samedi 15 novembre 2008

Du symbole selon René Guénon

L’œuvre de René Guénon s’organise autour d’un certain nombre de pôles. Définir ces pôles et les relations qui les ordonnent en un tout structuré, c’est non seulement s’en donner une vision synthétique qui seule permet à l’intelligence de l’embrasser uno intuitu, c’est aussi comprendre la situation particulière de chaque élément polaire, et la fonction qu’il remplit par rapport à l’ensemble.

Ces éléments polaires sont au nombre de cinq : critique du monde moderne, tradition, métaphysique, symbolique, réalisation spirituelle1. Le premier et le dernier constituent respectivement le pôle préparatoire à la connaissance de l’œuvre (réforme de la mentalité) et son pôle terminal et transcendant (dans la mesure où l’œuvre est essentiellement de nature doctrinale et vise expressément la réalisation comme une fin qui la dépasse). L’essentiel du corpus doctrinal est donc défini par les trois éléments polaires centraux : tradition, métaphysique, symbolique. Chacun de ces pôles marque le sommet d’un triangle que nous appellerons triangle doctrinal de base, par rapport auquel le pôle réalisation et le pôle critique occuperont respectivement le sommet supérieur et le sommet inférieur des pyramides que l’on peut construire sur ce triangle. Nous obtiendrons ainsi des tétraèdes de base commune que nous représenterons dans la figure ci-dessous.



Si maintenant nous considérons le triangle doctrinal de base nous dirons que chacun des sommets de ce triangle réalise l’unité des deux autres selon son propre point de vue, ce qu’illustre parfaitement le symbolisme du triangle équilatéral. Nous ne pouvons présentement nous étendre sur cette question. Disons seulement que chacun de ces éléments polaires correspond à chacune de ces instances du ternaire humain : la métaphysique relève de l’intellect, la symbolique du corps, et la tradition de l’âme. La métaphysique unifie tradition et symbolique parce qu’elle en exprime le contenu informel, montrant par là pourquoi la tradition (ou révélation) a revêtu telles et telles formes symboliques2.

La tradition unifie activement métaphysique et symbolique puisqu’elle exprime précisément la vérité universelle du Principe à l’aide d’une constellation ordonnée de formes particulières. Enfin – et nous aurons à développer plus spécialement ce point de vue – la symbolique réalise de facto l’union de l’universel métaphysique et de la contingence de la tradition : unité par la métaphysique, unification par la tradition, union par le symbole. Telle est la situation du symbole chez Guénon, et l’on conviendra que cette synthèse doctrinale frappe autant par son ampleur que par sa clarté et sa précision. Il nous faut maintenant tenter de caractériser la conception propre que Guénon nous présente du symbole.

A vrai dire une telle entreprise présuppose qu’il existe bien quelque chose comme une conception guénonienne du symbolisme, ce que Guénon lui-même récuserait formellement. La doctrine qu’il expose en la matière s’identifie à ses yeux à la vérité pure et simple du symbolisme sacré. Une telle prétention peut sembler exorbitante. Nous la croyons cependant justifiée, et c’est précisément pourquoi elle est paradoxalement unique et originale, dans la mesure même où elle se distingue de toutes les autres théories du symbolisme. Ce n’est pas ici le lieu d’en exposer la démonstration. Il faudrait restituer la doctrine guénonienne dans son intégralité et passer en revue les diverses théories modernes et contemporaines qui se sont proposé d’expliquer le symbole 3. Mais on peut au moins reconnaître ceci, qu’on ne saurait discuter : cette doctrine est la seule qui soit parfaitement et rigoureusement accordée à son objet, c’est-à-dire aux symboles sacrés eux-mêmes. C’est là un fait que le monde est à même de constater, et sur lequel il convient d’abord de nous arrêter, car s’il n’est peut-être pas de domaine où l’influence de Guénon ait été aussi féconde et étendue que celui du symbolisme 4, il s’en faut cependant que les théoriciens du symbolisme lui accordent autre chose qu’une dédaigneuse inattention.

« L’interprétation de Guénon, écrit Michel Deguy dans l’un des rares articles consacrés à sa doctrine du symbolisme, reste indécidable du point de vue scientifique et, chose curieuse, elle vient se ranger en définitive à côté des autres vues totalitaire, freudienne ou structuraliste, etc., sa prétention de détenir le sens dernier des symboles et du symbole 5 . »

Or cette affirmation n’est objective qu’en apparence. Il faudrait d’abord distinguer entre le freudisme et le structuralisme, car le second n’a nullement la prétention de détenir le sens dernier des symboles, puisque, tout au contraire, il affirme qu’un tel sens n’existe pas : « Le sens est toujours réductible, déclare Levi-Strauss , « ?…? derrière tout sens il y a un non-sens, et le contraire n’est pas vrai 6 » ; non-sens indiquant seulement ici l’absence de sens et non l’absurde. Tout ce que peut dire Lévi-Strauss, c’est que la construction des mythes et des symboles reflète les structures classificatoires de l’esprit, ou plutôt de la mécanique intellectuelle qui les a produits 7, et c’est tout. Il n’y a pas de sens caché à décrypter, le structuralisme entend se situer tout entier dans un univers sans Logos : il n’y a ni dedans ni profondeur, mais un pur fonctionnement d’unités différentielles. Bref, le structuralisme n’interprète pas, il se borne à constater et à réduire : le sens est l’illusion même du symbolisme.

