samedi 15 novembre 2008

Des sciences inhumaines

Notre siècle est celui des sciences humaines. Les deux penseurs qui ont eu le plus d’influence au XXe siècle, Marx et Freud, leur appartiennent entièrement : le premier, réputé fondateur de la science de l’homme collectif, c’est-à-dire de l’homme comme être économique et social ; le second réputé fondateur de la science du psychisme individuel, c’est-à-dire de l’homme comme être désirant et désiré. La portée de leur œuvre est immense. Les thèmes majeurs de leur pensée ont pénétré si profondément les mentalités qu’ils ont passé à l’état d’évidence et de réflexes spéculatifs : exemple somme toute assez rare dans l ‘histoire de l’esprit humain d’un empoisonnement idéologique presque total. C’est au point qu’un grand théologien déclarait naguère que la tâche essentielle de la théologie consistait aujourd’hui à intégrer les résultats de l’anthropologie contemporaine !

Mais, alors même que le marxisme ou le freudisme sont rejetés, au moins quant à leur contenu idéologique, ils engendrent une habitude mentale dont il est bien difficile de se débarrasser : considérer l’homme comme objet de science et croire que sa connaissance véritable implique nécessairement qu’il soit traité comme tel. Cela signifie que seules les sciences humaines sont habilitées à nous parler de lui, que seules elles nous délivrent un savoir réel, que c’est à elles qu’il faut s ‘en remettre du soin de nous instruire, et que seules elles doivent guider notre action. L’homme est pourtant un objet scientifique d’une nature tout à fait particulière : il parle et exprime la connaissance qu’il a de lui-même. Le peuple humain diffère en cela d’une colonie de rats ou d’insectes. Mais voilà : en vertu du postulat scientifique, c’est le savant qui parle, son objet doit se taire, et ce qu’il peut dire éventuellement de lui-même est sans valeur, ou n’est qu’un symptôme qu’il revient aux gens compétents d’interpréter.

Il ne sera pas inutile de rappeler brièvement comment cette attitude de recul, de mise à distance, de la part de l'homme de science, par rapport à son objet d’étude, est apparue et s’est imposée progressivement depuis une centaine d’années en Europe. C’est qu’en effet la crise du catholicisme nous paraît exemplaire à cet égard, puisque les bouleversements d’une religion qui, après tout, est celle du peuple chrétien, ont été voulus et imposés par des clercs imbus de leur savoir et qui adoptaient, à l’égard des besoins spirituels de leur peuple, la même attitude que celle des savants à l’égard des cultures populaires. Au reste, l’attitude cléricale est la conséquence de l’attitude scientifique, comme nous allons le montrer.

Que l’on ait toujours eu conscience en Occident de la différence des cultures, des civilisations et des mœurs, nul ne saurait le mettre en doute. Le Moyen Age n’était pas très fort en géographie, mais il n’ignorait nullement l’existence d’autres peuples et d’autres manières de vivre, et les voyages d’exploration, de commerce ou d’évangélisation étaient plus fréquents qu’on ne le pense d’ordinaire. Cependant quelles que fussent les différences, et si bizarres qu’apparussent les coutumes de l’Inde ou de la Chine, il ne venait pas à l’esprit de l’homme médiéval de les considérer comme des curiosités dignes d’un musée, ou relevant d’une sorte de zoologie humaine. Il y a différence, certes, et même étonnement, mais il n’y a pas de mise à distance. On ne se demande pas, comme le fera Montesquieu trois siècles plus tard : « comment peut-on être Persan ? ». On constate seulement qu’il y a des Persans, et toutes les cultures, même les plus éloignées, même les plus singulières, sont regardées avec sérieux, comme étant humainement d’une égale possibilité : il n’y a pas à s’étonner qu’il y ait des choses bien qu’étonnantes de par le vaste monde.

