et la cultive, qu’il la porte dans l’être et la développe. En s’unissant, Adam et Eve honorent et accomplissent la loi de cette nature. Mais pourquoi cette loi est-elle celle d’une union ?

Il n’y a pas d’autre réponse possible que la pro-création, nous l’avons dit, l’union naturelle du masculin et du féminin n’est pas une véritable unité. Comment d’ailleurs le pourrait-elle, alors qu’elle implique la présence des personnes dont elle demeure ontologiquement solidaire ? De plus, aucune nature n’est « une » par elle-même ; elle l’est par l’être qui la fait exister et qui, d’une certaine manière, la transcende. Ainsi l’unité naturelle du masculin et du féminin, ou bien est imparfaite ou mensongère, ou bien se réalise véritablement dans l’unité d’un être distinct. L’amour est fécond. De même que la création d’Eve, être personnel, est le réveil d’Adam et lui donne d’accéder à sa propre personne, de même la création (par Dieu) de l’être nouveau est le réveil des époux de leur sommeil momentané dans la nature originelle et les restitue à leur distinction personnelle. C’est elle qui donne son sens à cette union, à défaut de quoi elle demeure inintelligible. En vue de quoi devrait-elle être nécessaire ? En vue de la reconstitution de l’androgyne primordial, comme le prétendent certains ? Mais cette réponse est contradictoire, car la fin pour laquelle une chose est accomplie ne saurait être cet accomplissement lui-même, ce qui équivaudrait à dire que la raison de la reconstitution de l’androgyne primordial c’est la reconstitution de cet androgyne, reconstitution au demeurant toujours manquée, qui au mieux ne saurait être que figurative et donc qui ferait mentir la parole de Dieu. L’union charnelle des époux est évidemment une expression de leur amour, mais elle n’en est ni la fin ni la condition, puisque les époux peuvent s’aimer en son absence et même le doivent. Sa fin est donc en dehors d’eux, dans la mesure où elle produit un fruit extérieur (parce que doué d’intériorité) dans lequel les deux sont « un » à jamais.

On voit alors pourquoi cette union doit être consacrée. Elle doit l’être parce elle est sacrée, en elle-même et par elle-même. Sacrée, oui, et au sens premier du terme qui signifie : séparation, mise à part. Dans l’union « selon la chair », la nature est séparée de la personne qui cesse momentanément de se l’approprier ; elle est donc rendue à la mouvance céleste dont elle relève et émane, comme si, d’une certaine manière, elle remontait au ciel pour s’identifier à son essence prototypique. Le mystère de cette union charnelle s’accomplit les yeux fermés, alors que l’acte de la conscience, par lequel l’être adamique est précisément dans cet état paradisiaque et non dans un autre (angélique par exemple), s’interrompt pour laisser un instant jouer la force cosmique de la nature primordiale. Mais, précisément, cette « libération » de la force cosmique de l’éros peut emporter l’être et le submerger si n’est pas institué par grâce un lien sacrementel qui rattache à son modèle cette émanation de l’essence prototypique et qui pose sa marque et son sceau sur ce dépôt que l’Ordre divin a confié à l’être humain et dont il ne peut sans risque disposer qu’à la condition qu’en soit signifiée l’appartenance véritable. C’est ce qu’indique la bénédiction que Dieu fait descendre sur la création du masculin et du féminin (I, 28) et le commandement donné à l’homme de s’unir à sa femme. Ici se conjoignent le naturel et le surnaturel, et c’est pourquoi ce mystère est grand. Bien évidemment, la rançon de cette conjonction possible de la nature et de la grâce, c’est la profanation possible de la nature lorsque l’être humain veut jouir pour lui-même de la force et de la joie qui sont en elle.

Conclusion : Notre explication du chapitre II de la Genèse est maintenant terminée. Nous avons cru que ce texte avait un sens et qu’il nous disait la vérité sur l’homme. C’est elle que nous avons cherchée, en nous appuyant assurément sur bien des particularités du texte, sur bien des exégèses patristiques ou médiévales, mais d’abord sur la foi de l’Eglise catholique et sur ce qu’à sa lumière, l’intelligence philosophique pouvait en comprendre.

Tout est donc vrai, en cette parole fondatrice, d’une vérité parfaite et immuable et qui réduit en cendres les blasphèmes psychanalytiques et évolutionnistes des anthropologies modernes. Contemplons un instant encore notre noble origine, telle que Dieu l’a voulue et créée, en ce Paradis qu’illuminent la gloire et la beauté de nos premiers parents. Bientôt elles ne seront plus qu’un secret perdu au fond du cœur humain.

Textes publiés dans La Pensée Catholique de janvier 1986 à avril 1987.


NOTES (7ème partie)


1) Répétons-le, il s’agit de la même essence, mais considérée à deux points de vue différents, que nous appelons l’un le point de vue principiel, l’autre le point de vue prototypique, la Volonté créatrice divine faisant la différence entre les deux. Une image fera peut-être comprendre ce que nous voulons dire, quoiqu’elle soit imparfaite. Figurons-nous un cristal taillé d’une certaine manière plongé au sein d’une sphère obscure : il en est indiscernable, voilà l’Homme principiel. Figurons-nous maintenant le même cristal traversé par un rayon lumineux émané du centre et jaillissant hors de la sphère. Ce rayon sera polarisé et déterminé par la structure du cristal qu’il traverse et en communiquera l’«empreinte » (en grec = typos) à toutes ses projections extérieures ; voilà l’homme prototypique. La sphère obscure représente la « Ténèbre plus que lumineuse » du Principe divin. Le rayon lumineux représente la Connaissance créatrice, c’est-à-dire l’information des créatures selon leur forme ou exemplaire ou prototype divin. Dans ce schéma, la Volonté créatrice n’est pas représentée ni représentable : Elle est « collation de l’être » et échappe à notre entendement. Nous ne pouvons la comprendre que par notre soumission volontaire : fiat voluntas tua.
2) Le texte grec (version juive dite la « Septante ») ne comporte pas « en son Image » qui, selon les exégètes modernes, rompt le rythme de ces trois « vers », et doit être supprimé. Mais il se trouve dans le texte hébreu tel que nous l’avons, ainsi que dans la Vulgate, laquelle a été faite sur des manuscrits hébreux et araméens antérieurs à tous ceux que nous possédons aujourd’hui (qui ne sont pas antérieurs à Charlemagne – sauf pour les fragments découverts à Qumrân).
3) Cette réduction à l’unité est figurée en Orient chrétien par l’icône de la déisis (de la supplication) où l’on voit Marie et Jean-Baptiste de part et d’autre du Christ inclinés vers Lui en une imploration. Ils représentent les archétypes du féminin et du masculin suppliant le Christ de restaurer l’unité de l’Adam principiel.
4) Il y a d’ailleurs, en hébreu, identité de lettres (M.L.K. et M.K.L.) entre les mots « ange » et « Michel », mais avec interversion des deux dernières
5) Somme de théologie, Supplément, q.88, a.3 et a.4.
6) Matth. XXII, 29-30.
7) On pourrait peut-être parler d’une propagation par démultiplication cognitive, la multiplicité innombrable des miroirs angéliques se renvoyant l’un à l’autre, comme une lumière reflétée, l’essence adamique.
8) La racine la plus profonde devant être cherchée au niveau trinitaire lui-même, comme nous l’avons rappelé dans la méditation précédente.
9) Les termes hébreux qui, dans le texte biblique, désignent le mâle et la femelle conviendraient d’ailleurs aussi pour les animaux.
10) Ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec le passage de l’homme du 6e jour à l’homme du 7e, c’est-à-dire de l’essence prototypique potentiellement androgyne à l’existence effective et différenciée d’Adam et d’Eve.
11) Ces considérations, qu’il serait aisé d’assortir de remarques biologiques, anatomiques en particulier, rendent compte non seulement du fait qu’être homme ou femme réclame beaucoup plus qu’une simple conformité à ses déterminations naturelles, mais elles montrent aussi la possibilité des inversions pseudo-équilibrantes qui résulteront du péché originel, en particulier de l’homosexualité. Si dans l’homme, le féminin est mal surmonté ou mal intégré, ce qui peut résulter de causes internes ou externes, et que la personne en tire justification pour sa révolte contre l’ordre de son état, on a affaire dans le premier cas, à l’homosexualité passif, par excès de féminité, dans le second cas à l’homosexualité actif, par défaut de féminité. Il y a donc des facteurs éventuellement prédisposant à l’une ou l’autre déviation, la satisfaction (illusoire) des désirs contre-nature demeurant toujours par définition sous la dépendance de la volonté. On voit par là que consentir à l’ordre et aux obligations de son sexe, c’est, d’un certain point de vue, renoncer à une illusoire totalisation de la nature humaine, c’est accepter de n’en manifester que l’un des pôles, bref, c’est reconnaître existentiellement l’autre par excellence qu’est le sexe opposé.
12) Redisons que, sauf précision, par sexualité nous entendons – faute d’un autre terme – la totalité des relations homme-femme et non la seule relation charnelle.
13) « Il y a deux manières de situer les sexes, soit en sens horizontal, soit en sens vertical : selon la première perspective, l’homme sera à droite et la femme à gauche ; selon la seconde l’homme sera en haut et la femme en bas (…mais la seconde conception n’est relativement vraie qu’à condition qu’on accepte aussi la première ; or, celle-ci prime la seconde, car le fait que la femme est humaine prime de toute évidence le fait qu’elle n’est pas un mâle »). Frithjof Schuon, Du divin à l’humain, Courrier du Livre, p. 94).
14) Le cardinal Daniélou a rassemblé le dossier de cette question dans Platonisme et théologie mystique, Aubier, pp. 55-60.
15) pp. 109-111, 117-119, 142-147, 157-160, etc.
16) Ce point, que nous ne pouvons développer, est en relation directe avec les thèses que développe Karl Popper au chap. X de La quête inachevée, Calmann-Lévy, 1981, pp.67-78.

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