Une telle doctrine est peu réfutable, mais surtout parce qu’elle ne dit rien. Elle n’a en soi aucun intérêt, ni même d’existence. Elle se condamne à la décomposition analytique des données mythologiques 8. Elle rejoint cependant la doctrine traditionnelle dans la mesure où, comme elle, elle met en évidence l’ordre rigoureux et la parfaite cohérence du langage mythique. Tout autre est la doctrine freudienne qui se veut expressément herméneutique, c’est-à-dire déchiffrement du sens. Ici le discours symbolique n’est plus un simple arrangement d’éléments différenciés, en eux-mêmes, dénués de signification (seule la forme de l’arrangement a de l’intérêt), mais il présente un sens apparent dont l’herméneute (ou le psychanalyste) est seul à posséder la clef. Nous retrouvons donc la conception classique du symbole comme forme sensible cachant et révélant à la fois une réalité en elle-même invisible. Le sens du symbole est constitué par la relation même que ce sensible entretient avec cet invisible, relation que met au jour l’interprète. C’est alors sur son propre terrain que le freudisme va concurrencer la doctrine traditionnelle en en présentant une inversion radicale, conformément à son caractère le plus fondamental qui est de se constituer en contre-religion. En effet, non seulement, comme on le sait, l’herméneutique freudienne assigne aux symboles culturels ou individuels une signification purement sexuelle, mais encore elle fait symboliser l’inférieur par le supérieur, alors que, Guénon l’a souvent rappelé, l’une des règles essentielles du symbolisme, c’est que les « lois d’un domaine inférieur peuvent toujours être prises pour symboliser les réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur raison profonde, qui est à la fois leur principe et leur fin 9 ». On pourrait sans doute objecter que la distinction de l’inférieur et du supérieur est arbitraire et qu’une pensée qui fonctionne selon un tel schéma topologique est prisonnière d’une illusion. On le pourrait, si l’on était soi-même capable de s’élever à un point de vue où toutes les distinctions sont abolies – mais alors, loin de les refuser, on en saisirait la nécessité – et si Freud lui-même n’avait pas adhéré profondément à une telle distinction, car son moralisme foncier ne fait aucun doute. Et cela nous met sur la voie d’une importante remarque. C’est que, s’il a symbolisme chez Freud, c’est précisément en fonction d’une censure morale qui interdit à certaines pulsions, à certains désirs, de se manifester comme tels. Ils ne peuvent donc que se déguiser. Ainsi le symbolisme est toujours mensonger. Révélateur, certes, mais par son mensonge même. Ce n’est pas avec lui, c’est contre lui que sa vérité est recouvrée. Cette herméneutique, que Ricoeur a justement nommée « herméneutique du soupçon » parce qu’elle consiste d’abord à refuser d’écouter ce que profère le symbole et à le soupçonner d’être essentiellement déguisement, déclare donc en réalité la guerre aux symboles. Loin d’être une redécouverte du monde des symboles comme le répètent à l’envi, avec les meilleures intentions, bien des spécialistes, la psychanalyse est la plus redoutable machine de guerre antisymbolique. Au reste, puisque cela est nécessaire, nous rappellerons à tous ceux qui préfèrent parler de Freud plutôt que de le lire, cette déclaration non équivoque : « Puisse un jour l’intellect – l’esprit scientifique, la raison – accéder à la dictature dans la vie psychique des humains ! tel est notre vœu le plus ardent 10. » Les amoureux de l’«imaginaire » n’ont qu’à bien se tenir !

Au contraire, chez Guénon, la nécessité du symbole ne dérive pas fondamentalement d’une volonté (ou d’un travail inconscient) de déguisement, mais de la nature des choses. Il n’y a en effet, pour une telle réalité supérieure, aucune possibilité de se manifester comme telle sur un plan inférieur, parce que les conditions plus limitatives de ce plan d’existence ne le permettent pas. Elle ne peut se manifester que d’une manière qu’il faut bien qualifier de symbolique. Mais alors le symbole n’est pas un déguisement, il ne ment pas, il exprime seulement la vérité aussi adéquatement que le permettent les propres conditions d’existence de son plan de manifestation. Plus encore, il en est lui-même la projection : autrement dit, son être (de réalité seconde et inférieure) et sa fonction (de symbole d’une réalité supérieure) ne font qu’un. L’herméneutique ne sera donc plus suspicieuse à l’égard du symbole, au contraire elle sera accueillante à sa forme et à ses qualités sensibles dont elle suivra scrupuleusement toutes les indications. Une telle herméneutique, nous la qualifierons volontiers d’obédientielle.

Ainsi, il n’est pas vrai que la doctrine guénonienne vienne ranger aux côtés de la psychanalyse sa prétention totalitaire à détenir le sens dernier des symboles, et qu’elle soit indécidable. Nous comprenons bien la signification « poperienne 11 » de cette assertion. Soit un texte symbolique. On peut en donner une interprétation freudienne (ou marxiste, ou structuraliste, comme on voudra) aussi exhaustive que l’interprétation traditionnelle. Ces diverses stratégies herméneutiques se révèlent également efficaces et rendent comptent aussi parfaitement du texte symbolique. Bref, « ça marche toujours ». Chacune vérifie également sa propre pertinence. Mais les choses ne se passent pas tout à fait ainsi, et la présentation qu’on en donne ne correspond à aucune réalité effective. Car voici la vérité dont chacun peut aisément s’assurer par lui-même : il n’existe aucune herméneutique autre que l’herméneutique traditionnelle qui prenne en compte la totalité des éléments d’un texte ou d’un rite symbolique. Qu’on fasse l’expérience avec, par exemple, les deux premiers chapitres de la Genèse ou le rite du saint sacrifice de la messe, qu’on se donne pour tâche d’en expliquer tous les éléments par la psychanalyse ou le marxisme, et que l’on compare ensuite avec ce qu’en dit la Qabbale et la patristique 12, et l’on verra la prétention totaliste de l’une et de l’autre s’écrouler lamentablement. Nous ne nions nullement qu’au vu de leurs déclarations d’intention, de telles herméneutiques puissent paraître proposer une théorie complète du symbolisme, bien au contraire. Mais nous sommes obligé de constater que les réalisations pratiques sont extrêmement loin du compte, et donc, qu’à rigoureusement parler, et en dehors de toute autre considération, nous nous trouvons en face d’une imposture13.

Au demeurant, le symbolisme n’est pas seulement réduit quant au petit nombre des éléments que les herméneutiques modernes prélèvent sur la totalité interprétable, mais, d’une façon générale, il est par elles amputé de son intention première et irrécusable, qui est de nous parler du Transcendant et de nous Le rendre présent autant que faire se peut. Au lieu que l’herméneutique obédientielle de la tradition, telle que Guénon nous la restitue dans ses principes fondamentaux et ses applications majeures, assume le symbole en totalité, aussi bien dans l’interprétation de ses éléments particuliers, que dans sa signification globale et essentielle qui est de nous faire entendre Cela même qui est au-delà de toute parole.