C’est au cours des trois siècles, du XVIe au XVIIIe siècle, que ce regard, à la fois naïf et noble, sur les autres hommes, va changer. Pour l’homme médiéval, c’est son rapport à Dieu et à la religion du Christ qui définit sa normalité. Autrement dit, ce qui définit la nature humaine, c’est d’être « image de Dieu ». Mais lorsque cette relation au Principe divin disparaît, la nature humaine doit trouver sa définition en elle-même. C’est alors que la civilisation européenne élabore cette conception de l’homme qui prend pour modèle la raison et la sensibilité de l’européen post-médiéval et qu’elle l’universalise en l’identifiant à l’homme en général : toute civilisation qui produit des hommes non conformes à ce modèle unique apparaît comme une anomalie. Ou bien, par un excès inverse, c’est le non-européen, le « bon sauvage » qui devient le modèle accusateur de la dépravation de la civilisation «des lettres et des arts», comme c’est le cas chez Diderot et Rousseau. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce « bon sauvage» n’est en fait qu’un «européen à l’état pur », débarrassé de toute adjonction et altération. Et ce n’est pas sa culture différente ou exotique que l’on aime – car elle est en fait ignorée ou méprisée – c’est l’image (supposée) d’un civilisé à l’état de nature.

Le XIXe siècle, à beaucoup d’égards, n’est que le continuateur de thèmes élaborés par le XVIIIe, particulièrement pour ce qui est de la conception de l’homme. Mais, en dégageant l’homme à l’état de pure nature de tout ce que la nature lui a surajouté, on isole aussi le vêtement culturel de son « porteur » humain, et l’on est donc amené à le considérer pour lui-même, comme une « défroque» vraiment étrange, et qui, pour cela précisément, exige une explication. C’est pourquoi naissent à cette époque (1860) l’ethnologie, l’anthropologie, l’anthropométrie et autres « sciences de l’homme » qui se proposent d’étudier l’être humain comme une espèce animale parmi d’autres espèces, ce qui conduira finalement le XXe siècle triomphant (Exposition universelle de 1937) à lui consacrer un « musée ». Il y a bien des musées de Botanique et de Zoologie, pourquoi pas un musée de l’homme (espèce homo) ? Mais, de même qu’il ne saurait être question d’interroger un arbre ou un insecte pour leur demander les raisons de leur comportement et des formes dont ils sont revêtus, de même il est hors de question qu’on puisse demander à un Cafre ou un Feuégien les raisons de leurs mœurs et de toutes les formes culturelles dont ils sont les porteurs. Tout au contraire, la rigueur scientifique exige que l’on considère l’homme comme un « objet », à l’instar d’une chose ou d’un animal, que l’on introduise entre l’observateur et l’observé, une distance infranchissable, tout au moins pour l’observé (qui n’a pas droit à la parole et qui, d’ailleurs, ne sait pas ce qu’il dit), tandis qu’évidemment, l’observateur, en qui s’incarnent le savoir et la raison universelle, peut, lui – mais lui seul – franchir cette distance, et comprendre beaucoup mieux l’homme sauvage qu’il ne se comprend lui-même.

Il est tout à fait certain que cette mise à distance de l’«objet humain » était grandement favorisée par l’extrême différence qui séparait le savant européen des cultures exotiques. On peut même dire qu’en réalité cette « distanciation scientifique » n’était qu’une conséquence du sentiment de supériorité écrasante qui animait les européens à l’égard de tout ce qui n’est pas eux. Cependant il était également inévitable que ces mêmes européens songeassent un jour à traiter aussi scientifiquement leur propre société et leur propre culture. C’est ainsi que naquit la sociologie au début du XXe siècle. Assurément, on était moins porté à mesure l’angle facial ou l’écartement sourcilier du paysan lorrain que du Maori ou du Bororo. Mais enfin, il fallait bien que le sacro-saint principe de la distanciation fût conservé et que d’abord on ne tînt soigneusement aucun compte de tout ce que les hommes disaient d’eux-mêmes.

Comment donc était-il possible d’en agir avec les Français ou les Basques comme on faisait avec des Yakans et des Alakaloufs ? l’éloignement géographique ne pouvait plus jouer, l’observateur et l’observé étant du même pays , de la même culture, de la même mentalité. La réponse est assez simple à fournir, et il nous semble même que Racine en avait déjà indiqué la substance, il est vrai dans un autre genre d’exercice, et à condition que l’on inversât sa proposition. « L’éloignement des pays répare en quelque sort la trop grande proximité des temps » écrit-il dans la préface à Bajazet, tragédie contemporaine, mais qui se passe chez les turcs. Or, « nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. » Eh bien ! retournons la formule, et reconnaissons que l’éloignement des temps répare la trop grande proximité des pays. Il est vrai, cependant, que Racine lui-même n’aurait pas bien vu comme il se pouvait que l’éloignement des temps jouât ici un rôle, puisqu’il s’agissait d’étudier non les mœurs d’autrefois mais celles d’aujourd’hui. L’ingéniosité de l’esprit moderne ne saurait être en défaut pour si peu. Il suffisait de considérer toute coutume sociale ou culturelle comme une survivance, un prolongement anachronique d’un passé révolu, une « pesanteur sociologique». Ou plutôt, moins que d’ingéniosité, il s’agissait d’une sorte de nécessité, extrêmement peu évitable : en étudiant sociologiquement l’ethnie européenne, on se condamnait en même temps à ne voir en elle que ce qui ne mérite plus d’exister. Quand l’ethnologue-sociologue se tourne vers sa propre société, il ne peut se mettre en attitude d’objectivité qu’à la condition de considérer les phénomènes étudiés comme des sédiments culturels, plus ou moins frappés de vétustés ; et, comme le regard sociologique se porte toute chose, l’apparition des sciences humaines dans l’aire culturelle européenne ne pouvait que contribuer au processus d’accélération historique qui caractérise notre « civilisation industrielle » finissante. Au fond, l’accélération de l’histoire qui rend de plus en plus rapidement caduques tous les éléments et toutes les structures de notre société, est inséparable de l’apparition de ce que l’on appelle la conscience historique. C’est ce que nous allons essayer d’établir.

Qu’est-ce que la conscience historique, en effet ?, sinon la conscience de la radicale hétérogénéité du passé par rapport au présent. On dit que la révolution était accoucheuse de l’histoire, parce que, introduisant un changement brutal dans la continuité du devenir humain, elle rompt cette continuité et transforme définitivement le passé en histoire en détruisant ses prolongements dans le présent, c’est-à-dire en détruisant la tradition. Que cette destruction soit plus apparente que réelle, c’est évident. Il ne suffit pas de décréter une révolution pour qu’elle s’accomplisse dans les faits. Mais elle s’accomplit dans les esprits, et c’est cela qui est important. La révolution est avant tout un thème idéologique qui s’empare des mentalités et persuade tout un peuple que le passé est aboli (1). C’est ainsi que naît la conscience historique, ou conscience de la différence temporelle ; et il n’est pas du tout surprenant que la science historique apparaisse au XIXe siècle, c’est-à-dire comme la fille la plus légitime de la funeste révolution française.

On a dit que l’homme d’autrefois, médiéval ou antique, n’avait pas la conscience historique, et que toutes les générations humaines se considéraient comme contemporaines. Si l’on entend par là que saint Thomas d’Aquin ignorait qu’Aristote ou Cicéron vivaient plus de mille ans avant lui, c’est évidemment absurde. Mais si l’on veut signifier que l’esprit traditionnel instituait entre eux et lui une véritable contemporanéité culturelle, alors c’est incontestablement vrai. L’apparition de la conscience historique détruit cette contemporanéité culturelle, en faisant prédominer la contingence des formes culturelles toujours particulières, sur le contenu universel et permanent de la vérité qu’elles expriment. On répète alors à l’envi que l’homme du Moyen Age est totalement différent de l’homme antique, que l’homme moderne n’a plus rien à voir avec l’homme médiéval, et de différence en différence, on en arrive à couper les générations les unes des autres sur des périodes de temps de plus en plus courtes. L’homme est ainsi isolé dans son présent, temporellement déraciné, adulte perpétuellement renaissant, sans enfance et sans souvenir.

On voit par là comment sciences historiques et sociales se prêtent un mutuel appui et se conditionnent réciproquement ; ce qui implique également rivalités interminables, revendications de primauté et querelles de compétence. Parce que le sociologue ne peut étudier que ce qui revêtu de la qualité «d’objet », et que cette objectivité ne peut être obtenue qu’au prix d’une mise à distance temporelle, étudier un phénomène social quelconque et le considérer comme une survivance historique, constitue une seule et même opération à double face. Les preuves de notre thèse abondent, et c’est pourquoi il n’y a pas à s’étonner que chaque fois qu’un sociologue ou un psychologue « se penche » sur un problème, il conclut toujours en dénonçant la survivance oppressive (paternaliste, capitaliste, fasciste, phallocratique, directiviste, aliénante, religieuse, constantinienne, réactionnaire, etc.) de telle ou telle structure dans tel ou tel comportement ou institution. Et comme le champ de ces sciences s’étend à tous les domaines et à tous les aspects de la vie individuelle et sociale, il n’y a pas un seul point de l’existence humaine qui échappe à leur regard destructeur. Des activités sociales les plus collectives jusqu’aux relations humaines les plus intimes, tout est matière à révolution ou à bouleversement. A raison de quoi, ces professionnels du bonheur humain, que sont les psychanalystes ou les socio-analystes, nous assurent que tout marchera mieux et que seront levés les obstacles inconscients ou inaperçus qui s’opposaient séculairement à l’épanouissement total de l’être humain. Jamais promesses ne furent plus scientifiquement fondées, jamais non plus les résultats ne furent plus médiocres. Et même il faut bien le dire, loin d’améliorer le sort et les mœurs de la présente humanité, la destruction des séculaires équilibres que la tradition nous avait légués et qui comportaient assurément une part d’imperfection, ne laissa place qu’à la confusion, au désordre et à l’affaissement profond des âmes déréglées.

Cependant, parmi toutes les institutions occidentales, il s’en rencontrait une qui, depuis deux mille ans, semblait n’avoir jamais changé. Immuable dans ses formes, elle opposait au déroulement multiple de l’histoire, le même visage et le même esprit. L’unité de sa doctrine paraissait échapper au branle universel. J’entends déjà les doctes se récrier, et nous rappeler que depuis le premier concile de Jérusalem jusqu’au premier concile du Vatican, innombrables sont, au contraire, les modifications et les développements que connut la religion chrétienne. Encore que la chose soit moins certaine qu’ils nous le donnent à entendre, je veux bien à la rigueur en convenir, à condition toutefois qu’on reconnaisse que ces changements se firent dans la continuité et non dans la rupture, autrement dit que l’esprit qui présidait à leur apparition était un esprit de tradition et non de révolution. Car c’est l’esprit qui importe, et l’œuvre la plus mortifère d’une révolution s’exerce moins sur les choses qu’elle supprime que sur les mentalités qu’elle pervertit.

Mais enfin, quoiqu’il en soit, cette Eglise, étonnée de demeurer seule inchangée au milieu des bouleversements les plus généraux, décide de procéder à son tour à son aggiornamento. Ce faisant, elle entrait avec une belle inconscience dans un processus implacable dont elle ignorait les lois, en même temps qu’elle entraînait avec elle l’humanité chrétienne dans ce qu’il faut bien appeler l’ère post-conciliaire.

L’immense majorité des fidèles ignora, et sans doute ignorera toujours quel fut le véritable enjeu du concile Vatican II, du moins à vue humaine, car il faut réserver la part de l’Esprit, non seulement de ce qu’il opère, mais aussi de ce qu’il laisse faire – et « les voies de Dieu sont impénétrables ». Historiquement et sociologiquement parlant donc, le Concile fut essentiellement – non point dans l’intention de ceux qui l’avaient décidé et préparé, mais dans sa réalité effective – une affaire cléricale, très exactement un règlement de compte entre les évêques et la Curie romaine. La Curie, c’est-à-dire l’ensemble des cardinaux et des « ministères » qui à Rome dirige l’Eglise catholique par toute la terre, se trouva « sociologiquement » opposée à la « classe » des évêques dont chacun souffrait depuis longtemps de lui devoir soumission en son lointain diocèse, mais qui, rassemblés en concile, découvraient soudain leur existence collégiale et la puissance de leur nombre. Entre les deux : un pape hésitant, plus porté aux déclarations « prophétiques » qu’à l’exigeant devoir de l’autorité suprême, tentait d’arbitrer. Tout autour, le monde entier, ou plutôt quelques journalistes aussi bavards qu’incompétents, mais armés d’une certitude élémentaire : tout ce qui est progressiste est bien, tout ce qui est conservateur est mal. Cette cour journalistique amplifiant à tous les échos les paroles épiscopales, quelques ténors de l’aula conciliaire découvrirent avec satisfaction, la délicieuse importance de leurs propos. Ce n’était pas l’auréole des saints mais c’était celle (plus visibles) des feux de l’actualité.

Au reste, si le combat se déroula bien entre Curie et Episcopat, ce fut le peuple chrétien qui en constitua l’enjeu, ou le motif. Puisqu’il s’agissait en effet d’aggiornamento, c’était le monde moderne lui-même qui devait fournir les principes de cette mise à jour. Or, divine rencontre, il se trouvait justement que ce monde avait élaboré les techniques d’analyse de fameuses sciences humaines, qui devaient fournir des données scientifiques établies, pour l’œuvre de rénovation et d’adaptation du « Saint-Concile ». Comment souhaiter situation plus heureuse ? D’un côté une Eglise sûre de sa foi, sans problème grave mais qui avait juste besoin d’un ravalement de façade et d’un bon coup de peinture, de l’autre le peuple chrétien dans sa réalité de monde moderne ; entre les deux, les sciences humaines qui, dans leur objectivité, permettraient aux «Vénérables Pères » d’adapter à coup sûr le message éternel du Christ aux besoins des hommes. Ce n’est pas à dire que les Pères fussent informés de sociologie ou de psychologie. L’immense majorité n ‘en connaissait pas un traître mot. Mais il y avait les experts qui, par définition, étaient censés tenir compte des exigences de la science et qui savaient ce qu’il fallait dire ; ou bien encore les journalistes, ces hommes prodigieux qui parlent absolument de toutes choses avec la même et inconfusible assurance et qui, en tous cas, reflètent l’opinion publique : enfin, bref, il devait bien y avoir quelque part quelqu’un qui savait et qui possédait les résultats de ces merveilleuses connaissances !

Bien sûr, on aurait pu concevoir une autre manière de procéder : par exemple, écouter ce que le peuple aimait et désirait et qu’il répétait dans ses chants, ses prières, ses processions et ses fêtes. Mais c’eût été à la fois trop simple et trop difficile, et surtout, contraire aux usages. Comment voudrait-on qu’en un siècle éclairé comme le nôtre, le concile donnât l’exemple de l’obscurantisme médiéval, en méprisant le prodigieux outil que la science mettait entre ses mains ? Assurément, en tout cela, il ne s’agissait pas de science au véritable sens du terme, et l’on eut jamais affaire qu’à un ramassis d’idées convenues sur le monde moderne, qui traînaient dans toutes les gazettes des pays développés et conséquemment au fond de la plupart des cervelles épiscopales. Mais ce ramassis présentait toutes les garanties et toutes les vertus de la science véritable, sans exiger pour autant le long et difficile apprentissage que requièrent d’ordinaire les disciplines rigoureuses pour un résultat qu’elles savent incertain. C’était assez cependant pour qu’on se crût dispensé de toute autre information et qu’on fît taire les quelques voix qui prétendaient parler au nom d’une connaissance plus directe et toute empirique. C’est ainsi que, pris au piège de l’objectivité « scientifique », on fut amené progressivement à ne voir dans les formes traditionnelles de la religion que des occasions de révolution, et à ne penser l’historique que sous le mode de l’anachronique.
De cette véritable maladie qui, depuis quinze ans infecte ce qu’on appelle l’esprit conciliaire, il n’y a d’exemple plus éclatant, et plus douloureux, que la réforme liturgique, tant celle du rite de la messe que celle du calendrier liturgique.

On aura une idée de l’importance vraiment extraordinaire de cet événement si l’on observe – ce que nul ne saurait contester – que l’histoire bi-millénaire du christianisme n’offre aucun exemple d’un bouleversement comparable. Jamais, au cours de l’histoire, l’autorité ecclésiastique ne prit la décision d’un changement d’une telle ampleur. Et parce que cela ne s’était jamais fait, cela non plus ne devait pas se faire. Cette simple considération aurait dû suffire à interdire la promulgation du nouveau rite de la messe. Mais tout au contraire, pour l’esprit moderniste c’était un motif supplémentaire, tant est puissant l’attrait des nouveautés radicales, pour cette raison qu’elles nous donnent l’illusion d’être des commencements.

Est-ce donc aux besoins du peuple chrétien qu’obéissaient les réformateurs ?

Absolument pas, mais plutôt à l’idée qu’ils se faisaient de ces besoins, et plus encore, à l’idée de ce que les besoins devaient être. Semblables aux médecins de Molière qui voulaient que leur patient fût malade « selon les règles », et qui tenaient pour rien la réalité de ses plaintes, les Diafoirus ecclésiastiques décrétèrent que le peuple ne supportait plus le latin, que les prières au bas de l’autel étaient ridicules, que l’offertoire était trop long, que le canon romain était mal composé, que le prêtre devait regarder les fidèles, que l ‘agenouillement à la communion était humiliant, les signes de croix trop nombreux, que la messe des morts était inutile, les processions triomphalistes, le culte du Saint-sacrement idolâtre et superstitieux , la vénération des saints et le cycle de leur fête radicalement païens sinon magiques, bref que de ce temple liturgique qu’avaient bâti vingt siècles de foi chrétienne, il ne devait rester pierre sur pierre.

En vérité, c’était les clercs eux-mêmes qui étaient las de marmonner du latin, de porter la soutane et de confesser de vieilles dames bavardes. Propriétaires du sacré, en vertu de la nature même de notre religion, ils allaient d’abord se faire plaisir à eux-mêmes, puisqu’après tout, c’était eux qui, chaque jour, célébraient la messe et que, du reste, les laïcs en seraient enchantés. On allait voir ce qu’on allait voir. Et l’on vit en effet les églises se vider…

Il eût été simple, pourtant, de comprendre que la tradition, c’est la vie, et que rompre une tradition, ce n’est pas seulement dangereux, mais tout simplement mortel. La tradition est la vie parce que la vie est tradition. Interrompre l’une, c’est tuer l’autre. L’homme sans tradition réduit à l’insularité temporelle du moment présent est une branche tombée que déserte peu à peu la sève originelle. Prenons l’arbre du christianisme et suivons sa croissance multiséculaire depuis ses racines invisibles, enfouies dans le sol nourricier de la Révélation judéo-chrétienne, jusqu’à la plus haute point de son dernier bourgeon. Que de changements et de variétés : le tronc est bien différent des racines, et les branches du tronc, et les feuilles des branches ; que de formes bizarres et tordues, que de mousse et lichens adjacents et surajoutés ! Et cependant, comment la dernière feuille peut-elle être en communication avec la première racine ? D’une seule et unique façon : en la continuant. Mais supposons maintenant que cette feuille, qui a beaucoup étudié et qui a fait beaucoup d’histoire, constatant l’énorme différence qu’il y a entre la branche sur laquelle elle pousse et le pied de l’arbre qui porte le tronc et les branches, décide un « retour aux origines » au nom d’une plus grande fidélité. Elle s’arrachera au support qui lui donnait la vie, elle se rapprochera de la racine d’où l’être lui venait, mais ce sera pour y dessécher et y mourir.

Le peuple chrétien vivait ainsi sa religion présente, en suivant le pli des siècles et des habitudes sans mémoires. Car la vie est savoir inné et nouveauté de l’immuable. Elle ne s’apprend jamais. Etre, pour elle, c’est connaître depuis toujours les lois de sa propre croissance, c’est épouser l’ordre rigoureux de son devenir, comme si elle l’inventait à mesure qu’elle s’y soumet, ou plutôt comme si tout à coup elle s’en souvenait à chaque fois. La vie est réminiscence. Assurément, parmi ces formes immémoriales, que d’excroissances, de parasites, de concrétions inutiles d’un passé tout récent et qui n’est légendaire qu’aux vertus de l’oubli ! Mais qu’importe ? La vie n’a pas la pureté des reconstructions idéales. C’est la mort qui nous restitue le squelette des corps jadis triomphants. La vie elle, charrie, le diamant avec la boue. Une seule chose lui est nécessaire : savoir où elle va. Allez donc improviser perpétuellement les chemins de vos pas, les cris de votre cœur, les gestes de vos rites !

Après l’euphorie du premier moment de liberté où l’on s’agite en tous sens, vient la lassitude et puis le désespoir et l’ombre de la mort.

Alors le peuple chrétien s’effraie. Un tremblement le saisit et l’indicible effarement. Quoi ! plus jamais ? plus jamais d’Ave Maria sur nos sentiers de printemps et de pétales roses aux mains des jeunes filles, plus jamais de chasubles d’or élevant l’ostensoir du Soleil de dieu sur nos fronts courbés, plus jamais la beauté d’une phrase latine, plus longue et plus soutenue que le vol d’une alouette montant vers le ciel, plus jamais de ces mots millénaires où le cœur entendait la voix des anciens pères et gardaient pour nous le trésor mystérieux de la Foi aussi sûrement et saintement qu’un tabernacle ? Tout cela est donc bien mort ?

Et morts avec eux ces millions de chrétiens qui nous ont précédé dans le christ et qui avaient prononcé les mêmes paroles que les nôtres, prié de même façon, fêté les mêmes saints, tous ces morts nos frères qui vivaient encore en nous, cette immense chaîne de mains enserrées qui remontaient jusqu’aux mains transpercées de Notre Seigneur, toutes ces mains tendues par dessus le fleuve du temps et solidement tenues, et fermement accrochées les unes aux autres, toutes ces mains croyantes et priantes, il faut donc les lâcher et les rejeter et trancher dans notre cœur tout ce qui nous a donné la vie ? Et pourtant ce malheur est bien le nôtre.

Quand donc les bourreaux entendront-ils le cri de leur victime ?

(1) C’est pourquoi elle est contrainte de se signifier elle-même par des actes-symboles, dont la nécessité est purement idéologique : l’assassinat de louis XVI est un véritable pacte qui lie les révolutionnaires par le contrat du sang, d’où son caractère parodique de sacrifice rituel.

Texte publié dans le numéro 194 de la Pensée Catholique en 1981

Aucun commentaire: