samedi 15 novembre 2008

La gnose au vrai nom

Les études que nous avons consacrées à la gnose et au gnosticisme (1) ont suscité dans certains milieux une véritable tempête. Habitué à lire ce terme chez les Pères grecs, nous ne soupçonnions pas la violence des réactions que pouvait soulever son emploi et, le rencontrant si souvent sous la plume des écrivains ecclésiastiques, nous avions oublié l’infamie dont il est noté pour beaucoup. A vrai dire, nous pensions avoir prévenu ces critiques, d’une part pour avoir montré, à l’aide d’arguments historiques que le mot de gnose était d’origine scripturaire et donc foncièrement chrétien, d’autre part pour voir soutenu que la gnose véritable n’était pas essentiellement différent du contenu de la foi chrétienne. Malgré tout, certains ont estimé que nous faisions bon marché des déviations hérétiques du gnosticisme et que, si la gnose n’était rien d’autre que la foi, il fallait cesser d’user d’un terme ambigu, fauteur de confusion et d’incompréhension, dès lors qu’il existait un terme clair et sans équivoque.

Bien qu’elles ne soient pas dénuées de pertinence, ces objections ne nous paraissent pas entraîner une remise en cause de la thèse générale que nous soutenons, savoir, l’existence légitime, au sein du christianisme, d’une voie de gnose au sens propre du terme. Il faut cependant les prendre en compte si nous voulons éviter les malentendus, du moins autant que possible, car il est des malveillances rebelles à toute raison.

Nous devons nous employer non seulement à rappeler le caractère traditionnel du terme de gnose, mais aussi à établir l’erreur historique qu’il y a à le traiter comme une catégorie hérésiologique ; ce qui nous conduira, puisque certains hérétiques revendiquent l’appellation de « gnostiques », à en rechercher la véritable signification. Cette première partie nous ayant permis de passer du mot à la chose, nous serons en mesure de comprendre, dans un deuxième moment, ce qu’est l’épreuve décisive de la gnose, entre ses formes droites et ses formes déviées et diaboliques. Après quoi, une fois rétablie l’exactitude des perspectives historiques et déterminée la nature spécifique de la « subversion gnostique », nous pourrons aborder la dernière partie de notre étude : nous préciserons en premier lieu la spécificité de la gnose doctrinale et sa nécessaire distinction d’avec la foi ; nous exposerons ensuite les principales étapes de la voie gnostique, jusqu’à sa consommation finale, ici-bas.

I. HISTOIRE

1) La gnose est premièrement juive et principalement chrétienne

Le point d’où il faut partir est celui que nous avons rappelé et développé dans nos études antérieures : le gnosticisme est une hérésie spécifiquement chrétienne – et la première de toutes –, parce que c’est au sein du christianisme, et surtout chez saint Paul, que le mot gnôsis a été employé pour désigner spécialement la connaissance intérieure des mystères divins (2). Sans doute, le christianisme est-il ici l’héritier de la tradition juive de langue grecque (scripturaire et liturgique), puisque c’est elle qui inaugure l’usage religieux de gnôsis pour traduire l’hébreu yd (3) – encore qu’on puisse repérer quelques emplois « nettement métaphysiques » du terme déjà chez Platon qui, dans le Politique (258e), «oppose à l’intérieur du domaine de la connaissance scientifique (épistèmè) ce qui relève de la « pratique » (hè praktikè), c’est-à-dire de l’art ou de l’action, et ce qui relève de la « gnostique » (hè gnostikè), c’est-à-dire de la connaissance pure et spéculative (4). Néanmoins, comme le montrent les textes, ce sont les écrits chrétiens néo-testamentaires et apostoliques qui élaborent une doctrine complète de la gnôsis, conférant au terme sa signification la plus élevée, puisque ce sont eux qui nous offrent les plus nombreuses et les plus significatives occurrences de ce terme (5).

On peut même aller plus loin et soutenir que la dénomination de « gnostique » appliquée par les hérésiologues aux doctrines qu’ils combattent n’a bien souvent qu’une valeur polémique et ne correspond pas à une appellation reconnue par les hérétiques eux-mêmes. C’est du moins avéré pour les deux ou trois premiers siècles, à quelques exceptions près, car par la suite, les sectes peuvent se réclamer plus volontiers d’un titre auquel le combat de la Grande Eglise a conféré quelque prestige. Reste que maintes doctrines qualifiées de « gnostiques » n’ont aucun rapport précis avec un gnosticisme au demeurant bien difficile à définir.

Cette remarque ne vaut pas seulement pour les adversaires anciens des hérésies gnostiques ; elle pourrait s’appliquer également à leurs partisans modernes. Lorsqu’on voit ces derniers se jeter avec passion sur le célèbre « Evangile selon Thomas » découvert à Nag Hammadi, comme si nous nous trouvions en présence d’un état de l’enseignement du Christ antérieur à la supposée falsification que lui aurait fait subir saint Paul et l’Eglise officielle, on se dit qu’ils devraient d’abord se demander non seulement s’il est possible d’en établir l’antiquité, mais même si nous avons affaire à un évangile gnostique. Voici, à ce sujet, la conclusion d’un récent ouvrage consacré au plus connu des manuscrits découverts : « Cette collection de « paroles de Jésus », sous la forme où elle s’offre à nous, est impudemment apocryphe par sa composition artificielle et par son attribution factice à ce Thomas qui n’y joue en réalité qu’un rôle épisodique (…) Il faut également reconnaître (…) que l’écrit est discret sur la Gnose telle que les grandes sectes la codifièrent » (6).

Est-ce à dire que l’appellation de gnostique est purement extrinsèque ? Les hérésiologues nomment-ils ainsi, sans souci de précision, toutes les hérésies qui, ne portant pas sur un point déterminé du dogme catholique, ne peuvent être désignées ou que par le nom de leurs fondateurs, ou que par un terme plus général permettant de caractériser une corruption également générale de la foi ?

2) Des hérétiques ont revendiqué le terme de « gnostique »

En réalité, les catégories hérésiologiques des premiers écrivains ecclésiastiques, si contestables qu’elles paraissent aux yeux des historiens modernes, ne sont pas uniformément dénuées de précision. Quelques auteurs, parmi les plus grands, distinguent parfois entre auto- et hétéro-dénomination. Au début de son grand ouvrage, Contre les hérésies, saint Irénée de Lyon nous avertit que ceux qu’il va combattre, et qu’il appellent souvent « gnostiques », se nomment eux-mêmes « disciples » de Valentin (7). Et bien qu’il voie dans ces Valentiniens des victimes (consentantes) de ce que nous appelons « gnosticisme », nulle part il ne les identifie formellement (8). Inversement, certains écrivains ecclésiatiques prennent le soin d’indiquer que telle appellation de gnostique est revendiquée par ceux auxquels elle est appliquée ; ce qui prouve au moins qu’il y eut des gnostiques déclarés, mais ne nous dit pas encore ce qu’il faut mettre sous ce terme.

Ainsi, saint Clément d’Alexandrie, qui n’est pas un hérésiologue au sens propre du terme (9), signale à plusieurs reprises qu’il connaît tel groupe ou telle individualité revendiquant pour lui-même le titre de gnostique. C’est le cas, nous apprend-t-il, des disciples d’un certain Prodicos (que nous ne connaissons que par lui) qui, d’eux-mêmes, « se nomment gnostiques » (10). Même indication à propos des Carpocratiens – ce qui confirme les déclarations de saint Irénée (11). Même remarque, enfin, concernant un autre groupe (également disciple de Prodicos ?) dont Clément déclare : « Je sais avoir rencontré une hérésie dont le promoteur disait qu’il fallait combattre la volupté : il fallait passer dans le camp de la volupté pour y mener un combat simulé, selon ce noble gnostique (car il prétendait lui aussi être gnostique !) » (12). Une génération après Clément, Origène reconnaît également que « certains (hérétiques) se proclament gnostiques à la façon dont les Epicuriens se targuent d’être philosophes » (13).

Nous citerons encore le cas de saint Epiphane. Mort au début du Vème siècle, cet évêque de Salamine, doué d’une vaste érudition (il savait cinq langues, dont le syriaque, le copte et l’hébreu), n’est réputé ni pour sa largeur d’esprit ni pour son acribie : c’est essentiellement un combattant. Hérésiologue, il est en partie tributaire du Contre les hérésies de saint Irénée, dont il transcrit le premier livre. Mais il a aussi une connaissance directe de certains groupes hérétiques et de leur littérature. C’est pourquoi il est d’autant plus significatif de le voir récuser, à l’occasion, l’appellation de « gnostiques » : « Les Valésiens, dit-il, ne sont pas des gnostiques » (14).

Nous retrouverons Epiphane dans un instant. Pour le moment, nous devons tirer la conclusion de cette brève enquête. Les textes que nous avons cités (15) suffisent-ils à prouver qu’il a bien existé une ou plusieurs sectes qui se qualifiaient elles-mêmes de gnostiques ? La réponse ne nous paraît pas évidente et la question est peut-être mal posée.

Autrement dit, c’est une certaine « attitude » hérésiologique qui serait à revoir. Attitude qui, d’ailleurs est beaucoup plus le fait des modernes que des anciens. Laissons de côté les historiens (les Harnarck, Bousset, Leisegang, Puech, Pétrement, Quispel, etc.), dont les intérêts sont en principe, purement scientifiques. Considérons plutôt les théologiens, les écrivains ecclésiastiques, les polémistes, bref, tous ceux pour qui la notion d’hérésie a précisément plus de sens. Qu’on le veuille ou non, ce sont eux qui imposent aux historiens leurs propres catégories, parce que ce sont eux qui, en caractérisant le mouvement religieux comme une hérésie définie, l’ont constitué en objet d’étude pour les historiens.

Or, que cette hérésie se nomme gnosticisme, c’est là non une donnée historique, mais un artefact, un sous-produit de l’étude par les modernes des anciens hérésiologues. En français, « gnosticisme » fait son apparition en 1842 ! Même si l’idée qu’il désigne est antérieure, elle ne remonte guère au-delà du XVIIème siècle. Qu’il ait existé un mouvement, éventuellement multiforme, possédant cependant suffisamment d’unité pour qu’on puisse le subsumer sous un seul concept et le ranger sous une seule étiquette (« gnosticisme », en sorte qu’il soit légitime (et plus commode) de substituer chaque fois l’étiquette à la chose pour faire savoir de quoi il s’agit, c’est là ce qu’ont ignoré la totalité des docteurs et des théologiens médiévaux ; plus encore, c’est ce qu’ignore en fait l’antiquité chrétienne, malgré les apparences : « il n’y a aucune trace, dans le christianisme primitif, de « gnosticisme » au sens d’une vaste catégorie historique, et l’usage moderne de « gnostique » et de « gnosticisme » pour désigner un mouvement religieux à la fois ample et mal défini, est totalement inconnu dans la première période chrétienne » (16). A quoi nous ajouterons, à l’intention des plus acharnés adversaires de la gnose, qu’il n’y a non plus aucune trace écrite, dans les textes officiels du magistère ecclésiastique, de la condamnation d’une hérésie nommée « gnose » ou « gnosticisme ».

Pourtant, de l’extrême droite à l’extrême gauche théologiques (pour une fois réunies), tout le monde est d’accord pour dénoncer ce qui apparaît aux uns et aux autres comme la pire corruption de la foi et le plus grand danger qu’elle ait couru ou puisse courir : « la gnose éternelle » (17). Car la gnose est éternelle. Elle renaît toujours de ses cendres et doit donc être partout et toujours suspectée. Quel inquisiteur ne se féliciterait de la subtilité de son flair hérésiologique à la deviner sous les déguisements les plus trompeurs ? Dans cette chasse aux gnostiques, les plus farouches et les plus sourcilleux des hypertraditionalistes donnent la main sans difficulté, sans répulsion, aux plus radicaux et aux plus extatiques des surrévolutionnaires, les uns et les autres ne s’étonnant nullement d’un semblable accouplement.

3) Ce que désigne véritablement le terme de gnostique

Pourtant, nous dira-t-on, n’avez-vous pas reconnu vous-même que l’étiquette en question était revendiquée au moins par quelques uns des hérétiques ? Sans doute, mais, précisément, toute la question est là ; car nous ne sommes nullement persuadé que cette revendication puisse avoir le sens et la valeur d’une catégorie hérésiologique – au moins à l’origine – ni dans la bouche des hérésiarques ou de leurs disciples, ni sous la plume des hérésiologues. La littérature sur ce sujet est immense, et nous ne sommes aucunement un érudit. Nous croyons cependant pouvoir affirmer qu’aucune des citations alléguées ne peut démontrer la valeur hérésiologiquement identificatoire du terme « gnostique ».

Comment d’ailleurs, pourrait-il en être autrement dès lors que le terme de gnose est pris en bonne part dans la tradition primitive du christianisme ? Pourquoi les hérésiologues auraient-ils toujours souci de dénoncer l’abus du mot « gnose » que font les hérétiques et consentiraient-ils sans autre précaution à ce que des ennemis de l’Eglise se qualifient eux-mêmes de « gnostiques » ? C’est saint Paul, qui le premier, dévoile la supercherie de la « pseudo-gnose », invitant Timothée à fuir « les contradictions de la gnose au faux nom », anthitheseis tès pseudonymou gnôseôs (1 Tim., VI, 20). On peut bien traduire, comme la Bible de Jérusalem : « les objections d’une pseudo-science », mais le lecteur moderne ne comprendra plus alors pourquoi saint Irénée a cru devoir reprendre cette expression dans le titre de son plus grand ouvrage et lui faire porter le poids d’un long développement car rien n’est plus banal, dans le langage d’aujourd’hui, que le terme de « science ». Et pourquoi saint Paul éprouverait-il le besoin de défendre le mot même de gnôsis ? Pourquoi parle-t-il d’un « faux nom » et pas seulement d’une fausse ou d’une vraie science ? Sa formule ne peut avoir qu’un sens : c’est que la vraie connaissance est aussi la connaissance par excellence, l’unique connaissance à laquelle seule, pour cette raison, il faut réserver le terme de gnôsis ; et c’est aussi pourquoi, malgré le bien fondé de certaines objections, nous croyons nécessaire de maintenir en français le terme de gnose.

On voit ainsi que la gnose est une réalité immense et sacro-sainte, une réalité profonde et mystérieuse, dont parlent les chrétiens entre eux sans éprouver le besoin de l’expliciter davantage, et parce que chacun s’accorde pour y voir une désignation de la « science intérieure et intime de Dieu, de la conscience effective et cordiale de l’Esprit s’infusant dans l’âme du croyant par la grâce de Jésus-Christ (bref, la réalisation de la foi), et parce que précisément, une telle science, au moins dans son essence, est indicible, transcende toute parole et toute conscience distinctive et formelle que l’on peut en prendre. Et c’est pourquoi saint Paul précise à la fois que « tous n’ont pas la gnose » (1 Cor., VIII, 7), mais aussi qu’une gnose mal comprise rend orgueilleux : « la gnose enfle, la charité édifie. Si quelqu’un pense connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comment il convient de connaître » (ibid., 2-3). Ce qui signifie que la vraie gnose ne se pose pas elle-même comme un savoir dont on pourrait parler et s’éblouir, mais qu’elle « s’ignore » en quelque sorte elle-même.
Saint Clément d’Alexandrie, qui est, par excellence, le docteur de la gnose chrétienne et qui nous dévoile le mystère autant qu’il lui est possible, c’est-à-dire sans en fournir le contenu explicite, ne nous présente pas une doctrine différente. Fénelon a pu, au XVIIIème siècle, tirer de son œuvre multiforme un recueil de textes et l’intituler Le gnostique (18) ; à juste titre, puisque cette appellation désigne pour Clément le chrétien parfait, celui qui est parvenu au terme de la connaissance parfaite du Christ. De Clément et d’Origène, la tradition de cette appellation sera léguée à la théologie spirituelle du christianisme grec, de saint Evagre le Pontique à saint Siméon le Nouveau Théologien.

Il nous semble que la doctrine de saint Clément nous met sur la voie d’une découverte importante et dont il est étrange qu’on ne se soit pour ainsi dire pas avisé. Elle tient en peu de mots : le terme de « gnostique » ne désigne pas l’appartenance à une secte où à une école religieuse : il désigne un état spirituel, et très précisément l’état spirituel de celui qui est parvenu au terme de la voie chrétienne, donc de la « connaissance » du Christ, autant qu’il est possible ici-bas de l’atteindre. C’est l’état le plus élevé : « Le gnostique est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » (19). Et encore : « Le Verbe scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine » (20), et que son corps même devient spirituel (21).

On le voit, la solution qui nous paraît s’imposer correspond au fond à celle que René Guénon a donnée pour les Rose-Croix, terme qui, selon lui, s’applique non à une organisation initiatique, mais à ceux qui ont réintégré l’état primordial, état symbolisé par la rose au centre de la croix (22). Et, bien qu’elle se soit formée dans notre esprit de façon indépendante, cette conclusion ne peut être que confirmée par un tel rapprochement. On pourrait d’ailleurs trouver d’autres correspondances plus justifiées encore avec les termes de yogi et de soufi, puisqu’en effet le gnostique de Clément a dépassé l’état de l’homme primordial pour atteindre l’état christique ou « monadique », l’état d’homme déifié (23). Peut-on davantage marquer la transcendance de l’état gnostique que ne le fait saint Clément quand il déclare que « le gnostique se créé lui-même » (24) ? Nous retrouvons ici l’aphorisme islamique selon lequel « le Cûfi n’est pas créé » (Eç-Cûfi lam yukhlaq) (25). Mais du même coup, il est clair que nul ne peut se décerner à lui-même le titre de gnostique, pas plus qu’il n’est possible de « se dire cûfi, si ce n’est par pure ignorance » (26).

Telle est la raison pour laquelle les hérésiologues chrétiens s’élèvent avec ironie et mépris contre la prétention sacrilège de ceux qui se parent du titre de « gnostiques ». Qu’on relise les textes cités d’Irénée ou de Clément, et l’on verra qu’ils n’impliquent nullement sous leur plume une catégorisation déterminée. Mais ils ne l’impliquent pas non plus dans la bouche de ceux qui s’en désignent : ce faisant, ils n’indiquent aucunenement leur appartenance à un groupe ainsi nommé et dont il n’existe nulle trace historique, mais ils s’attribuent un état spirituel.

Maintenant que la revendication aussi prétentieuse que ridicule de cet état ait fini par prendre le sens d’une étiquette désignant des groupes hérétiques d’une manière commode et expéditive, quoique extrêmement vague, c’est ce qui nous paraît hautement probable, parce que cela correspond à une évolution commune des choses, dont on rencontre des exemples dans toutes les cultures. Ainsi, a dit un spirituel musulman, « à l’origine le soufisme était une réalité sans nom, aujourd’hui c’est un nom sans réalité ».


III. CRITERIOLOGIE


4) L’épreuve décisive de la vraie gnose

La thèse que nous présentons permet de résoudre bien des difficultés ; elle répond en particulier aux objections soulevées contre l’authenticité des épîtres pastorales (I et II Tim. et Tite) qui, dit-on, combattent un gnosticisme très postérieur au temps de saint Paul (27). Mais ni avant ni après saint Paul, durant les trois premiers siècles, il n’a existé un « gnosticisme » proprement dit. Ce que combat saint Paul, et ce qui a existé dans les milieux juifs préchrétiens et judéo-chrétiens, ce sont des déviations multiples et hétérogènes de l’ésotérisme juif – de l’existence duquel nous ne saurions douter – ou d’autres courants ésotériques, issus en particulier du zoroastrisme et d’une tradition égyptienne en voie de dégénérescence. D’une manière générale, les historiens, dans leurs analyses des faits, ignorent purement et simplement que toute religion comporte presque toujours, au sein de la forme exotérique, une dimension ésotérique plus ou moins discrète d’une part, et d’autre part des déviations plus ou moins aberrantes et syncrétistes de cet ésotérisme orthodoxe. A cette loi constante le judaïsme n’échappe pas, ni le christianisme en voie d’organisation qui est celui de saint Paul. Un enseignement secret ou discret n’est pas un jeu de « cache-cache » dans une stratégie futilement élitiste. Mais d’une part on ne doit pas jeter les perles aux pourceaux (Mt., VII, 6) ; d’autre part, il y a des degrés divers de compréhension : le secret des secrets est par nature indicible, et en grec « ésotérique » ne signifie rien d’autre que « plus intérieur ». L’existence d’un ésotérisme dévié prouve la nécessité d’une réserve et le danger de son oubli. Aller vers l’intérieur, c’est aller vers l’Esprit ; c’est donc traverser les formes et, au moins à certains égards, les abandonner intérieurement. Ce qui veut dire : savoir qu’il y a un au-delà de la forme, « en esprit et en vérité » (Joa., IV, 23), et donc savoir aussi que la forme, en tant que telle, ne peut pas tout donner. L’utilité de la forme sacrée et rituelle, c’est sa visibilité : elle est donnée à tous et fixe le regard de la foi salvatrice, le détournant ainsi de la multiplicité dispersante. Par là-même, elle définit un pur et un impur, et pose à la liberté humaine l’inévitable alternative du bien et du mal. C’est pourquoi le dépassement ésotérique ne peut pas ne pas apparaître extérieurement comme un dépassement de cette dualité crucifiante et donc comme le droit d’échapper à sa juridiction : tout est pur aux purs.

Qu’on ne s’y trompe pas, c’est très exactement là que se situe l’épreuve initiatique, la pierre de touche du gnostique véritable. A qui juge selon les apparences, la gnose semble fournir un moyen légitime et métaphysiquement fondé de s’affranchir de la dualité du bien et du mal. Et par un renversement classique, c’est cet affranchissement lui-même qui devient le critère de la gnose ! Comme s’il pouvait y avoir un signe extérieur de gnose ! Par là même qu’elle est pure et intérieure, la gnose échappe à toute marque et donc expose celui qui y prétend indûment au plus redoutable des dangers spirituels, à l’illusion la plus diabolique : croire que l’on a réalisé l’unité sur le plan même de la dualité. Le vrai gnostique sait au contraire qu’il n’est pas d’autre dépassement de la dualité crucifiante que le chemin de la crucifixion : telle est la gnose du Christ. Mais on ne saurait empêcher qu’il y ait des hommes, extérieurement habiles, intérieurement inintelligents, pour qui la rencontre avec la gnose est source de prétention, d’orgueil et d’immoralité.

C’est pourquoi il n’est pas étonnant que les plus importants débats sur la gnose chez saint Paul soient précisément relatifs à une question de pureté ou d’impureté rituelle : un chrétien peut-il manger les idolothytes, c’est-à-dire la chair des animaux sacrifiés aux dieux païens ? « Pour ce qui est des viandes immolées aux idoles, nous savons tous que nous avons la gnose », déclare-t-il (I Cor., VIII, 1) ; en d’autres termes : nous avons tous reçu cette doctrine spirituelle qui nous permet d’échapper aux conséquences qu’engendre la transgression des interdits, parce qu’en nous établissant sur le plan spirituel (pneumatique), elle nous élève au-dessus du plan psycho-corporel où se déploient ces conséquences. Ainsi, comme il l’a déclaré plus haut (VI, 12) : « tout m’est permis », car « l’homme pneumatique juge de toutes choses et n’est jugé par personne » (II, 15) ; « et ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? » (VI, 3). Mais la « liberté du gnostique », l’exousia dont parle saint Paul, et par laquelle il a pouvoir sur toute chose (28), ne saurait consister, pour se prouver, à se soumettre à une sorte d’obligation universelle de transgression : « tout m’est permis », ou, plus exactement, « tout est en mon pouvoir, mais moi je ne suis sous le pouvoir de rien » (VI, 12), et c’est pourquoi, « étant libre à l’égard de tous », le gnostique Paul, au nom de la charité, s’est « fait l’esclave de tous » : juif avec les juifs, sous la Loi avec ceux qui s’y soumettent, hors la loi avec les hors la loi, faibles avec les faibles, « tout à tous » (IX, 19-23).

5) La subversion de la gnose et le mystère d’iniquité

Ces remarques suffisent à faire comprendre pourquoi, a contrario, beaucoup de ceux qui « se savent gnostiques », c’est-à-dire qui prétendent avoir accès à la gnose « par delà le bien et le mal », sont aussi ceux qui parfois s’adonnent aux pratiques les plus ignobles et les plus bestiales. On retrouve alors ici un courant moderne bien connu qui, dans la lignée de l’ennuyeux Sade, conduit à l’exaltation de la violence destructrice de toute nature – c’est en réalité une révolte contre le don de la création – et à cette « part maudite » dont Georges Bataille s’est voulu le « prophète ».

C’est précisément au chapitre XVIII de son Panarion intitulé « Les gnostiques », que saint Epiphane nous rapporte quelques unes de ces pratiques, au cours desquelles sont accomplies de véritables parodies de l’eucharistie. Hommes et femmes, après s’être accouplés, recueillent le sperme produit et le consomment en disant : « Corps du Christ » ; de même, à l’occasion, le sang menstruel est recueilli et consommé par tous : « et, disent-ils, ceci est le sang du Christ ». Mais il y a pis. Si au cours des accouplements collectifs, une femme était fécondée, alors, dès que le fœtus est visiblement formé, on l’arrache de l’utérus et on le jette dans un mortier où il est broyé au pilon. A ce hachis, « pour éviter les nausées », on ajoute du miel, du poivre et d’autres aromates. Chacun en prélève un peu et, au moyen de cette chair humaine, célèbre communautairement le culte divin (29).

Nous atteignons ici au comble de l’horreur. Doit-on croire ce qu’Epiphane nous en dit ? Nous n’en savons rien (30). Quoi qu’il en soit, et même si nous nous en tenons au cas d’une licence « ordinaire » ? son existence est incontestée ?, nous nous trouvons en présence d’une gnose pervertie par incompréhension radicale, telle déjà que la dénonçait saint Paul. Car il ne s’agit nullement, répétons-le, d’une faute morale, résultant d’un abandon coupable aux instincts déviés de la nature, mais d’une faute spirituelle et métaphysique, par laquelle on entend se prouver à soi-même et aux autres qu’on est vraiment libéré de toute dualité et de toute distinction, fût-ce celle du sacré et du sacrilège. Nous allons voir maintenant que nous sommes aussi à la source de ce qu’on doit appeler, en langage guénonien, la contre-intitiation chrétienne. Et cela ne doit pas nous étonner : corruptio optimi pessima, si la gnose est la perfection (téléiôsis) de la voie spirituelle chrétienne, sa corruption en est la pire des contre-façons.

Quelques pages après avoir rapporté cet exemple de « cannibalisme eucharistique » (Michel Tardieu), saint Epiphane fait état d’un ouvrage « gnostique » intitulé en grec Genna Marias, c’est-à-dire La descendance de Marie. Il s’agit d’un apocryphe qui, «entre autres détestables discours », prétend que Zacharie fut tué dans le Temple et veut explique pourquoi. « Selon cet écrit, nous dit Epiphane, Zacharie, étant venu au Temple pour procéder à un encensement, aperçut dans le Saint des Saints un homme debout à la face d’âne ; et comme il voulait sortir pour prévenir les juifs en leur criant : « Malheur à vous ! Qu’êtes-vous en train d’adorer ? », celui qui lui était apparu à l’intérieur du Temple le priva de l’usage de la parole. Quelques jours plus tard, ayant recouvré la parole, il révéla aux juifs ce secret ; ce pourquoi ils le tuèrent (…) Ils ajoutent que c’est la raison pour laquelle le législateur ordonna que le pontife agitât des clochettes chaque fois qu’il aurait à se remplir ses fonctions afin que le tintement avertît celui qu’on adorait là de se voiler lui-même et qu’on ne pût être surpris par la face immonde de ce spectre » (31).

On voit donc apparaître ici le « dieu à tête d’âne » dans un traité ressortissant à la littérature « gnostique ». Ce n’est pas la première fois que la chose se produit. Cette étrange calomnie, nous apprend flavius Josèphe, se rencontrait sous la plume d’Apion, grammairien d’Alexandrie, au I siècle de notre ère : « Apion a osé dire que les juifs avaient dans leur trésor sacré une tête d’âne qui était d’or et de grand prix, laquelle ils adoraient » (32). Tacite, dans ses Histoires (I. V, III, IV), fait état du même racontar et, comme Apion, attribue l’onolâtrie aux juifs. Environ à la même époque, les chrétiens à leur tour sont victimes de cette accusation, parfois de la part des juifs eux-mêmes. Dans sa Défense des chrétiens contre les Gentils, Tertullien, après avoir mentionné les calomnies de Tacite, rapporte qu’à Rome « un de ces hommes qui se louent pour combattre les bêtes, a exposé un tableau avec cette inscription : Dieu des chrétiens, engendré d’un âne (onochoetes) (33). Il y était représenté avec des oreilles d’âne, un pied de corne, un livre à la main, et vêtu de la toge » (34). Dans un autre traité (Aux nations), Tertullien rapporte le même fait et commente : « La foule en a cru sur parole l’infâme juif ? Pourquoi pas ? C’est une occasion de répandre des infamies contre nous. Ainsi dans toute la ville on ne parle plus que du Dieu onochoïtès » (35).

Pour saisir la véritable signification du dieu onocéphale, il faut d’abord rappeler que cette figure est d’origine égyptienne : c’est en effet une des formes animales dont est revêtu le dieu Seth, « frère et meutrier d’Osiris, auquel les Grecs donnèrent le nom de Typhon » (36). Sous cette forme de l’âne, Seth représente l’ « une des entités les plus redoutables que devait rencontrer le mort au cours de son voyage d’outre-tombe ». En outre, précise René Guénon, « un des aspects les plus ténébreux des mystères « typhoniens » était le culte du « dieu à tête d’âne » auquel on sait que les premiers chrétiens furent parfois accusés faussement de se rattacher » (37).

Il s’agit en effet, explique Guénon, de l’origine « historique » du satanisme et de la contre-initiation, c’est-à-dire de tous ceux qui, en révolte contre l’ordre divin, entreprennent d’utiliser le pouvoir inhérent aux formes sacrées à rebours de leur sens véritable et selon une inversion parodique qui prend l’infra-naturel pour du surnaturel. Une telle utilisation « à l’envers » suppose la perte du sens du surnaturel (38), et donc une certaine dégénérescence des formes sacrées où se produit originellement une telle inversion ; car il va de soi qu’une fois actualisée, une telle possibilité inférieure et proprement infernale tentera de s’emparer de toutes les formes religieuses, même dans toute la force de leur orthodoxie. En l’occurrence, Guénon rattache cette origine à la disparition de l’Atlandide – dont la tradition égyptienne fut en partie l’héritière – et aux données symboliques fournies par le chapitre VI de la Genèse (39). Ce chapitre, on le sait, raconte comment certains anges convoitèrent les « filles des hommes » et s’unirent à elles. Or, il existe en effet, parmi d’autres, un texte de la tradition hermétique qui met en rapport Seth-Typhon et cet événements mystérieux. On y entend Isis la Prophétesse révéler à son fils Horus qu’ « au moment où (il) allait partir pour la lutte contre Typhon (…) l’un des anges qui résident dans le premier firmament, l’ayant vue, voulu s’unir à elle dans un commerce d’amour » (40). Il s’agit évidemment de la désintégration symbolique d’une descente d’énergie du niveau spirituel au niveau psychique, d’une chute du céleste dans le terrestre et de sa commixtion profanatrice avec lui (41). Et la Bible met directement cet événement en rapport avec le déluge qui, selon Guénon, correspond à la disparition de l’Atlandide.

Il résulte clairement de toutes ces données que certaines écoles dites gnostiques relèvent d’un courant nettement satanique et contre-initiatique. Ce que confirment d’ailleurs les invectives que l’on rencontre dans le Corpus Hermeticum contre les sectes dualistes qualifiées de « fils de Typhon » (43). Nous rejoignons par là les mises en garde de saint Paul contre la pseudo-gnose, origine véritable du « gnosticisme », « ce qui ne fut jamais de l’ésotérisme pur, mais au contraire le produit d’une certaine confusion entre l’ésotérisme et l’exotérisme, d’où son caractère hérétique » (44).

Ainsi se trouvent justifiées, à quelques égards, les attaques dont la gnose est l’objet de la part de certains milieux parmi les plus « intransigeants » du catholicisme actuel ; à condition toutefois qu’on observe deux règles – qui, faute de compétence et d’objectivité, ne sont presque jamais respectées ? : d’une part qu’on ne range pas sous le nom de gnosticisme des doctrines qui n’ont souvent aucun rapport avec les déviations religieuses dont nous venons de parler ; qu’on souligne d’autre part clairement, en accord avec les données de la science, que cette perversion pseudo-gnostique est foncièrement anti-gnostique. Le premier point pose la question de la gnose doctrinale en général. Le second point nous conduira à lui donner une réponse.

6) La gnose doctrinale ou la dimension gnostique de l’acte de foi

Les ennemis de la gnose, nous l’avons dit, se recrutent aussi bien chez les chrétiens « de tradition » que chez les chrétiens « de progrès ». Les uns et les autres, dans leur réprobation, ont tendance à en voir partout et à ranger ainsi sous une même dénomination des systèmes de pensée extrêmement divers. Dans un récent ouvrage consacré aux rapports de la gnose avec l’œcuménisme, on amalgame Valentin, Basilide, Descartes, Hegel, etc. Dans leur Introduction (scientifique) à la littérature gnostique, Tardieu et Dubois, parmi les divers sens de « gnostique », identifient un sens « ésotérique » où se retrouvent Massignon, Corbin, Scholem, Ruyer, etc. et bien sûr, toutes les figures et les courants de la « philosophie occulte », ce qu’Antoine Faivre appelle l’ « Hermétisme » : alchimistes, rosicruciens, théosophes, etc.

Nous ne saurions avoir la prétention, en quelques lignes, de régler une question aussi complexe et qui met en jeu tant d’auteurs divers dont les œuvres ont parfois une étendue considérable. Une remarque cependant nous paraît capable de jeter quelque clarté en ce domaine, en ce qu’elle touche à l’essence de la gnose chrétienne. Simone Pétrement fait observer que la gnose, chez les gnostiques, « n’est pas la connaissance en général », mais qu’elle est « une connaissance religieuse, fondée sur une révélation » (45). Et cela est incontestablement vrai, si l’on considère la littérature du « gnosticisme ». Qu’on se réclame de ce gnosticisme, comme Gillabert et ses disciples, ou qu’on y voie la pire des hérésie chrétiennes, peu importe : les uns et les autres y reconnaissent quelque chose de sacré et de « religieux », lié à la révélation du Christ. Les textes en font foi. Si on laisse de côté la contre-gnose orgiaque et « typhonienne », qui, du reste, représente documentairement peu de choses, l’ensemble des écrits ne parle que des plus hautes questions métaphysiques, mystiques et symboliques, dans le langage de la religion.

Comment dans ces conditions, rapprocher ce gnosticisme de la doctrine d’un Ruyer, qui dans son célèbre ouvrage La gnose de Princeton, récuse explicitement la référence à Jésus-Christ, toute révélation religieuse et toute croyance à l’immortalité de l’âme (46) ? Des remarques analogues pourraient être faites à propos de Hegel, dont la doctrine est souvent qualifiée de gnose alors que, sans récuser la religion, elle prétend cependant la dépasser, mettant la philosophie au-dessus de la révélation et soulignant explicitement l’impuissance de la gnose böhmienne à s’élever de la pleine possession de soi à la pure transcendance du concept (47).

Faut-il alors, au nom de la rigueur historique, rejeter ces dénominations ; et doit-on considérer que Ruyer et d’autres comme Abellio se sont trompés en les reconnaissant pour leurs ? Chacun sent bien que ce n’est pas tout à fait possible, et qu’il y a en elles au contraire quelque chose de juste.

C’est qu’en effet la vision spéculative du cosmologisme ruyérien, de l’idéalisme hégélien ou de la dynamique abellienne, n’est pas non plus de nature simplement « scientifique » ou simplement philosophique, au sens Kantien du terme, c’est-à-dire réflexive et abstraite. Sans doute récuse-t-elle l’idée d’une révélation, ou du moins procède-t-elle méthodologiquement à sa mise entre parenthèses, mais ce pas à la manière dont un Descartes ou un Pasteur laissent de côté les questions qui relèvent de la foi. Loin de séparer science et religion, raison et révélation, intelligence et foi, les démarches hégéliennes et ruyérienne, dans des styles très différents – Ruyer n’aimait pas beaucoup Hegel –, entendent ouvrir le champ d’une connaissance « scientifique » qui est aussi, et par elle-même, participation quasi mystique à l’être des choses. Qu’on relise les commentaires enthousiastes que Hegel consacre à la Bhagavad-Gîta ou aux poèmes de Djalâl-Ud Dîn Rumî, encore qu’il ne s’agisse, précise-t-il, que d’un « exposé exotérique » (48), et l’on comprendra pourquoi la réalisation parfaite de la visée philosophique peut, comme le dit Hegel, apparaître aux ignorants comme panthéistique. Mais en réalité, « la considération ésotérique de Dieu et de l’identité, comme celle du connaître et des concepts, est la philosophie elle-même » (49). Semblablement, chez Ruyer (qui a écrit au moins deux livres sur Dieu) (50), l’ambition d’être le « théologien » de la science moderne est incontestable et le thème de la participation ontologique (être c’est participer à Dieu-Univers) est sous-jacent à toute sa pensée (51).

On peut, et même on doit, pensons-nous, refuser la « gnose » hégélienne, comme la « gnose » ruyérienne ; la première parce qu’elle n’est qu’un panlogisme immanentiste, c’est-à-dire une pseudo-gnose (52), la seconde parce qu’elle est une gnose amputée de sa dimension surnaturelle et proprement spirituelle. Mais il ne nous paraît pas possible pour autant de refuser l’exigence gnostique en tant que telle, dès lors qu’on y a reconnu la racine de toute visée intellective. Car c’est bien là ce qui est en jeu. Le hégélianisme, comme le ruyérisme ou le spinozisme, dans leurs excès, leurs limitations ou leurs déviations mêmes, trahissent une requête constitutive de l’intelligence humaine qui est en nous sens et attente de l’être véritable, de l’absolument réel. C’est là un fait qu’aucune considération ne saurait réduire. L’homme est, par essence, un être premièrement intellectuel, un être premièrement de connaissance, fût-ce de la plus humble connaissance sensible ; si haut et si fort que parle en lui le désir, il parle à quelqu’un qui l’écoute et le reconnaît et pour qui il fait sens ou qui le répudie. L’homme n’est jamais une machine désirante. Mais il n’est pas non plus une machine croyante, un « automate religieux » qui recevrait dans sa pure extériorité une révélation et un salut radicalement hétérogènes à sa nature. Il faut bien aussi qu’il reconnaisse la Parole divine, c’est-à-dire qu’elle fasse sens en lui et qu’en retour, il se reconnaisse en elle. Autrement dit, selon la remarquable formule de Frithjof Schuon, il faut bien admettre que « l’intellect est naturellement surnaturel ou surnaturellement naturel ». Pour que la révélation, surnaturelle par définition, puisse être accueillie dans l’intelligence de l’homme croyant, il est nécessaire que cette intelligence dispose de formes «naturelles » (53) d’intelligibilité capables de la recevoir et en fonction desquelles elle sera interprétée. En comprenant la révélation, c’est aussi elle-même que l’intelligence comprend, et ce ne peut pas ne pas être aussi elle-même. Et si cette compréhension de soi n’est pas réduction idéaliste du révélé aux conditions a priori de connaissance du sujet humain, c’est que ces formes intelligibles sont naturellement ordonnées aux réalités métaphysiques et surnaturelles.

C’est ici que nous saisissons le nécessaire « moment gnostique » de l’acte de foi. Considérées en effet comme un tout ordonné et cohérent, les formes intelligibles prérequises à la réception de la Parole divine constituent par elles-mêmes une doctrine métaphysique. Mode de réceptivité intellective approprié à la révélation, cette doctrine, en tant qu’enseignée et communiquée à l’aide du langage, ne peut faire l’objet que d’un acte de connaissance quasiment naturel, ce que désignera le terme de gnose en son sens littéral. Ce moment gnostique est donc nécessairement spéculatif. Et c’est pourquoi il n’est pas possible, même avec une bonne intention, de faire du mot gnose un simple substitut du mot foi. Il correspond plutôt à ce moment préalable, de nature spéculative et donc à certains égards autonome, au cours duquel l’intelligence est informée des catégories métaphysiques appropriées à la réception de la foi et formée et purifiée par elles. Cette doctrine peut s’apprendre et donc s’énoncer avec des mots, mais évidemment à des niveaux très inégaux : du catéchisme élémentaire à Maître Eckhart en passant par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin ; les métaphysiques d’accueil sont diverses et diversement soulignées. Pour y reconnaître le moment gnostique qu’elles sont en réalité, il faut cesser de les considérer comme un simple exercice de la raison naturelle, et y voir l’actualisation de ces possibilités théomorphiques qu’implique la création de l’homme « à l’image de Dieu », et que le péché originel n’a pu effacer de notre intelligence. Il s’agit donc d’une intellectualité intrinsèquement sacrée, ou naturellement surnaturelle ; il s’agit de ces logoï spermatikoî de ces Formes du verbe divin inséminées en toute intelligence (« la lumière du Verbe éclaire tout homme venant en ce monde », Joa., I , 9), et donc d’une sorte de « révélation » intérieure et congénitale, par immanence dans l’âme de ces icônes intellectives que sont les Idées métaphysiques. La gnose doctrinale sous la lumière de laquelle s’éclairent et s’actualisent les possibilités théomorphiques de l’intellect, c’est la « science adamique » qui est aussi ce que Schuon a appelé la Religio perennis. C’est la Tradition métaphysique transmise d’âge en âge, diversifiée et altérée à Babel, restaurée et modulée selon les différentes humanités, par intervention divine ou angélique (tradition qu’enseignait oralement le platonisme ésotérique) (54). C’est donc aussi la doctrine non écrite que le Nouvel Adam enseignait à ses apôtres et aux disciples capables de la recevoir ; capables, c’est-à-dire, premièrement doués de noblesse et de vertu, et préservés ainsi de la « gnose licencieuse », deuxièmement doués d’humilité et de sens du sacré, et préservés ainsi de cette inconscience spéculative qui nous fait oublier l’urgence du salut pour la suffisance illusoire des jeux de l’esprit (55). Telle est la tradition gnostique (gnôstikè paradosis), comme nous l’apprend saint Clément : « Si nous appelons sagesse le Christ lui-même et son opération par les prophètes, par laquelle il est possible de s’instruire de la tradition gnostique, comme lui-même à son achèvement en a instruit les saints apôtres, la gnose serait donc une sagesse, science et compréhension de ce qui est, de ce qui sera, de ce qui a été, solide et sûre, en tant que transmise et révélée par le Fils de Dieu. Si par ailleurs la contemplation est le but du sage, celui qui cherche encore la sagesse (= qui s’adonne à la philo-sophia) poursuit la science divine, mais ne la trouve pas, s’il ne se fait pas expliquer par l’instruction la parole prophétique (= la gnose doctrinale permet de comprendre la parole de Dieu) par laquelle il apprend ce qui est, ce qui sera, ce qui a été, comment c’est, ce sera et ça été. Or, c’est cette gnose qui, transmise à quelques uns par succession depuis les apôtres par une tradition non écrite, est parvenue jusqu’à nos jours » (56). Ces premiers dépositaires de la tradition gnostique, ce sont Pierre, Jacques, Jean et Paul (57) ; c’est à eux, précise un texte clémentin qu’Eusèbe nous a conservé, que « le Seigneur, après la résurrection, transmis la gnose ; ceux-ci la donnèrent aux autres apôtres ; les autres apôtres la donnèrent aux soixante-dix, dont l’un était Barnabé » (58).

Quel a été le contenu de cette tradition gnostique. Clément ne le dit pas. La thèse du cardinal Danièlou, qui l’identifie à l’apocalyptique juive et à la connaissance des états posthumes (59), nous paraît trop historiquement précisée : elle est cela dans la mesure où cette apocalyptique, liée à une méditation des trois premiers chapitres de la Genèse, met en jeu une cosmologie, voire une métaphysique, que la gnose a précisément pour objet de formuler. Mais elle n’est pas que cela. Nous avons proposé d’y voir aussi le schéma spéculatif sous-jacent à la dogmatique du christianisme, dogmatique que résume le Symbole des apôtres, document dont l’origine apostolique est incontestable, même si sous sa forme transmise il est plus tardif, et dont on sait qu’il fut enseigné en secret et oralement jusqu’au IVème siècle (60). En somme, nous dirons qu’il s’agissait d’une part des principes doctrinaux les plus universels à l’aide desquels la révélation pouvait être entendue, et d’autre part, des formes thématiques plus particulières auxquelles pouvaient être confiées la mémoire et l’intelligence orthodoxes des mystères christiques (essentiellement la Trinité et l’Incarnation) et sans lesquelles même le nouveau Testament est inintelligible (61).

On le voit, nous n’hésitons pas à formuler une théorie a priori de la gnose doctrinale, et à en montrer la nécessité intrinsèque, méthode honnie par les historiens. C’est qu’il devrait être évident qu’aucune enquête historique ne pourra jamais permettre de dégager des seuls documents écrits un concept satisfaisant de la gnose, laquelle est insaisissable de l’extérieur. En fait, dans leurs explications, les historiens fonctionnent avec leurs propres conceptions (qu’ils empruntent à l’idéologie ambiante), s’imaginant naïvement qu’elles suffiront pour comprendre des réalités dont le monde moderne n’a plus la moindre idée. Répétons-le, la gnose doctrinale repose sur la conscience du caractère intrinsèquement sacré de l’intellectualité métaphysique et théologique : en tant qu’intellectualité, elle n’est rien d’autre que l’acte naturel d’une intelligence oeuvrant selon ses propres exigences ; en tant que sacrée, elle saisit ses propres contenus comme une grâce du Verbe rayonnant en elle. La gnose doctrinale est donc fonction d’une « conscience gnostique » de l’acte intellectif, d’une esthétique sacrée de l’intelligence, pour laquelle les Idées métaphysiques sont œuvres d’art divin, icônes du Verbe que l’Esprit Saint a peintes dans nos âmes. Assurément, de l’extérieur, cette conscience gnostique de l’acte doctrinal peut apparaître comme une rationalisation de la révélation ou, inversement, comme une mythification religieuse de la philosophie ; d’où les deux lignes divergentes d’interprétations entre lesquelles se partagent les historiens de la gnose et du gnosticisme : hellénisation du christianisme, christianisation de l’hellénisme. Non moins certainement le risque est grand pour le gnosticisme chrétien, soit, par orgueil, de réduire la révélation à quelques formes mentales, tombant ainsi dans l’intellectualisme stérile ; soit, par inintelligence et passion dogmatique, à idolâtrer la forme aux dépens de son contenu, tombant ainsi dans le littéralisme aveugle.

C’est d’ailleurs pourquoi la gnose doctrinale ne saurait être le tout de la gnose. Telle que nous l’avons décrite, elle est ordonnée à la réception de la révélation ; c’est, avons-nous dit, une métaphysique d’accueil. Cela fait entendre qu’elle ne s’accomplit que dans la réception du Verbe incarné : les prémisses gnostiques de l’acte de foi ne prennent tout leur sens que dans la foi elle-même (62). Nous voudrions, pour terminer, en dire un mot.

7) La gnose consommée

Il nous semble que la doctrine que nous venons d’exposer trouve un fondement scripturaire dans le Prologue de l’Evangile de saint Jean. De même que, selon nous, la réception de foi requiert une initiation (dont la nature gnostique n’est évidemment pas perçue par tous), c’est-à-dire l’enseignement d’une science métaphysique sans laquelle la révélation reçue ne saurait avoir tout son sens pour l’intelligence (63), de même Jean commence par énoncer la métaphysique du Verbe divin, Gnose éternelle du Père, prenant bien soin de préciser que c’est ce Verbe qui communique à chaque intelligence humaine (et pas seulement au croyant) sa capacité d’illumination cognitive, et ce n’est qu’après qu’il révèle que le verbe « vint chez lui », qu’Il s’est fait chair », qu’Il « a habité parmi nous », que « nous avons vu sa gloire », et enfin qu’il se nomme Jésus-Christ, l’« exégète du Père » (I, 18). Ainsi est enseigné l’ordre requis pour la réalisation de l’acte de foi, en même temps que la nécessité de l’initiation gnostique et la nature véritable de cette gnose préparatoire qui est lumière émanée du Verbe ; et en effet, c’est « dans ta lumière (que) nous verrons la lumière » (Ps., XXXV, 10), et c’est seulement par elle que nous pourrons voir « la gloire de Jésus-Christ ».

Toutefois, lorsque grâce à la lumière de la gnose, nous voyons la Lumière-faite chair, devant la gloire rayonnante du Verbe incarné, devant « Celui que nos yeux ont vu, que nos mains ont touché » (1er Epi. de Jean, 1), la lumière initiale et initiatrice s’efface dans sa transparence même, la présence de l’Objet divin aveugle tout autre connaissance, et la conscience gnostique doit, en quelque sorte, renoncer à elle-même ; « être objectif, a dit F. Schuon, c’est mourir un peu ». Ainsi de la reconnaissance du Dieu fait Objet, Image visible du Dieu invisible, Gnose faite homme, « plénitude de grâce et de vérité ».

On a parfois soutenu que le christianisme ne comportait pas de voie de pure gnose, comme d’autres cultures religieuses nous en offrent l’exemple, telles l’hindouisme, le taoïsme ou l’islam. A certains égards, cela est tout à fait exact, mais correspond à une vue superficielle des choses, à un double titre : d’abord on ignore qu’en réalité l’élaboration d’une gnose orthodoxe fut spécifiquement l’œuvre du christianisme (de saint Paul à saint Clément d’Alexandrie) ; ensuite on ne comprend pas que le christianisme, étant la religion du Christ, est par là-même la religion de la Gnose incarnée, puisque le Verbe est la Gnose du Père. Or, cette Gnose incarnée est aussi la Voie spirituelle par excellence : « Je suis la voie, la Vérité et la Vie ». Cette affirmation étant absolue, elle comporte nécessairement une garantie inconditionnelle et, en particulier, elle garantit que le christianisme offre les plus hautes possibilités spirituelles, mais évidemment selon la nature de son économie : le Verbe incarné concentrant en lui toute Vérité et toute Grâce, on ne peut trouver en dehors de Lui ce qu’en Lui-même il faut rechercher.

Et en outre, qu’entend-on alors par gnose pure ? sa pureté serait-elle par hasard exclusive de l’amour ? quelle ignorances des réalités spirituelles ! Le soleil de la gnose qui illumine le regard du Maharshi n’est-il pas rayonnant d’amour ? Quel étrange gnostique que celui que redoute de perdre sa gnose dans l’Océan de l’Amour divin ! Et plus encore, tous les maîtres ont enseigné ce que nous enseigne le Prologue de saint Jean. Voici ce que déclare Shankara dans son célèbre poème Atmâbodha (« Connaissance du Soi) ; « Grâce à des exercices répétés, la gnose (jnäna) purifie de ses dualités l’âme vivante souillée par l’ignorance : l’ayant fait, la gnose elle-même doit disparaître, comme la poudre de noix, une fois l’eau purifiée » (64).

En renonçant à elle-même, la gnose, d’une certaine manière, entre dans l’obscurité de la foi, dans ces ténèbres où, nous dit saint Jean, brille la lumière. Et c’est seulement par ce renoncement et cette « passion » qu’elle pourra se transformer dans sa nature même, devenir ce qu’elle est en se convertissant en son Objet, et s’unir à Lui. Cette épreuve gnostique, cette « leçon des Ténèbres » où l’esprit comme Moïse, fait l’ascension de la sainte montagne du Sinaï, la « montagne de la théognosie » (65), c’est celle-là même que refuse le philosophisme, de Hegel à Heidegger, à savoir, l’absorption de la connaissance en son propre contenu transcendant. C’est faute d’avoir perçu la nécessité de cette transmutation intellective que la philosophie moderne s’est vouée, au mieux à la stérilité d’une analyse indéfinie, au pis à la décomposition de son cadavre pourrissant. Hélas ! Combien peu sont en mesure de le comprendre.

Si maintenant nous revenons à l’Evangile, nous constatons qu’il nous enseigne la même vérité sous la figure de saint Jean Baptiste. Pourquoi, en effet, dans ce Prologue qui est la charte de la métaphysique chrétienne, saint Jean éprouve-t-il le besoin de mentionner le Précurseur, celui qui « n’est pas la vraie lumière », introduisant ainsi la rupture d’une contingence historique dans un développement intemporel (66). Fuit homo, Egeneto anthrôpos, littéralement : « Advint (un) homme ». Comme si l’on disait : l’être humain (anthrôpos), et non seulement le masculin (aner), quand il paraît, témoigne de la lumière. Et, en effet, comment parler de la « vraie lumière » avant sa manifestation directe, sinon à partir de son reflet précurseur dans l’homme théomorphe ? Jean Baptiste symbolise l’homme comme tel et donc la gnose doctrinale et préparatrice, celle qui déjà par son existence même, témoigne de l’existence de la lumière et qui, d’autre part, actuée ou reveillée par la grâce divine (cet anthrôpos est apestalmenos, il est « envoyé » de Dieu), purifie l’œil de l’âme et le prépare à la réception de la vraie lumière.

Mais, nous l’avons dit, la fonction de la gnose doctrinale n’est pas seulement de purification, elle est aussi de reconnaissance, car on ne connaît que ce que l’on reconnaît, ce qui fait sens en nous, cela dont, sous l’action de sa rencontre réelle, s’éveille en nous le savoir inconnu. Et c’est en effet le Baptiste, le Dispensateur de l’eau lustrale de la connaissance, qui reconnaît le Christ, le nomme et le désigne publiquement pour la première fois dans l’histoire de l’humanité : « Voici l’agneau de Dieu ».


Or, la fonction gnostique du baptiste ne résulte pas seulement d’une analogie que l’on pourrait estimer accommodatrice. Elle est suggérée de la manière la plus expresse par l’Evangile de saint Luc, et cela jette peut-être une certaine lumière sur l’épisode du livre « gnostique » La descendance de Marie, que nous avons traduit plus haut. Pourquoi, en effet, attacher au nom de Zacharie et aux circonstances miraculeuses qui entourent l’annonce de la naissance de Jean, son fils, la calomnie satanique relative au « dieu onocéphale » et au prétendu meurtre de Zacharie par les juifs ? Pour répondre à cette question, il suffit de lire, en saint Luc, le célèbre « Cantique » que le père du Baptiste chante prophétiquement à sa naissance : « Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut. Car tu marcheras devant la face du Seigneur pour préparer ses chemins, donner la gnose du salut à son peuple, en rémission de leurs péchés » (I, 76-77). Avec la mention de la « clef de la gnose » (XI, 52), ce sont les seules occurrences évangéliques du terme. C’est donc le « petit enfant » qui donne la gnose du salut, c’est ce qu’il y a dans l’homme de plus originel et apparemment de plus petit, à l’instar du « Petit Poucet », c’est-à-dire l’intellect, qui, à travers la forêt obscure du monde, marchera « devant la face du Seigneur », apportera la connaissance salvatrice, la gnose prophétique du « Très-Haut », en d’autres termes la métaphysique de la transcendance.

Mais lorsque le « Très-Haut » descend « très-bas », lorsque El-Elyon devient Emmanu-El, « Dieu-avec-nous », Dieu immanent, il se produit aussi un renversement « horizontal » : ce qui était « devant » passe « derrière », ce qui était « avant » se change en « après », ce qui était lumière (de la connaissance) devient l’obscurité (de la foi), parce que la lumière réfléchie est ténèbre au regard de la lumière véritable. C’est ce que déclare le Baptiste en saint Jean : « Celui qui vient après moi a passé devant moi parce qu’il était avant moi » (I, 15). L’intellect gnostique n’est pas l’époux de l’âme humaine, mais seulement l’ami de l’Epoux divin : « Il se tient près de lui, il L’écoute, il est ravi de joie à la voix de l’Epoux. Cette joie qui est la sienne est à son comble » ; mais « il faut que l’Epoux croisse et que lui diminue » (III, 29-30). Le Christ lui-même, en saint Matthieu, donne la clef de ce renversement analogique, qui est comme la « signature » du Précuseur : « Parmi les enfants des femmes, il ne s’est pas levé de plus grand que Jean Baptiste ; toutefois le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui » (XI, 11). Ce qui signifie, entre autres, que la moindre élévation de l’être dans la réalité du Royaume est plus grande que la plus grande élévation dans l’ordre de la conscience humaine.

La geste johannique scelle ainsi le destin de la gnose chrétienne. Il faut qu’elle aille jusqu’à son terme, qu’en elle la gnose parvienne au sacrifice capital. Si évidente que soit sa nature prophétique, l’intellect métaphysique demeure cependant, en tant que simplement humain, prisonnier de la pensée hérodienne, c’est-à-dire la pensée adultère du monde, celle qui soumet la puissance de l’autorité et de la volonté aux désirs du monde, à l’attraction de la danse cosmique, à Salomé la samsârique. Le chef tranché du Précuseur « réalise » la vérité de la « gnose partielle », celle dont saint Paul nous dit qu’elle est la nôtre maintenant (1 Cor., XIII, 12), car, « à celui qui n’a pas on lui ôtera même ce qu’il a » (Mat., XXV, 29). En perdant sa tête, la gnose johannique entre dans le mystère de l’ignorance infinie. L’être créé, celui qui-n’est-pas-Dieu, s’identifie à sa propre ignorance ontologique (67), de même que ce pur gnostique qu’est saint Denys l’aréopagyte subit en son martyre la décollation sacrificielle où se réalise la parfaite consommation de la connaissance.

Cette consommation de la gnose partielle qui se fait inconnaissance conditionne la réalisation de la gnose intégrale. Celle-ci, comme l’enseigne saint Paul (1 Cor., XIII, 13), consiste à connaître comme nous serons connus, ce qui signifie que la connaissance que Dieu a de la créature humaine est la règle et le modèle de la connaissance que la créature a de Dieu. Cette formule, l’une des plus profondes que nous ait donné la littérature gnostique universelle, ne postule pas seulement la réciprocité analogique des gnoses divine et humaine ; elle implique aussi, fondamentalement, leur identité essentielle. Quand l’intellect est dépouillé de toute connaissance particulière, plongé dans une ignorance infinie, il atteint un état de nudité parfaite et pure transparence. Devenu ainsi ce qu’il est en son fond, plus rien en lui ne peut s’opposer à son entier investissement par la Gnose divine. Dieu se connaît Lui-même en cet intellect et comme cet intellect, qui ainsi ne fait plus qu’un avec la Conception Immaculée que Dieu a de Lui-même. C’est pourquoi de ce mystère de la gnose suprême, seule Marie est la clef.

Texte publié dans la revue Krisis.

NOTES

1) La charité profanée. Dominique Martin Morin pp. 239-241, 369-396, 379-386, 387-407 ; « Gnose chrétienne et gnose anti-chrétienne », dans La Pensée Catholique, n° 193, 1981 ; « Gnose et gnosticisme chez René Guénon », dans le Dossier H consacré à René Guénon, avril 1984.
2) On lira la célèbre étude de Dom Jacques Dupont : Gnôsis – La connaissance religieuse et les Epîtres de saint Paul, Louvain, 1949, 604 p.
3) La Bible est le seul texte sacré de l’antiquité pré-chrétienne à employer gnôsis sans complément, pour désigner la connaissance par excellence, celle de Dieu ; il n’existe aucun parallèle dans la littérature égyptienne. C’est le livre des Proverbes, qui use le plus fréquemment de gnôsis pris absolument (15 fois). Selon cette tradition des Proverbes, le livre de la sagesse parle de « la gnose de Dieu ». Nous avons fourni quelques références pour le Nouveau Testament dans le Dossier H sur René Guénon, op. cit., pp. 96-97. Depuis ont paru divers ouvrages sur la gnose. Le plus commode, pour ceux qui veulent s’initier scientifiquement à cette question, est celui qu’ont publié Michel Tardieu et Jean-Daniel Dubois : Introduction à la littérature gnostique, t I : Collections retrouvées avant 1945, Cerf, 1986, 152 p. Cet ouvrage renferme : une histoire du mot, une revue des instruments de travail (textes, traductions, langues, etc) et des notices érudites sur toutes les collections connues avant la découverte des codices de Nag-Hammadi. On y trouve aussi, à l’égard de l’ésotérisme, l’hostilité des universitaires.
4) Tardieu et Dubois, op. cit., p. 23.
5) On trouvera les références majeures dans le dernier ouvrage du Père Bouyer : Gnôsis – La connaissance de Dieu dans l’Ecriture, cerf, 1988, pp. 155-168. Quelques inadvertances se sont glissées dans ce livre un peu rapide : contrairement à ce qui est dit p. 158, gnôsis se rencontre dans l’Evangile (en saint Luc, deux fois : en I, 77, à propos de saint jean Baptiste qui donnera à son peuple « la gnose du salut », et en XI, 52, où le Christ reproche aux scribes d’avoir confisqué inutilement la « clef de la gnose »). Même erreur (p. 159) concernant l’absence d’un sens métaphysique de gnôsis dans la Grèce classique ;
6) Jean Doresse, L’Evangile de saint Thomas, Rocher, 1988, 222 p., p 71. Précisons, cependant, comme le montre Jean Doresse, que ce faux évangile est composé à partir d’éléments dont certains peuvent remonter à des traditions antérieures à la constitution des évangiles canoniques (pp. 69-70). Quant aux paroles du Christ inconnues des canoniques ou de la littérature parallèle (apocryphe et ecclésiastique) que nous révèle le pseudo-Thomas, elles sont au nombre d’une quarantaine (selon Henri Puech, En quête de la gnose, Gallimard, 1978, t. II, pp. 51-52) sur 114 logia. D’autre part, sa qualité de « faux » ne préjuge en rien de la valeur théologique et spirituelle d’un texte qui présente au contraire une interprétation du christianisme certainement très ancienne, « excessivement subtile dans ses conceptions, très exigeante (…) dans son idéal et annonçant étrangement certains des plus beaux élans de la mystique latine du moyen-âge » (J. Doresse, op. cit., p. 73).
7) Op. cit., Préambule 2, Cerf, 1984, 749 p., p. 28.
8) Op. cit., I, 29, I, et la note 1 du P. Adelin Rousseau p. 121. Ailleurs, Irénée signale expressément que les hérétiques dont il est en train de parler « se décernent le titre de gnostiques » : ainsi de Carpocrate et des Carpocratiens (I, 25, 6).
9) L’œuvre contient beaucoup de notices sur les hérésies et les hérésiaques, connus directement ou non, mais ces notices ne constituent pas son objet principal. Au reste, cet aspect des écrits clémentins a été peu étudié.
10) Stromates, III, 30, 1 ; également : I, 69, VII, 41.
11) Strom., III, 5, 1 ; cf. A. Méhat, Etudes sur les Stromates, Seuil, pp. 402-403. Pour Irénée, cf. Supra, note 8. Irénée et Clément sont d’accord pour voir dans les Carpocratiens des « gnostiques licencieux », mais le premier nous les présente comme des juifs christianisés, le second comme des platoniciens. Irénée naît aux environs de 125 et meurt probablement au début du IIIème siècle. C’est un Oriental qui, à Smyrne, a été le disciple de saint polycarpe, lui-même disciple de saint Jean. Clément naît vers 150 (à Athènes) et meurt vers 215. Son patronyme est d’origine latine. Il fut certainement, avant son baptême, initié aux mystères d’Eleusis sur lesquels, seul, il livre « de rares et précieuses indications » (A. Méhat, op. cit., p. 43).
12) Strom, II, 117, 5-6 ; Méhat, p. 403, note 41.
13) Contre Celse, V, 61. Le passage en italique est de Celse.
14) Panarion, LVIII, 1, 3. Le Panarion (= « la boîte à remèdes » en grec) est habituellement cité sous le nom de Haereses (hérésies). Les Valésiens constituaient une secte d’eunuques.
15) Cf. le dossier dans : Tardieu et Dubois, op. cit., pp. 26-29.
16) R.P. Casey, « The study of Gnosticism », dans The Journal of Theological Studies, 36, 1935, p. 55.
17) C’est le titre d’un ouvrage que H. Cornélis et A. Léonard ont publié chez Arthème Fayard en 1959 dans la collection « Je sais – Je crois », n° 146. Cet ouvrage, bien documenté et d’un ton mesuré, n’illustre d’ailleurs nullement l’attitude de dénigrement systématique ici visée. Mais ce titre est aussi celui du n° 53 (juillet-septembre 1983) que la revue Questions de a consacré à la gnose, et qui fut réalisé sous la direction d’Emile Gillabert, chef d’une école « gnostique » violemment anti-catholique et dont les thèses « scientifiques » peuvent paraître assez problématiques.
18) Ce manuscrit, découvert en 1927 dans la bibliothèque de Saint-Sulpice, fut édité par le P. Dudon chez Beauchesne en 1930. Une réédition serait souhaitable.
19) Strom., VII, 13, 82.
20) Strom, VII, 3, 16 ; les deux premières images sont sans doute celles du Verbe et de son humanité.
21) Strom., VII, 14 ; nous suivrons Fénelon, op. cit., pp. 216-218.
22) Aperçus sur l’initiation, éd. Traditionnelles, 1953, pp. 241-247.
23) La charité profanée, op. cit., pp. 392-395.
24) Strom., VII, 13, 3. Pour l’intelligence non-panthéistique de cette « auto-création », cf. notre livre : Le sens du surnaturel, Place Royale, 1986, ch. VIII.
25) R. Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, Gallimard, 1973, p. 101.
26) Ibid., p. 16.
27) Nous regrettons que Simone Pétrement, dans la somme qu’elle a consacrée au gnosticisme, présente comme des certitudes scientifiques – ce qu’elles ne sont pas, même aux yeux d’exégètes très « modernes » ? les hypothèses les plus anti-traditionnelles concernant l’authenticité des écrits pauliniens. Pour nous, nous nous en tenons aux données de la Tradition.
28) Ce thème majeur de la 1ère aux Corinthiens, que saint Paul développe en formules d’une surprenante audace, a suscité maint commentaire ; nous ne pouvons que renvoyer à J. Dupont, Gnôsis, pp. 265-377.
29) Saint Epiphane, Adversus Haereses, lib. I., tome II. Haereses XXVI, c. IV et V ; P. G., t. XLI, col. 338-339. Notre traduction résume le texte diffus et compliqué d’Epiphane.
30) De récents érudits et chercheurs, tel Michel Tardieu, semblent considérer la chose comme possible.
31) Adversus Haereses, lib. I, tome II, XXVI, XII ; P. G., t. XLI, col. 349-351.
32) Réponse à Apion, 1, II, c. IV ; Œuvres complètes de Flavius Joseph, trad. d’Arnaud d’Andilly, Société du Panthéon littéraire, 1843, p. 840.
33) La forme exacte du mot grec est onokoîtès ; le terme est discuté, mais le sens ne fait pas de doute : il s’agit du produit de l’accouplement d’une femme avec un âne.
34) Apologétique, XVI ; trad. Nisard, Œuvres choisies de Tertullien et saint Augustin, Dubochet, 1845, p. 24.
35) I, 14 ; P.L, t 1, col 651. Selon Dom Henri Leclercq, il faut rapprocher ce texte d’un certain passage des Métamorphoses, I 14) où Apulée parle d’une femme amoureuse d’un âne qui est certainement une chrétienne : « elle était initiée à une religion sacrilège, elle croyait à un Dieu unique, etc. » Dictionnaire d’archéologie et de liturgie, t. I, col 2042.
36) René Guénon, Symboles fondamentaux de la science sacrée, Gallimard, 1962, p. 157. L’identification Seth-Typhon est tardive (Plutarque, De Iside et Osiride). Il faut noter, en outre, que le Dieu Seth porte en réalité un nom d’origine sémitique et donc manifeste la pénétration en Egypte d’éléments asiatiques : les textes égyptiens de la XVIIIème dynastie (XVIème-Xvème siècles av. JC.) présentent ces envahisseurs venus d’Asie comme « les adorateurs du Seth) (André Caquot, « Les sémites occidentaux », Histoire des Religions, Pléiade, t. 1, p. 317). Seth correspond à Baal. Ainsi, 1500 ans avant notre ère, les Egyptiens accusaient déjà les Sémites d’adorer le « diable ».
37) René Guénon, Symboles fondamentaux…, p. 160. Celse, l’intellectuel grec qu’Origène réfute dans Contra Celsum, évoque les « mystères de Typhon, Horus et Orisis, en Egypte » (Contre Celse, VI, 42 ; Sources Chrétiennes, 147, p. 281), comme l’origine du Satan judéo-chrétien. A ce sujet nous ne pouvons passer sous silence le livre de Jean Robin, Seth, le Dieu maudit, Trédaniel, 1986, qui se propose, en se réclamant de la doctrine guénonienne (!), de réhabiliter cette entité infernale. Entre autres mensonges, l’auteur cite à l’appui de sa thèse, les noms de Flavius Josèphe et de Tertullien, « qui qualifie le Dieu des chrétiens d’onokoîtès (couchant avec l’âne) » (p. 69). Les citations que nous avons données permettront d’apprécier à sa juste valeur un procédé qui fait dire à un auteur exactement le contraire de ce qu’il dit. Rappelons que la plus ancienne figuration anti-chrétienne du dieu à tête d’âne est un graffito du IIIème siècle, le « crucifix du Palatin », découvert à Rome en 1859 dans la chambre des pages du palais impérial : cette caricature représente un homme onocéphale sur une croix qu’adore un personnage debout.
38) Cf. notre livre Le sens du surnaturel, op. cit..
39) Le règne de la quantité et les signes des temps, Gallimard, pp. 257-258.
40) Opuscule d’Isis à Horus, 1 ; trad. de AJ. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, Gabalda, 1944, t. I. pp. 256-257.
41) Dans le Livre d’Henoch (apocryphe de l’Ancien Testament reçu dans l’église éthiopienne), qui relate le même épisode (VI-VIII), il est dit que l’événement se produisit « au temps de Yéred » (VI, 6), terme qui, étymologiquement, se rattache au verbe yarâd. « descendre ». Cf. La Bible. Ecrits intertestamentaires, Pléiade, 1987, p. 476, note 6.
42) Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Gallimard, p. 49.
43) J. Doresse, « L’hermétisme égyptianisant », Histoire des religions, Pléiade, t. II, p. 474.
44) René Guénon, Comptes rendus, éd. Traditionnelles, p. 205.
45) Le Dieu séparé, Cerf, p. 21.
46) Arthème Fayard, 1974, p. 17, en particulier la n. 1, et le ch. 23, pp. 264-292. C’est ici le lieu de préciser qu’il n’y a jamais eu de « gnose de Princeton », sinon en vertu d’un effet induit par le livre lui-même. En réalité, les idées développées dans le livre sont l’œuvre de Ruyer qui les avait déjà exposées dans plusieurs ouvrages antérieurs, par exemple son essai sur le Néo-finalisme (PUF, 1952). Déçu par le peu de succès de ses thèses – qui représentent cependant la cosmologie de la science moderne –, il décida de les attribuer fictivement à un groupe mystérieux de néo-gnostiques américains.
47) Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Gallimard, trad. Gandillac, 1970, pp-62-63.
48) Ibid., p. 492, et pp. 494-495 pour les textes orientaux.
49) Ibid., p. 499.
50) Dieu des religions – Dieu de la science, Flammarion, 1970 ; L’embryogenèse du monde et le Dieu inconnu (inédit). Néo-finalisme et la genèse des formes vivantes (Flammarion, 1958) sont également, à certains égards, des livres sur Dieu. Qu’attendent les éditeurs pour reprendre en « poche » ces ouvrages épuisés depuis longtemps ?
51) Cf. pp. 70-71, 73, et surtout p. 130 : « la gnose consiste à vouloir faire entrer les participables dans la science comme dans la philosophie religieuse, par la grande porte (…) Elle consiste à montrer que la science révèle la participation, mais en la voyant seulement par son envers. »
52) Nous l’avons montré dans notre thèse, Fondements métaphysiques du symbolisme religieux, pp. 472-512. (exemplaire dactylographié).
53) Nous mettons « naturelles » entre guillemets, parce que ces formes ne sont telles qu’au regard de la révélation ; en fait, elles sont véhiculées par la culture (et d’abord par le langage) et donc apprises à quelques égards. Néanmoins, il faut bien présupposer, en dernière analyse, quelques formes intelligibles innées, puisque l’homme ne saurait être non plus une machine culturelle : ce qu’enseigne la culture doit aussi être reçu et donc compris à partir des possibilités natives de l’esprit humain, ce qu’on pourrait appeler une compétence culturelle première. On ne peut tout apprendre, il faut bien déjà « savoir » quelque chose.
54) Cf. L’ouvrage très important de Marie-Dominique richard, L’enseignement oral de Platon. Une nouvelle interprétation de Platon, Cerf, 1986, 413 p.
55) Saint Clément explique que les mystères de la gnose ne peuvent être donnés à tous, « afin qu’ils ne subissent pas de dommages en recevant autrement (que pour le salut) ce qui a été dit pour le salut par le Saint Esprit » (Strom., VI, 126, 1).
56) Strom., VI, 61, 1-2 ; d’après la traduction (modifiée) du cardinal Daniélou, « Les traditions secrètes des apôtres », in Eranos Jahrbuch, 1962, p. 201.
57) Strom., I, 11, 3.
58) Hypotyposes, frgt. 13 ; Eusèbe, Histoire ecclésiastique, II, 1, 4. Le frgt. 13 ne mentionne évidemment pas saint Paul, qui n’était pas encore disciple à la résurrection et qui donc a reçu la gnose plus tard.
59) « Les traditions secrètes des apôtres », art. cit., pp. 199-215 ; Message évangélique et culture héllénistique, Desclée, 1961, pp. 409-425.
60) C’est ce que déclare saint Ambroise, Explanation, n. 9 ; S.C., 25 bis, pp. 57-59.
61) La gnose ainsi comprise n’est rien d’autre que cette identification (et non identité au sens strict) que saint Augustin établit entre philosophie et religion : il faut « écarter ceux qui ne sont ni philosophes en religion, ni religieux en philosophie » (De Vera religione, VII, 12) ; cf. A. Mandouze, saint Augustin – l’aventure de la raison et de la grâce. Etudes augustiennes, 1968, pp. 499-508. Ce que Jean Scot radicalise en déclarant : « La vraie philosophie est la vraie religion, et la vraie religion est la vraie philosophie » (De praedestinations, I, 1).
62) On voit pourquoi la vraie gnose ne saurait consister principalement en spéculations complexes relatives aux sciences sacrées : science des cycles, numérologie, astrologie, guématrie, angélosophie, etc. Cette gnose inférieure, mais proliférante, saint Paul en a toute sa vie combattu l’hégémonie : gnose cosmologique, liée à la connaissance ésotérique des « éléments du monde » (Col., II, 8) et même à la manipulation des principes démoniques, de nature psychique, qui les régissent : principautés, puissances, seigneuries, noms, etc. (Eph., I, 21). Non qu’il ignore, mais parce que l’essentiel est ailleurs, en « Jésus-Christ crucifié » (1 Cor. II, 2). Cependant, on ne doit pas en conclure au rejet de toute gnose, mais au contraire à l’unique primauté de la gnose christique. A notre époque, plus encore que Guénon, c’est F. Schuon qui a débarrassé la gnose essentielle de sa dispersion dans les sciences occultes.
63) Si naturel (et même si banal) que soit ce principe, il est cependant ignoré ou récusé par la prédication moderne (catholique ou protestante) qui prétend s’en tenir à la nudité kérigmatique du fait christique. On oublie alors que l’incarnation a requis le réceptacle immaculé de la Vierge Marie, laquelle est ainsi le prototype de l’intellect purifié et informé par la gnose : « Marie retenait toutes ces paroles dans son cœur » (Luc, II, 51). Les modalités de l’enseignement métaphysique sont diverses : transmission humaine, mais aussi communication directe – explicite ou implicite – du Saint Esprit.
64) Strophe V : nous citons dans la belle traduction (inédite) que François Chenique a faite pour l’Ecole française de yoga (en remplaçant « connaissance » par « gnose »). L’Atmâbodha est encore aujourd’hui l’un des traités de base utilisé pour la formation des étudiants dans les écoles de Védânta. La poudre de noix (Kataka) est employée pour débarrasser l’eau de ses impuretés.
65) Selon un symbolisme que développe saint Grégoire de Nysse, par exemple dans la vie de Moïse, II, 152, 8 ; S.C., 1 bis, p. 203. L’ascension, dans les ténèbres, de la montagne de la théognosie est également enseignée par Platon dans le Symbole de la Caverne, selon une interprétation que nous ne pouvons ici qu’esquisser. Le « théâtre d’ombres » situé à l’intérieur de la Caverne représente la gnose spéculative, la connaissance, ici-bas, de la doctrine métaphysique des Idées et du Bien sur-ontologique. La remontée le long de la pente et l’accès à la lumière du jour symbolisent la gnose « pratique », la réalisation effective. Mais celle-ci est d’abord un aveuglement, car la « vraie lumière » éblouit l’œil de l’esprit habitué à la lumière réfléchie du miroir mental (République, VII, 514a –517a). La ténèbre théognosique ne nous semble pas sans rapport avec la « nuit » de saint Jean de la Croix. L’opposition d’une spiritualité latine, centrée sur la nuit de Gethsémani, à une spiritualité grecque, centrée sur la lumière du Thabor, ne nous paraît pas fondamentalement vraie. Au reste, la nuit gnostique n’exclut pas la sérénité.
66) La rupture est telle (de sens et de style) que bien des exégètes voient dans ce verset une addition tardive (Boismard, Le prologue de Jean, Cerf, pp. 39-40), selon un procédé bien connu et meurtrier pour toute profondeur dans l’Ecriture.
67) Cf., sur l’ignorance infinie, La charité profanée, op cit., pp. 406-408.

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