Alors se produit le « miracle » qu’aucun autre penseur moderne avant lui n’avait su réaliser : toutes les cultures sacrées de la Terre nous deviennent fraternelles. La prodigieuse et merveilleuse diversité des formes, des couleurs, des rites, des danses, des mythes, s’ouvre à nous comme un livre enfin familier. Celui qui a vraiment assimilé cet enseignement sent bien que, d’une certaine manière, il est partout « chez lui ». Et ce n’est pas parce qu’il serait en possession d’une clef universelle qui lui permettrait de tout comprendre : Guénon n’a jamais prétendu rien de tel, ses interprétations demeurent souvent conjecturales, et bien des formes sacrées – ou qui se donnent pour telles – continuent de nous paraître étranges, voire scandaleuses. Mais, plus profondément – et c’est pourquoi Guénon est celui qui, dans le monde moderne, a sauvé l’honneur des cultures traditionnelles – le symbolisme religieux devient, grâce à lui radicalement crédible. Autrement dit : il est possible d’y croire. Ce qui signifie qu’on peut adhérer à ce symbolisme, qu’on peut entrer en lui, penser en lui et en vivre, sans être fou, sans renier tout raison, toute rigueur et tout bon sens. Avant Guénon, il y a eu, bien sûr, beaucoup d’esprit adonnés au symbolisme et qui ont su en parler avec amour et compétence. Guénon lui-même les a connus et utilisés. Il n’y en a pas, à notre connaissance, qui aient fourni des commentaires si clairs, si lumineux, si convaincants et qui s’appuient sur des principes métaphysiques aussi fermes 14.

Or, la première question que pose à l’homme moderne l’existence du symbolisme sacré est exactement celle-ci : « s’il portait sur le monde, le discours symbolique serait irrecevable, et il faudrait voir en ceux qui le tiennent, à la fois des virtuoses de l’imagination et des débiles de la raison 15. Force est de constater que, dans l’esprit et le cœur de ceux qui le tiennent, et quoi que l’on en pense par ailleurs, le discours symbolique « porte bien sur le monde », en d’autres termes, que ce discours a bien l’intention de nous dire quelque chose sur la réalité. C’est précisément cette prétention ontologique que le rationalisme scientifique, depuis Galilée, a rendu impossible. Pour la pensée moderne, le choix est clair : ou bien le discours symbolique procède à sa propre neutralisation ontologique, ou bien il doit être considéré comme dément. Car il faut être fou pour continuer à croire à la vérité d’un discours contraire à tout ce que la raison tient pour certain. Tel est le jugement que la science et la philosophie modernes portent sur toute culture religieuse. On s’en est accommodé sans trop de difficultés pour ce qui est des « autres » religions, et l’on accepta volontiers de ne voir en tout cela que du « symbolisme », c’est-à-dire de l’imagination et de la poésie. Le jour vient pourtant – et il est déjà venu – où les chrétiens eux-mêmes, se retournant vers leurs propres croyances et Ecritures sacrées, se trouveront contraints de reconnaître leur évidente parenté, en dépit des différences, avec les discours symboliques et mythiques de toutes les religions de la Terre. Terrible épreuve ! On pourra bien s’acharner à distinguer l’historicité de l’Ancien et du Nouveau Testament et à la dégager de son revêtement symbolique. Quel scalpel de quelle chirurgicale herméneutique sera capable de séparer le mythique de l’historique sans blesser mortellement la chair vivante de la foi chrétienne ? Car le corpus dogmatique n’a pas attendu Bultmann pour s’édifier. Du péché originel à la résurrection et l’ascension du Christ, il n’est pas un seul article de foi qui ne s’enracine dans le sol inextricablement « historico-mythique » de la révélation. On croit éviter la « névrose culturelle » en acceptant « l’éclairage des sciences archéologiques 16 ». On pense même accéder ainsi à une véritable conscience symbolique qui ne confond plus, comme la conscience mythique, le signe et la réalité signifiée, ou plutôt qui ne transfert plus la réalité de la vérité signifiée à celle de la forme signifiante. Et l’on s’émerveille : que n’y avait-on songé plus tôt ? tout cela n’est que métaphore et parabole. Tout est sauvé ! Tout est perdu. Car de la vérité signifiée, il reste moins aux doigts de l’herméneute que le peu de poudre dorée qu’abandonne l’aile d’un papillon mort.

Quel est donc le fondement métaphysique que Guénon assigne au symbolisme, et qui lui permet d’en établir du même coup la vérité sans pour autant tomber dans ce que l’on pourrait appeler un fondamentalisme littéral ? On peut exprimer ce fondement de deux manières, d’ailleurs équivalentes, mais qui envisagent les choses d’un point de vue différent : il s’agit de la doctrine des correspondances 17 et celle des états multiples de l’être, la première étant macrocosmique ou « objective », la seconde microcosmique et « subjective » ; ce qui signifie que la seconde n’est que la traduction de la première lorsqu’on passe de la considération des degrés de réalité à celle d’un être déterminé, l’homme par exemple.

Cette doctrine est le plus nettement exprimée dans l’avant-propos du Symbolisme de la croix 18, qui est d’ailleurs immédiatement suivi du chapitre I : « La multiplicité des états de l’être » ; nous verrons tout à l’heure pourquoi le chapitre II est consacré à « l’Homme Universel », car il y a là un enchaînement rigoureux et plein d’enseignement. Ajoutons que ce n’est pas non plus un hasard si la « Loi de correspondance » est formulée à propos du symbolisme de la croix, car la croix est justement la représentation symbolique la plus claire de cette loi. Autrement dit, nous avons affaire à une sorte de réciprocité entre symbolisme et métaphysique : la métaphysique, qui fonde le symbolisme, se présente comme un commentaire du symbole de la croix, commentaire qui en déploie toutes les significations, tandis que la croix apparaît comme une figuration synthétique et concentrée de toute la doctrine métaphysique. S’ensuit-il qu’il faille considérer la croix comme le symbole par excellence, le « symbole des symboles 19 » ? Nous ne le croyons pas. Elle n’est symbole suprême que du point de vue de l’«explicitation », du développement, de la différenciation, mais du point de vue de l’implicitation, de l’enveloppement ou de l’indifférenciation, c’est le point ou le cercle (qui n’en est qu’une autre forme 20) qui joue ce rôle. La croix est symbole de la réalisation en acte de l’être total ; le point ou le cercle est symbole de cette totalité même, soit originelle, soit terminale (le « vortex sphérique universelle 21 »). Au niveau nécessairement formel de toute expression symbolique, il ne saurait y avoir de symbole suprême.

Nous pouvons maintenant en venir à l’énoncé de la « loi de correspondance qui est le fondement de tout symbolisme » :

« Chaque chose, procédant essentiellement d’un principe métaphysique dont elle tient toute sa réalité, traduit ou exprime ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence, de telle sorte que d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est, dans la multiplicité de la manifestation, comme un reflet de l’unité principielle elle-même 22. »

Cette correspondance universelle qui fait de toute chose une expression des réalités qui lui sont supérieures, peut être spécifiée – nous semble-t-il – de trois points de vue distincts. Si l’on a égard au « motif » divin qui préside à l’origine de la création du monde (« J’étais un trésor caché. Je voulus être connu. Alors je créai le monde »), on dira que cette correspondance s’explique par la nature théophanique du cosmos : le monde révèle Dieu. Si l’on a égard au processus existenciateur, on dira que la relation de correspondance résulte de la relation de causalité, l’effet pouvant « toujours être pris comme un symbole de la cause 23 ». Enfin, si l’on a égard au résultat du déploiement cosmogonique et donc si l’on part de la réalité sensible elle-même, on dira que la correspondance repose sur une participation de la chose à son archétype 24.

Envisagé ainsi, le symbole, conformément à sa signification étymologique, unifie le multiple 25. C’est là sa fonction la plus haute que nous retrouvons également à propos du rite. Mais, pour ce qui est de l’herméneutique (et donc de la connaissance), cette doctrine permet également de comprendre pourquoi l’unité d’un même symbole contient une multiplicité essentielle de sens, qui résulte de la multiplicité hiérarchique des degrés de réalité auxquels il peut se rapporter. En effet, comme le souligne Guénon, une chose n’est pas seulement l’expression de l’archétype principiel dont elle procède essentiellement ; elle l’est aussi des degrés intermédiaires de réalité dont elle procède plus prochainement et qui sont ainsi ses causes secondes. Le principe prochain du corporel, c’est le subtil, bien que le principe premier ou essentiel demeure dans l’Etre créateur lui-même. On voit alors, puisque chaque symbole « résume », en quelque sorte, toute la hiérarchie des degrés qui lui sont supérieurs, qu’il enraye et équilibre chaque fois l’expansion cosmique, l’empêchant de s’anéantir dans la dispersion indéfinie. Cette fonction « résomptive » du symbole est l’analogue de la fonction « assomptive » (ou intégrative) du Logos divin 26.

Nous avons noté, précédemment, que la doctrine des états multiples de l’être est la traduction « microcosmique » de la doctrine des correspondances. C’est pourquoi Guénon lui consacre son premier chapitre. Cela signifie que, pour un être déterminé, l’homme par exemple, la correspondance unifiante des multiples degrés du réel se traduit par la multiplicité des états de ce même être. Le point de vue des correspondances est celui, s’il on veut, d’une multiplicité hiérarchique de plans parallèles, l’unité de cette multiplicité étant assurée par leur correspondance et donc n’excluant pas la discontinuité apparente d’un plan à l’autre. Mais si l’on considère, un être en vertu même de cette ontologique scalaire, il faudra le représenter, par une verticale émanant du Principe et traversant chacun de ces plans horizontaux. L’être unique « existe » donc sur une multitude de plans distincts qui déterminent autant d’états de cet être. Ici, le point de vue de la continuité prédomine sur celui de la discontinuité du parallélisme, pour cette raison que la verticale représentant l’unité de l’être rencontre chacun des degrés du réel, en leur centre. Il est sûtrâtmâ, le « fils du Soi » la véritable Personnalité, le cœur et l’intériorité de l’esprit en lequel et par lequel communiquent entre eux les innombrables mondes. Ainsi le microcosme humain exerce-t-il un véritable ministère d’unification à l’égard du cosmos. Assurément, dans son état actuel, l’homme n’a-t-il pas conscience des états non individuels de son être, comme une note de musique dont les plus hautes harmoniques seraient inattendues. C’est précisément le rôle de la réalisation spirituelle ou métaphysique que d’amener l’homme à une prise de conscience effective des « états supérieurs de l’être ». Ce faisant, l’homme dépasse le degré proprement humain ou individuel de son existence. Ascendant le long de la verticale de sûtrâtmâ, il réalise l’intégralité des degrés du réel, non point analytiquement et dans toutes leurs innombrables modalités – accéder au degré angélique, par exemple, ne signifie point devenir un ange parmi les autres anges – mais synthétiquement et dans leur centre quintessentiel. Une telle réalisation équivaut donc à une universalisation du microcosme humain, et c’est à elle que Guénon donne précisément le nom d’«Homme universel », selon une expression empruntée à l’ésotérisme de l’Islam.

Nous sommes ainsi conduits au deuxième chapitre du Symbolisme de la croix consacré à la doctrine de l’«Homme universel ». Remarquons-le : de la croix, il n’a pour ainsi dire pas encore été question. On ne commence à en parler qu’au chapitre suivant intitulé justement : « Le symbolisme métaphysique de la croix ». Mais on a fixé le cadre général et les thèmes principaux. Or ces thèmes nous fournissent la leçon quasi unique de tout l’ouvrage et de tout symbolisme, qui est sa destination proprement spirituelle. Sans doute le symbolisme relève-t-il essentiellement de la cosmologie, ou, s’il l’on veut, du point de vue macrocosmique. L’homme lui-même, en tant qu’il est pris comme symbole, ressortit à ce point de vue. Mais le symbolisme est fondamentalement ordonné à la réalisation métaphysique de l’être, à son salut et à sa délivrance, faute de quoi il n’est qu’un divertissement et un jeu gratuit. Au surplus, nous n’avons pas le choix. N’est réel, pour nous, que ce que nous avons « réalisé », c’est-à-dire ce dont nous avons pris une conscience effective, puisque la conscience est le sens immédiat du réel. Si bien que quand nous parlons des états supérieurs de l’être, selon l’un des enseignements les plus importants de Guénon, nous parlons de quelque chose qui, pour nous, n’a qu’une existence « idéale » ou « virtuelle 27 », encore que ces états soient synthétiquement en acte dans l’éternel présent de l’autoconnaissance divine. La doctrine guénonienne est un strict « actualisme de la connaissance » : n’est réel que ce qui est réalisé dans l’acte de la connaissance. La connaissance en acte est le « lieu » propre du réel, et c’est pourquoi Dieu est connaissance pure éternellement en acte. La connaissance est la clef de l’identité métaphysique du possible et du réel : par là on comprend, comme dit maître Eckhart, qu’en Dieu l’intelligere est plus que l’esse, en tant que la parfaite unité de l’esse ne s’accomplit que dans l’intellection infinie :

« Le Dieu « acte pure d’exister » de saint Thomas doit correspondre, dans la théologie de maître Eckhart, à l’acte intellectuel par lequel l’Un, Principe d’opération, revient sur sa propre Essence inopérante et inconnaissable, en manifestant son identité absolue avec soi-même et avec tout ce qui est 28. »

De même, les divers degrés d’être « se réalisent » dans l’acte même par lequel les divers degrés de la connaissance en prennent une conscience effective et immédiate. Tout être est ainsi une ligne de connaissance actualisante qui traverse tous les mondes et conduit au Principe dont elle émane. Interpréter vraiment le symbole de la croix, c’est réaliser l’intégralité des états de l’être, réalisation qui actue, en quelque sorte, l’analogie constitutive du microcosme et du macrocosme.

Il n’est pas surprenant que nous rencontrions maintenant cette notion d’analogie, dès lors que c’est elle qui établit la relation permettant de passer du microcosme au macrocosme et que le traité de Guénon s’ouvre précisément sur la distinction de ces deux points de vue. Mais il nous faut en dire un mot, car sa fonction soulève ici quelques difficultés.

On pourrait ne voir dans ce mot qu’une autre façon de désigner les correspondances. N’affirme-t-on pas couramment que le symbolisme est fondé sur l’analogie comme on le dit fondé sur la loi des correspondances ? Et d’ailleurs Guénon lui-même semble parfois utiliser équivalemment ces deux termes. Il écrit en effet, dans les Aperçus sur initiation (ouvrage qui contient quelques-uns des textes majeurs sur la doctrine du symbolisme) que « le principe du symbolisme se base toujours sur un rapport d’analogie ou de correspondance entre l’idée qu’il s’agit d’exprimer et l’image par laquelle on l’exprime 29 ». Et un peu plus loin, il répète que « si le mythe ne dit pas ce qu’il veut dire, il le suggère par cette correspondance analogique qui est le fondement et l’essence même de tout symbolisme 30 ». Il n’y aurait là aucun problème si Guénon n’avait d’autre part explicitement refusé cette équivalence. Il déclare en effet dans un article, « Les symboles de l’analogie 31 », qu’on ne doit pas s’étonner d’une telle expression qui ne serait fautive que si tout symbole devait être « l’expression d’une analogie ; mais cette façon d’envisager les choses n’est pas exacte : ce sur quoi le symbolisme est fondé, ce sont, de la façon la plus générale, les correspondances qui existent entre les différents ordres de réalité, mais toute correspondance n’est pas analogique ». Et Guénon précise qu’il entend le terme d’analogie dans son sens le plus rigoureux à savoir « comme le rapport de « ce qui est en bas » avec « ce qui est en haut », rapport qui ?…? implique essentiellement la considération du « sens inverse » de ces deux termes ».

On pourrait sans doute mettre ces contradictions au compte d’une inadvertance dont aucun écrivain n’est exempt, mais qu’accuse la volonté d’extrême rigueur du discours guénonien 32. On ne peut cependant sous-estimer l’importance de la remarque qui ouvre l’article sur les symboles de l’analogie : « il y a des correspondances qui ne sont pas analogiques ». Cette formulation suppose que les correspondances sont un genre dont l’analogie constitue l’une des espèces, celle dans laquelle intervient la considération « du bas et du haut » et de l’inversion nécessaire qui en résulte concernant le r apport qui les unit. Faut-il en conclure qu’il y a des correspondances sans analogie ? Comment cela est-il possible ? Dès lors que la loi de correspondance caractérise la multiplicité essentiellement hiérarchique des degrés de l’Existence universelle, elle s’applique logiquement à la relation de conformité d’une réalité inférieure avec une réalité supérieure, de « ce qui est en bas » avec « ce qui est en haut ». Guénon lui-même écrit, dans le Symbolisme de la croix (p. 192) :

« Entre le fait ou l’objet sensible (ce qui est au fond la même chose) que l’on prend pour symbole, et l’idée, ou plutôt le principe métaphysique que l’on veut symboliser dans la mesure où il peut l’être, l’analogie est toujours inversée, ce qui est d’ailleurs le cas de la véritable analogie ».

Nous croyons qu’il n’est toutefois pas impossible de concilier ces textes et d’en dégager la cohérence doctrinale. Guénon illustre parfois la notion d’analogie par l’image d’un arbre à la surface des eaux 33. Dans une telle image il y a à la fois similitude si l’on considère le contenu intrinsèque, et inversion si l’on considère l’ordre des parties. Dans un même symbole, celui de l’arbre renversé, nous avons à la fois correspondance directe entre le contenu du symbole et celui du symbolisé, et correspondance inversée ou analogique (au sens propre) entre les structures d’ordre. De même pour le sceau de Salomon : il y a correspondance directe entre les deux triangles, et inverse quant à leur situation respective. Ce sont là des symboles de l’analogie, c’est-à-dire qu’ils symbolisent l’inversion ordinale ou hiérarchique qui se produit quand on passe du bas en haut ou du haut en bas. Quand donc, dans un symbole, on considère seulement le contenu qualitatif, on pourra ne parler que de correspondance en général, ou, si l’on veut, de correspondance directe. Ainsi la lumière sensible est le symbole de la connaissance, le soleil est le symbole de l’Intellect divin, l’eau est le symbole de Prakriti, le rouge est le symbole de l’amour, la parole humaine le symbole du Verbe divin, etc. Sous ce point de vue, on n’a égard qu’aux similitudes qui unifient les degrés de la réalité, non à ce qui les sépare. Au contraire, et afin d’obvier au risque d’idolâtrie qu’implique toujours le symbolisme direct ou « cataphatique », l’analogie inverse ou « apophatique » vient nous rappeler que c’est ce qui est en « bas » qui est comme ce qui est « en haut », autrement dit que c’est le bas qui symbolise le haut, le petit qui symbolise le grand, la nuit qui symbolise la Lumière éternelle. Il y a bien toujours correspondance, mais dans l’inversion ou la dissemblance.

Soit, dira-t-on. Mais pourquoi parler ici d’analogie ? la réponse est simple. L’inversion n’intervient, nous l’avons vu, que si l’on prend en considération la structure d’ordre, comme pour l’arbre et le triangle, c’est-à-dire si l’on a égard aux relations respectives que les diverses parties du symbole soutiennent entre elles quand on les rapporte aux relations respectives des diverses parties du symbolisé. L’ordre, en effet, c’est toujours le rapport d’un élément à un autre élément. Comparer deux ordres, c’est donc établir un rapports de rapports, ce qui est l’exacte définition de l’analogia au sens mathématique et premier du terme : a est b ce que c est à d 34. Est-ce là tout ? Non, car on pourrait encore se demander ce qu’il en est dans le cas des symboles simples et qui ne comprennent pas de parties. Sont-ils étrangers à la correspondance analogique ? Où trouver leur relation d’ordre ? Question qui nous conduit sur la voie d’une vérité majeure : une réalité sensible soutient toujours une relation avec les autres réalités du même ordre, relation qui définit précisément cet ordre. Quoi de plus simple que le rouge, par exemple ? Et cependant, qui dit rouge dit implicitement l’ordre sériel et différencié de la gamme entière des couleurs. Aucun être n’est simplement un être, il est aussi un nœud de relations. Et c’est cela qu’exprime l’analogie, et c’est pourquoi, dans son acception rigoureuse, elle implique la considération du « sens inverse », dans la mesure où l’identité des rapports repose sur l’altérité de leur distinction.

Ne s’agit-il, en tout cela, que d’une simple cohérence conceptuelle ? Nullement. Si nous revenons à la fameuse analogie constitutive du microcosme et du macrocosme, dont parle si souvent Guénon, ou encore à l’analogie équivalente de l’homme individuel et de l’homme universel, nous voyons bien que la véritable compréhension du sens inverse de l’analogie exige précisément l’effacement de l’homme individuel afin de réaliser effectivement son analogie constitutive avec l’Homme universel. Ici, s’applique éminemment la parole de saint Jean-Baptiste : « il faut que Celui-là croisse et que ?le? je diminue » (Jean, III, 30). Le « sens inverse » de l’analogie n’est pas négation de la correspondance, il est au contraire son accomplissement. L’image ne devient vraiment ressemblante à son modèle, et donc accomplit ce qu’annonce sa nature, qu’à la condition qu’elle prenne conscience de sa « condition icônique ». sinon, sa propre splendeur, pourtant empruntée, l’aveugle et la perd. Or, prendre conscience de sa « condition icônique », c’est percevoir derrière l’icône, le plan existentiel sur lequel elle se dessine et qui lui sert de support de manifestation. A ne voir que l’image, on risque d’oublier le fond sur lequel elle est peinte, qu’elle cache et pourtant présuppose. Sans ce plan d’arrêt du rayon créateur, la manifestation cosmique serait un étincellement instantané, et ces myriades de réverbérations cosmiques du Logos que sont les créatures ne sauraient avoir lieu. Le sens inverse de l’ana-logia, parce qu’il fait intervenir nécessairement la considération du plan réfléchissant d’un ordre d’existence déterminé, et non seulement de l’image reflétée, nous éveille à la conscience de notre condition icônique. L’image doit devenir ressemblante : elle n’est, en elle-même, qu’« une prophétie ontologique », elle annonce la venue de son Archétype seigneurial. Pour cela, elle doit « dépouiller le vieil homme », l’homme individuel qui s’approprie égoïquement la nature théophanique dont il est constitué. Elle doit retourner à la pureté mariale de la toile vide, à son néant et à sa gloire de créature : « Il faut que Celui-là croisse et que je diminue ». Saint Jean-baptiste, figure de l’analogie véritable, saint Jean décapité, ayant perdu son individualité humaine, lui dont la fonction solsticiale semblait vouée à la correspondance la plus directe de la lumière créée à la lumière incréée, entre dans l’effacement et la véridique ténèbre de la mort. Alors il peut chanter : « Hoc ergo guadium meum impletum est, Voici donc ma joie, celle qui est mienne, elle est plénière. Il faut que Celui-là croisse et que je diminue. »

Nous arrêterons là ces considérations qui sont loin pourtant d’avoir épuisé le sujet. Il aurait fallu également étudier les enseignements de Guénon sur la structure des signes symboliques, leurs diverses catégories, la notion de geste comme unité générative de toutes les formes symboliques, le rapport (ou plutôt l’identité) du rite et du symbole, et enfin montrer l’herméneute « dans ses œuvres », spectacle unique dans la littérature moderne.

Nous voudrions seulement, pour terminer, revenir à ce que nous disions en commençant sur la situation de la symbolique comme synthèse visible de la tradition et de la métaphysique, ou, si l’on veut, de la foi et de la science, de l’historicité de la révélation et de l’universalité de la connaissance. Cette synthèse visible et salvatrice est celle même que réalise l’incarnation du Verbe divin en Jésus-Christ, celle même du Corpus Christi. La crise qui atteint aujourd’hui le christianisme prend rigoureusement son point de départ dans la négation axiomatique d’une telle synthèse symbolique, c’est-à-dire dans un refus massif de l’incarnation qui est réduite à sa ponctualité événementielle. Or, il est vrai que le cosmos spatio-temporel constitue le cadre et le contenant formel de la tradition révélée par le Père ; il est vrai que le Verbe, connaissance éternelle et infinie du Père, en constitue le contenu réellement métaphysique. Mais il est non moins vrai que le contenant formel et le contenu informel ne peuvent s’épouser que par la médiation et la grâce d’un troisième terme, par la médiation de Marie, épouse du Saint-Esprit, mère du Logos à Qui elle a offert sa propre chair pour qu’Il puisse se manifester au monde. En vérité, c’est bien dans le cœur de Marie que toutes choses sont transformées en symboles.


Texte publié en 1985 dans le Cahier de l’Herne (dir. J-P Laurant) consacré à René Guénon.

NOTES

1. Il serait aisé de distribuer tous ses livres selon ces cinq rubriques, à condition de ranger sous la première non seulement Orient et Occident, La Crise du monde moderne, Le Règne de la quantité et les signes des temps, mais aussi le Théosophisme et L’Erreur spirite. Sous la rubrique « tradition », il faut ranger aussi bien des parties de certains ouvrages tels que Le Roi du monde, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, L’Esotérisme de Dante, les considérations sur les cycles, les articles sur l’Islam ; etc. Le reste va de soi. Au demeurant, l’unité de la doctrine interdit une partition séparative de l’œuvre.
2. Toute tradition est d’abord révélation, quel qu’en soit le mode, avant d’être transmission. Nous ne pensons pas qu’il y ait lieu de suivre Guénon qui réserve le terme de révélation aux diverses formes du monothéisme abrahamique (L’Homme et son devenir selon le Védânta, pp. 20-21). La tradition est shruti (« audition », cf. saint Paul : « fides ex auditu ») (la foi vient de ce qui a été entendu, Romains, x, 17), c’est-à-dire révélation, dans son origine, et smriti(« mémoire », Cf. le « mémorial du Seigneur ») dans sa transmission, et c’est pourquoi elle concerne plus directement l’âme (ou substance psychique), qui est le siège la mémoire.
3. Nous avons tenté de le faire dans un ouvrage de 900 pages, présenté comme thèse d’Etat en 1982, et où sont examinées toutes les théories modernes du symbolisme, et notamment les théories kantiennes, hegeliennes, feuerbachienne, marxienne, freudienne, structuraliste, lacanienne et derridienne.
4. Il faudrait ici citer toutes les études qui ont paru depuis une cinquantaine d’années et qui doivent à Guénon leur connaissance de la science des symboles. Un recensement exhaustif est impossible et devrait prendre en compte bien des domaines divers, y compris celui de la symbolique maçonnique dont il a profondément revivifié la signification. Nous signalerons seulement le très important ouvrage de Gérard de Champeaux et dom Sébastien Sterckx, o.s.b, Le Monde des symboles aux Editions du Zodiaque, dont on regrette qu’il ne cite jamais l’auteur qui les inspire le plus constamment. Le Père Bro, o.p., dans Faut-il encore pratiquer ? (édition du Cerf, coll. « Foi vivante », 1967), ose parler de « la somme singulière de R. Guénon, Symboles fondamentaux de la science sacrée » (p. 194).
5. « Guénon et la « science sacrée », dans la Nouvelle Revue française, avril 1963, 11e année, n° 124, p. 702.
6. « Réponses » dans la revue Esprit, nov. 1963, p. 637.
7. L’homme est « une machine, peut-être plus performante que les autres », Tristes tropiques, 10/18, 1955, p. 374.
8. Cette décomposition analytique en unités symboliques élémentaires (les mythèmes) est d’ailleurs souvent discutable, et l’on pourrait aisément aboutir à d’autres unités.
9. Le Symbolisme de la croix, p. 11.
10. S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, coll. «Idées », 1981, pp. 226-227. Ce que nous disons de Freud n’est pas applicable comme tel à Jung, dont les connaissances en matière de symbolisme sacré étaient considérablement plus étendues que celles de Freud. Mais on rencontre chez Jung la confusion la plus inquiétante entre le domaine spirituel et le domaine psychique. Au reste, ce que Mircea Eliade, dans Fragments d’un journal (N.R.F., 1973), nous raconte de Mme Froebe et de ses relations « psychiques » avec Jung et quelques autres dont Max Pulver et Van der Leew), ne laisse guère de doute quant à la réalité des pratiques de basse magie auxquelles se livraient ces savants illustres. Jung, en particulier, après avoir plongé dans une coupe de vin une bague portant l’inscription abraxa, et récité quelques formules, l’avait passée au doigt de cette personne, lui assurant : « ce n’est pas moi qui l’a fait, c’est der Selbst ?…? » (p. 181). On sait d’ailleurs que Freud lui-même avait remis sept anneaux à sept disciples, dépositaires de la vraie doctrine. Ernest Jones fut « le dernier survivant de ceux à qui furent donnés les sept anneaux du maître » (Lacan, Ecrits, le Seuil, p. 175). Ces quelques indications suffiront, pensons-nous à illustrer ce que Guénon a dit sur la nature contre initiatique de la psychanalyse.
11. On sait que Karl Popper a montré qu’une hypothèse n’est scientifique que si elle est falsifiable, c’est-à-dire suffisamment précise pour qu’on puisse en déduire un dispositif expérimental qui permettrait éventuellement d’en établir la fausseté, étant entendu qu’on ne peut jamais vérifier une hypothèse. Une hypothèse non falsifiable n’est pas scientifique : elle si vague ou si générale qu’elle se vérifie toujours (ou bien elle est tautologique) ; par exemple : la loi de la survivance des plus aptes chez Darwin.
12. Pour la Genèse, on pourra lire le dernier livre de Léo Schaya : Avant le commencement, chez Dervy. Pour la messe, signalons la remarquable étude de Jean Hani, La divine liturgie, Trédaniel, 1981.
13. R. Ruyer a déjà observer quelque part que le nombre des rêves sur lesquels Freud avait bâti sa théorie était extraordinairement faible.
14. Ce qui ne signifie pas que toutes les interprétations de Guénon soient recevables. Tout l’œuvre a ses limites. Mais nous considérons ici les choses dans leurs principes.
15. Dan Sperber, Le Symbolisme en général, Hermann, 1974, p. 119.
16. A. Vergote : « Une théologie qui refuserait l’éclairage des sciences archéologiques se condamnerait à la réclusion culturelle ?…? Coupée de la culture vivante, la pensée religieuse ne serait plus qu’une névrose culturelle. » Interprétation du langage religieux, Le Seuil, 1974, pp. 9-10.
17. Rappelons que le mot de correspondance vient du latin scolastique correspondere qui signifie proprement : « être en rapport de conformité avec ». on le rencontre déjà chez Nicolas Oresme, et il est attesté dans les textes alchimiques, dès le XIX siècle. Ce n’est donc pas à Swendenborg que nous sommes redevables de son emploi.
18. Rappelons à ce sujet que les éditions Vega assurent à nouveau, la réédition exacte de cet ouvrage, qui est sans doute le plus guénonien de tous ceux qu’il a écrits, parce que s’y conjoignent les mathématiques, le symbolisme et l’unité des formes traditionnelles. L’édition de poche qu’avait publiée la collection 10/18 était gravement fautive.
19. Cf. Jean Robin, René Guénon : Témoin de la Tradition, Trédaniel, pp. 99-118.
20. Ou même la sphère qui correspond à la croix à six branches.
21. Le passage de la croix au cercle est celui des coordonnées rectilignes aux coordonnées polaires (ibid., pp. 117-120, et 133-136).
22. Ibid., p. 11.
23. Ibid., p. 13.
24. Cette triple spécification de la correspondance (révélation, causalité, participation) n’est pas formulée telle quelle par Guénon.
25. Symbolon dérive de sym-ballein (jeter ensemble) qui évoque une idée de réunification, de rassemblement. Ainsi, en saint Luc, il est dit que la sainte Vierge « conservait toutes ces paroles, les rassemblant (symballousa) dans son cœur » (II, 19). De même, Louis de Léon, dans son grand ouvrage Les Noms du Christ, avant d’en exposer les significations, commence par expliquer que la nature symbolique du langage a pour fin d’exprimer l’unité dans le multiple et de ramener la multiplicité à l’un. On lira cet étonnant traité dans la belle traduction qu’en a donnée Robert Ricard aux Etudes augustiniennes, en 1978, pp. 19-23.
26. On saisit également ici la relation qui unit le Verbe divin au Verbe fait chair, la fonction éternellement assomptive du premier à la fonction actuellement résomptive du second (qui n’est autre que le Premier), c’est-à-dire à sa fonction salvatrice : le corpus Christi est le symbole central du christianisme.
27. Guénon parle aussi d’« existence négative » : Le Symbolisme de la croix, p. 27. Les notions de possibilité, de potentialité, de virtualité ont soulevé bien des questions. On a accusé Guénon d’ignorer les distinctions que la scolastique a établies entre ces termes. Mais il ne peut s’y tenir, son point de vue étant autre. Indiquons ici brièvement l’interprétation que nous en donnons et que nous avons développée ailleurs. Pourquoi parler de « possible », alors que tout est réel, et que l’on affirme par ailleurs l’identité du possible et du réel ? Réponse : parce qu’il faut tenir compte du point de vue de la connaissance. Celui qui parle du Principe suprême, parle de quelque chose dont il n’a pas une connaissance actuelle, mais en oubliant son ignorance ontologique. N’est réel, au sens le plus rigoureux du terme, que ce qui se réalise dans l’acte commun du connaissant et du connu. Le terme de « Possibilité universelle » rappelle que le Principe infini n’est pour nous présentement que « Ce qui peut être tout ». (Alors que le Tout-Puissant est celui qui peut faire tout.) Ainsi le concept métaphysique s’évanouit en tant qu’idole mentale, pour se transformer en une pure possibilité de conception, la plus haute et l’ultime. Quant à la potentialité, elle concerne uniquement le monde du devenir et désigne l’état de ce qui est en puissance relativement à son développement. Mais l’être individuel, de son propre point de vue, ne peut évidemment distinguer le possible du potentiel (cf. L’Homme et son devenir selon le védânta, 1974, p. 47). Le virtuel désigne plutôt ce qui est bien là mais n’a pas encore développé tous ses effets : il correspond à une « réalisation anticipée ». Est potentiel ce qui n’est pas encore tout ce qu’il devrait être ; est virtuel ce qui n’a pas encore produit tous les effets qu’il devait produire (ex : l’initiation virtuelle qui se distingue de l’initiation effective). En résumé, ce qui est possible, c’est le supra-individuel pour la connaissance, et, au fond, c’est le relatif « dans » l’Absolu ; ce qui est potentiel, c’est le devenir du relatif ; ce qui est virtuel, c’est l’Absolu « dans » le relatif.
28. W. Lossky, Théologie négative et Connaissance de Dieu chez maître Eckhart, Vrin, p. 165.
29. Editions traditionnelles, 1946, p. 121.
30. Ibid., p. 125.
31. Symboles fondamentaux de la science sacrée, gallimard, 1962, p. 319.
32. Avec quelque mépris, Guénon s’étonne souvent, chez les autres, de confusions qu’il juge impardonnables. Mais ses propres exposés ne sont pas exempts de certaines obscurités. Il y en a d’autres que celles de l’analogie et des correspondances. Ainsi, dans L’homme et son devenir selon le védânta, il déclare : « Les expressions « d’état subtil » et d’«état grossier » qui se réfèrent à des degrés différents de la manifestation formelle ?…? » (p.36 les italiques sont de nous), et p. 37 : « ?…? l’être humain ?…? comporte un certain ensemble de possibilités qui constituent sa modalité corporelle ou grossière, plus une multitude d’autre possibilités qui ?…? constituent ses modalités subtiles ; mais toutes ces possibilités réunies ne représentent pourtant qu’un seul et même degré de l’Existence universelle » ? Faut-il donc distinguer entre « degrés de la manifestation formelle » et « degrés de l’Existence universelle » ? Et où Guénon a-t-il formulé cette distinction ? Sans préjuger de la réponse.
33. Symboles fondamentaux…, p. 324 et sq.
34. Qu’on se réfère à la métaphysique de l’analogie que Platon expose à la fin du livre VI de la République. Nous avons traité de l’analogie dans un « dialogue platonicien », intitulé « le Zeuxis ou de l’analogie », Revue de métaphysique et de morale, 1968, n° 3, pp. 280-293.

Aucun commentaire: