samedi 15 novembre 2008

Platon ou la restauration de l'intellectualité occidentale

Il n’est pas facile de prendre une exacte mesure de l’importance de Platon dans l’histoire de l’intellectualité occidentale : il est à la fois trop connu et méconnu. Trop connu – son nom n’a-t-il pas donné naissance à un adjectif de la langue courante ? – pour qu’on ait envie de prendre contact réellement avec une doctrine d’une extrême subtilité : chacun s’imagine en savoir suffisamment là-dessus, et se contente des quelques schémas que lui fournit la culture commune, par exemple celui de la distinction du monde sensible et du monde intelligible dont on donne même la formulation grecque : Kosmos noètos. Et cependant Platon n’a jamais employé cette expression (1) ! Méconnu d’autre part, parce qu’une tradition universitaire (qui date en réalité du XIX° siècle a prétendu reconnaître l’origine de ce qu’elle entend par philosophie (par souci d’authentifier sa propre pratique), alors qu’il n’y a guère de rapport entre le scepticisme négatif et destructeur de la raison critique, chez les modernes, et la dialectique platonicienne, laquelle doit conduirel’intellect jusqu’à la contemplation déifiante de « l’immense Océan du Beau » (Banquet, 210 d) qui est au-delà de la beauté et de la laideur (relatives, ibid., 211 a), jusqu’à cette Réalité qui « se montrera à lui en Elle-même et par Elle-même, dans l’éternelle unicité de son Essence » (auto kath’auto meth’autou monoéïdés aeï on, ibid., 211 b). Ce Beau en soi, qui n’est aucune beauté particulière, ni d’ordre sensible, ni d’ordre intelligible, que l’âme contemple au terme de son ascension, auquel elle s’unit, et par lequel elle devient immortelle (ibid., 212 a), cet immense Océan de la suprême Beauté, n’est autre que le Bien suprême, Celui dont toutes les choses tiennent leur être et leur essence (ousia), « quoique le Bien ne soit pas essence (ousia = identité ontologique), mais quelque chose qui transcende infiniment l’ordre ontologique par Sa majesté et Sa puissance » (République, VI, 509 b). Le Bien suprême (car il y a un bien non-suprême, dont parle le Philèbe) est donc au-delà de l’être et de l’essence, au-delà de toute idée ; Il est l’Un qui contient en Lui la multiplicité innombrables des êtres et des essences ; de Lui, nous ne pouvons rien dire : nous ne pouvons parler que de « Son Fils qui est son Image la plus ressemblante » (ibid. 506 d), ou encore « Son Fruit » (ibid., 507 a), c’est-à-dire le Soleil.

Pour bien saisir la signification véritablement providentielle de la « manifestation » de Platon, à l’aurore de la culture occidentale, il faut d’abord rappeler sa naissance « virginale » telle que nous la rapporte Diogène Laërce, et qui fait de lui un avatâra d’Apollon, donc de l’aspect solaire du Principe (1 bis). Il faut ensuite observer que son œuvre écrite se présente avec des traits bien singuliers. Elle nous est parvenue en entier (alors que les quatre cinquièmes de celle d’Aristote sont perdus) et a joui tout de suit d’un immense prestige (on a retrouvé en Egypte des fragments de manuscrits postérieurs de 50 ans seulement à la mort du Maître) (2). Pendant plus de mille ans, elle fut commentée à l’intérieur de l’Académie (l’ashram platonicien), à l’instar d’un texte révélé. Enfin elle représente comme un « commencement absolu », tant par sa forme que par son contenu. Et c’est à ce point que nous voudrions consacrer l’essentiel de nos remarques.

Cette forme est celle du dialogue philosophique. Platon en est l’inventeur. Nous pourrions déjà remarquer que, pour être radicalement nouvelle, cette forme atteint pourtant d’emblée chez lui une perfection telle qu’elle ne sera même jamais égalée, ce qui est un fait rarissime, la plupart des formes culturelles exigeant généralement un certain temps pour parvenir à leur pleine maturité. Mais là n’est pas l’essentiel. Il est bien plutôt dans la rupture que représente ce nouveau mode d’exposition relativement à ceux qui l’ont précédé d’une part, et dans ce qu’il signifie pour la doctrine elle-même qu’il est chargé de véhiculer d’autre part.Cette rupture est telle qu’à proprement parler il nous est impossible de remonter au-delà. Platon constitue si bien un commencement qu’on peut dire que nous pensons à partir de lui ; c’est lui qui a ordonné et structuré notre champ spéculatif, si bien qu’il nous est très difficile, à travers la forme platonicienne qu’a revêtue la gnose en Occident, de pénétrer et de comprendre l’esprit des textes pré-platoniciens. Tant il est vrai que toute Ecriture se lit à travers une tradition vivante et ininterrompue, à défaut de quoi elle devient quasiment lettre morte.

Il est vrai que la pure métaphysique fournit précisément le moyen de dépasser toutes les formes en les saisissant, malgré leurs limitations inévitables, dans leur unique essence. Mais il semble bien qu'une telle universalité « explicite », l’affirmation rigoureuse et « ouverte » de l’unité transcendante des formes sacrées, était réservée à notre temps, à cause sans doute de l’imminence de fin du cycle. Le temps n’est plus des grandes synthèses doctrinales particulières comme celle de Platon, et, mille deux cents ans plus tard, celle de Shankara. L’opus metaphysicum, aujourd’hui, consiste plutôt à montrer clairement l’unité de ce que F. Schuon a nommé les « divers langages du Soi ». C’est précisément cette gnose universelle qui nous permet de reconnaître, chez ceux qu’on a appelés les pré-socratiques, les mêmes vérités que celles qu’on rencontre dans toutes les traditions métaphysiques et cosmologiques (3). Héraclite, Parménide, Empédocle, pour n’en citer que quelques-uns, nous paraissent pouvoir être considérés comme des porte-parole authentiques de la tradition métaphysique universelle.

Or, un fait frappe immédiatement tous ceux qui abordent ce genre de textes vénérables, si on les compare aux textes platoniciens, dont pourtant les sépare seulement au maximun une centaine d’années, ou peut-être beaucoup moins : leur caractère extrêmement « hermétique », et le caractère « explicite » de l’œuvre de Platon (4). Il a fallu qu’un événement important se produise dans cet espace de soixante à quatre-vingts ans qui sépare le début du Ve siècle du début du IVe, un événement d’une exceptionnelle gravité, capable d’entraîner la ruine définitive de l’intellectualité occidentale. Si le platonisme n’avait pas providentiellement redressé le mouvement de destruction qui s’était alors emparé de l’intelligence grecque, le sort de l’Occident eût assurément été différent. Les doctrines chrétiennes et islamiques n’eussent point trouvé, dans leur rencontre avec le platonisme, la synthèse métaphysique qui, à travers tous ces « fils de Platon » que furent Clément, Denys, Augustin, Sohrawardî (Shaykh al-Ishrâq), Ibn’Arabi (shaykh al-Akbar), leur permit de maintenir et de sauver la lumière de la véritable gnose, et, par là, de vivifier de l’intérieur les formes les plus exotériques de la théologie comme de la vie religieuse.

En quoi consiste donc ce caractère hermétique ? Les fragments, peu nombreux, qui nous restent des pré-socratiques, présentent tous une unité remarquable de ton et de style. Il s’agit d’une littérature fondamentalement symbolique et gnomique. Symbolique, en effet, parce que la pensée ne s’y exprime presque jamais d’une manière abstraite, rationnelle, philosophique, mais directement imagée ou mythologique. Il s’agit pourtant bien de métaphysique. Mais, même lorsque le langage désigne les réalités principielles en elles-mêmes, et non plus par des images, par exemple quand Parménide parle de l’Etre, il baigne tout entier dans une lumière de révélation et de présence. Celui qui parle ainsi est le prophète d’une réalité immédiate, ce dont il parle est directement perçu et non point signifiée par concept. Gnomique, d’autre part, parce que chaque phrase est une sentence, isolée en elle-même, un joyau enrobé de silence, bref un éclair qui semble nous échapper aussitôt qu’entrevu, et qui, pourtant illumine durablement le ciel de notre âme métaphysique. Ici, peu ou point de développement analytique et d’argumentation dialectique, mais la frappe d’une maxime qui nous marque de son irréfutable réalité. Si l’on veut représenter symboliquement le régime intellectuel correspondant à cette littérature, on pourra figurer les Sages-Poètes et chacune de leur sentence comme autant de points sur un cercle, mais comme des points isolés les uns des autres et tournés uniquement vers le Centre dont ils reçoivent directement la lumière, ou encore comme des points déterminés par la rencontre des rayons jaillissant du Centre-Principe avec la circonférence du monde culturel humain. En face de cette littérature gnomique et symbolique de la Grèce du début du Ve siècle, le lecteur habituel des Ecrits de le l’Orient ou de l’Extrême-Orient n’éprouvent aucun dépaysement. Il reconnaît ce ton grave et sacré, tissé de métaphores brèves, où semblent retentir un écho du Verbe primordial.

Mais enfin il faut bien en venir à l’événement qui se produit au cours du Ve siècle et qui interrompt brutalement (ou progressivement, nous n’en savons rien) la tradition gnomique. Culturellement, cet événement est constitué par l’apparition des Sophistes. On peut sans doute hésiter sur la nature historique de ce phénomène culturel, sur le nombre et la fonction exacte de ces hommes qui, tels Protagoras ou Gorgias, parcouraient la Grèce en tous sens, et faisaient métier de la parole. On ne saurait, croyons-nous, hésiter sur sa signification métaphysique : il s’agit essentiellement d’une corruption de la parole, du logos (indissociablement raison et discours), qui de moyen devient fin en soi et s’enivre d’une puissance indéfinie. Ce qui le prouve, c’est évidemment la guerre que Socrate leur livre, dans les dialogues de Platon, parce que ces corrupteurs du verbe doivent être vaincus avec leurs propres armes, si bien qu’on pourrait définir tout le platonisme comme une anti-sophistique. Mais c’est aussi le fait irrécusable que la parole, qui était d’abord prophétie de l’Etre, devient
Source de profit. Parole à vendre au plus offrant …
Ainsi les mots sont-ils déliés du lien qui les unissait au choses ; leur amarre ontologique est rompue, ils peuvent flotter « librement » sur la mer des passions humaines ; la parole n’a plus de poids.

Pour rendre compte d’un tel bouleversement, il faut bien supposer une sorte de mutation de la pensée humaine, qui préfigure, deux mille ans avant, celle qui se produira avec l’apparition du monde moderne, et qui fut, elle aussi liée à une crise du langage et de la pensée, le nominalisme. Cette mutation peut être décrite de deux façons. C’est d’abord un changement dans l’orientation profonde de l’intelligence humaine, qui cesse d’être tournée activement vers la lumière de la Réalité divine, c’est-à-dire qui refuse d’être pure réceptivité à l’égard de l’acte illuminant du Soleil suprême, dans l’humilité parfaite et l’oubli de soi-même. Du même coup elle perd la connaissance des reflets cosmiques du Soleil principiel : elle ne sait plus parler le langage symbolique des choses. C’est ensuite la découverte de sa propre puissance, c’est-à-dire d’elle-même comme d’un instrument universel. En effet, l’intelligence est à la fois vision (ou audition) et relation (5), et relation au service d’une vision ou comme conséquence discursive d’une vision. Si l’intelligence distingue le réel de l’illusoire, c’est en fonction de la vision originelle de l’Etre. Si elle relie telle réalité à telle autre, c’est en vertu de la perception de leur commune essence. Tel est l’ordre naturel des choses. Toutefois, lorsque l’intelligence renonce à la réceptivité contemplative, elle ne perd pas pour autant sa puissance analytique (de distinction et de liaison). Tout au contraire, cette puissance n’étant plus soumise à la vision intellective, s’apparaît à elle-même comme pure capacité. N’étant plus déterminée par son objet transcendant, elle se découvre disponible pour toutes les tâches. Elle est à la fois maîtresse (illusoire) de l’univers, et maîtresse du vrai et du faux : le vrai n’est plus fonction de l’être mais du discours, et c’est là proprement ce qu’on appelle la sophistique.

Si nous nous référons au schéma précédent, il faudra figurer cette sophistique comme le mouvement d’une pensée, qui ayant rompu son rapport au Centre-Principe, court allégrement et sans fin sur la circonférence, allègrement parce que libérée de la position que lui assignait le rayon issu du Principe, et sans fin parce que la circonférence n’a ni commencement ni fin en elle-même (son origine et son terme étant le centre).

Il est clair que cette sophistique, dont le caractère moderne n’échappera à personne, constituait la menace la plus grave pour l’intellectualité hellénique, et, partant, pour la civilisation méditerranéen et occidentale, étant donné le rôle culturel majeur que la Grèce était appelée à jouer : déjà répandue au VIe siècle en maints endroits du bassin Méditerranéen (Pythagore est un Italique), elle atteint avec l’ancien élève d’Aristote, Alexandre, jusqu’au cœur de l’Orient, et se répandra, avec l’Empire romain son vainqueur, aux extrémités de l’Occident européen, couvrant ainsi les aires providentielles d’expansion de l’islam et du christianisme (6). C’est contre elle que se dresse la mystérieuse figure de Socrate ; c’est elle que l’œuvre de Platon fut chargée, non certes d’anéantir, mais d’emprisonner et de maîtriser.

Il nous semble qu’on peut situer cette œuvre à la rencontre de trois enseignements : Socrate, l’Egypte, Pythagore. Platon reçoit de Socrate l’exemple d’une sagesse vivante, d’origine transcendante, peut-être hyperboréenne et même primordiale : Socrate est sans généalogie. De l’Egypte, où il séjourna longtemps, il reçoit la connaissance des sciences sacrées et des mystères sacerdotaux (7). Du pythagorisme, auquel il fut initié, sans doute par Archytas de Tarente (qui lui procura, dit-on, les livres secrets du maître), Platon reçoit la doctrine métaphysique. Enfin, ce triple enseignement s’exprime souvent chez lui dans un langage emprunté aux mystères éleusyniens.

Comment donc Platon entend-il redresser la déviation sophistique de l’intelligence ? L’une des lois fondamentales de l’histoire c’est que « lorsque le vin est tiré, il faut le boire ». Comme l’enseigne l’exemple prototypique du péché originel, une fois perdu le Paradis, on ne peut faire simplement retour à l’état antérieur. En ouvrant une brèche dans la sphère de l’intellectualité contemplative, la sophistique actualise définitivement une possibilité de la pensée humaine (comme simple instrument rationnel) que l’on ne saurait effacer, au moins sur le plan de la collectivité. Il faut donc tenir compte de cette nouvelle dimension, analytique et dianoétique, dont l’intelligence s’est trompeusement accrue, et l’utiliser pour son propre salut. Cette opération restaurative, c’est la dialectique dont le dialogue est la réalisation pratique.

Nous avons défini la sophistique comme le « mouvement perpétuel » du logos (= raison), c’est-à-dire, au fond, comme la manifestation de l’activité indéfinie du « moulin mental », qui livré à lui-même, ne connaît plus de raison de s’arrêter. La dialectique qui, pour Platon, est la plus haute des sciences (République, VIII, 531 sq.), est aussi une méthose, c’est-à-dire étymologiquement, un « cheminement », une marche, un mouvement : c’est la « réalisation spirituelle » elle-même, si bien désignée par Guénon, autrement dit la prise de conscience de la réalité de l’Esprit, réalisation qui s’effectue par la connaissance, Noèsis, ou « intellection non discursive », donc par l’acte du logos réalisant sa propre nature : « Seule la méthode dialectique a ce caractère que, bousculant les hypothèses, elle suit son chemin, par ce moyen, jusqu’au Principe lui-même (l’anhypothéton = l’inconditionné, 510 b), afin de s’établir en Lui d’une façon solide ; et l’œil de l’âme, véritablement enfoui dans je ne sais quel bourbier barbare, elle le tire tout doucement et l’amène en haut » (533 d).

Comment la dialectique y parvient-elle ? Nous ne pouvons entrer ici dans le détail d’une démarche très élaborée. Nous dirons seulement que la dialectique, qui seule conduit à la théoria du Bien, consiste au fond à épuiser l’énergie du logos sophistique en allant jusqu’au bout de son mouvement.

Telle quelle, la dialectique est aussi une réaction contre l’immobilisme d’une pensée qui court le risque, tant elle est absorbée par son objet transcendant, de confondre l’objet de la pensée, le concept qui le pense et le symbole (langagier ou non) qui l’exprime. Lorsque la pensée reflète obédientiellement l’être, et le discours la pensée, on s’expose à perdre de vue la différence qu’il y a entre la réalité, son reflet mental et son expression sensible. Si le discours est toujours vrai parce qu’il ne peut proférer que l’être, il tend à oublier qu’il n’est qu’un discours. En termes védantins, on dira que Mâyâ disparaît et qu’on perd la conscience de la Lîlâ divine. C’est sans doute là l’erreur de l’éléatisme parménidien.

Au contraire, les sophistes ont une telle conscience de l’autonomie de la parole (logos) qu’elle devient un pur jeu, sans référence à la norme du réel. Or, qui dit jeu, dit liberté et puissance. La parole est magie, dit le sophiste Gorgias. Si l'on observe que Mâyâ, c’est aussi le pouvoir magique de l’Etre divin, on voit en quel sens la sophistique s’identifie elle-même à l’illusion, alors que l’intelligence, et la parole qui l’exprime, ont pour fonction d’identifier l’illusion, c’est-à-dire de discerner le réel de l’apparent. Le sophiste s’enorgueillit de son pouvoir, parce que, habile à soutenir les contradictions avec la même rigueur (apparente), il se croit maître du vrai et du faux et s’imagine qu’ils lui obéissent.

La dialectique platonicienne consiste, non pas à revenir à la confusion possible des mots et des choses ; tout au contraire, Platon marque bien leur différence, et montre qu’Ulysse (qui peut mentir) est préférable à Achille (incapable de mensonge) parce qu’Ulysse sait ce qu’il dit quand il dit la vérité, et distingue la parole de l’être. Mais elle consiste à déloger le sophiste de son illusoire puissance en lui révélant sa contradiction. Cette contradiction est extrêmement simple : s’il était vrai que le pouvoir de la parole fût tel qu’elle créât le vrai et le faux, selon son bon plaisir, alors elle n’aurait aucun pouvoir, car il n’y aurait plus ni vrai ni faux. En réalité la sophistique est dans la plus grande illusion sur elle-même. Le pouvoir qu’elle croit résider dans la parole comme telle, réside dans les idées du vrai et du faux auxquelles continuent d’adhérer ceux auxquels elle s’adresse, sinon la parole sophistique n’aurait précisément aucun pouvoir sur eux. Ainsi la parole reconnaît implicitement la valeur immuable du vrai qu’elle sembler nier explicitement. Assurément il y a du « jeu » entre l’être et logos (8). Dans cet interstice la sophistique peut se glisser pour « fausser le jeu » ; mais elle ne saurait créer le vrai, elle ne peut que le contrefaire, l’imiter.

Ainsi, la « foi » métaphysique de Platon consiste-t-elle à montrer que, si déformés que soient les reflets de l’être dans les miroirs qui l’expriment, ils demeurent cependant reconnaissables, et source possible de réminiscence. Autrement dit, aucune parole, fût-elle la plus mensongère, ne peut se situer en dehors de l’être et du vrai. L’être et le vrai embrassent toutes choses, jusqu’aux aspects les plus inférieurs et même les plus repoussants du monde corporel, car, dit Platon dans le Parménide, « il y a une essence de la boue, de la crasse et du cheveu » (130 c). A l’encontre de la sophistique, la dialectique est l’art d’accoucher les esprits de la vérité qu’ils portent en eux, et même l’esprit du sophiste, porteur, malgré lui et à son insu, d’une vérité à laquelle il ne croit plus. Les droits de l’erreur, du mensonge et de l’illusion sont nécessairement limités, partiels, apparents. Seule la vérité a des droits illimités, seule elle est tout-puissante, seule elle vainc tout, parce qu’elle est présente partout et que le philosophe la rencontre partout. Mâyâ peut bien voiler Atmâ, le voile même dont elle Le cache serait invisible s’il n’était traversé par la lumière du Soi. Et n’oublions pas que les essences elles-mêmes font partie de ce voile, et qu’elles ne constituent pas l’Immuable dont la connaissance seule fait le philosophe. C’est ce que montre le symbolisme de la Caverne, qui n’est rien d’autre qu’une figuration du théâtre cosmique. Or, les modèles dont les ombres se projettent sur le mur de la Caverne ne sont encore que des marionnettes, portées par des êtres réels, mais cachés par un mur. Il faut aller jusqu’au Soleil du Bien pour saisir la Réalité, ou, plutôt, pour être saisi par Elle, et pour découvrir en Elle les principes des essences manifestées (9).

Les essences manifestées peuvent également être figurées par les étoiles, points lumineux scintillants sur le velours sombre de la nocturne Mâyâ. L’œil de l’âme, grâce à la puissance dialectique, monte progressivement vers elles, comme vers les réalités principielles et ordonnatrices du cosmos. Mais, à mesure qu’il s’en approche, il découvre que ces entités lumineuses sont en réalité des « vides », des échancrures dans le voile céleste, et donc des ouvertures, des portes, au-delà desquelles resplendit l’unique Soleil de l’Etre, et par où jaillissent ses rayons intelligibles. Vues d’en bas, les essences sont des unités lumineuses et distinctes, sur un fond noir et indistinct. Vues d’en haut, elles sont des rayons qui revêtent la forme de l’ouverture céleste, l’œil divin (10) par où ils jaillissent. Cette forme est en réalité une détermination, c’est-à-dire une limitation de l’unique Lumière intelligible qui, en Elle-même, est sans forme et sans limite. Autrement dit ces unités-ouvertures sont précisément le « lieu » où s’effectue le passage du créé à l’Incréé et de l’Incréé au créé. La manifestation informelle est la limite supérieure du manifesté, passage-limite où Dieu se fait monde pour que le monde devienne Dieu. Elle n’est pas la racine sur-ontologique de Mâyâ, laquelle réside dans le mystère de l’infinitude du Soi, mais elle est le premier acte de Mâyâ, le premier (et le dernier) acte de la tragi-comédie cosmique.

Tel est, pensons-nous, le véritable sens de la dialectique platonicienne et de la doctrine du monde intelligible qu’Aristote n’a pas comprise, parce que, incapable de concevoir l’être autrement que sous le forme de l’existence d’une chose, il n’a vu dans les Idées de Platon que des « choses » intelligibles, qui dès lors « doublaient » inutilement le monde des choses sensibles, tandis qu’elles sont des rayons, des principes unificateurs de tous les degrés de la réalité (11). Etant, en elles-mêmes indépendantes de tout degré d’être déterminé, merveilleusement libres, elles sauvent par là-même la multiplicité de sa propre dispersion « en direction du néant », et la ramène à l’unique Essence, au Bien sur-essentiel, à l’Océan du Beau, à l’Un sans second. D’une certaine manière, la doctrine des Idées est aussi un « mythe philosophique » : pour la raison profane, c’est une véritable fable. Et plus encore, c’est toute la doctrine et l’œuvre de Platon elle-même qui sont un mythe, le mythe de la « philosophie », comme amour de la divine Sophia. Par la puissance et le charme d’une œuvre, littérairement incomparable, au moyen de la figure extraordinairement vivante de Socrate, Platon a réussi à doter l’âme spéculative de l’Occident d’un nouvel « imaginaire métaphysique », un upâya gnostique, si bien enraciné dans la substance de notre intelligence qu’elle ne peut penser sans rêver aux essences, sans éprouver la nostalgie de ces « Formes divines » dont l’appel continue de retentir dans l’âme la plus déchue. A travers l’œuvre du divin Maître c’est leur voix même que nous entendons et dont nous subissons de nouveau l’attraction. Percevant cette voix au fond de lui-même, le logos sophistique, que nous avons laissé tournant sans fin à la périphérie du cercle du devenir, s’arrête, pour écouter son chant et goûter son parfum. S’il se meut encore, cette fois c’est pour découvrir le chemin qui conduit au Centre principiel ; et s’il tourne encore, cette fois c’est en spirales qui se rapprochent de plus en plus du Cœur immuable de la Réalité.

Ce texte a paru en 1981 dans le numéro 471 de la revue « Etudes traditionnelles »

Notes

(1) Il parle toujours en effet de topos noètos, c’est-à-dire de « lieu » ou de « région », et associe parfois ce terme (topos) à celui de chôra (le réceptacle universel) qui est à peu près synonyme de materia prima ou Prakriti, au moins sous certains de leurs aspects (cf. timée, 52 b : « tout être est … en un certain lieu (topô), occupe une certaine place (chöran). »
(1 bis) Apollon, l’Hyperboréen, est également une signature « polaire », donc référant à la Religio perennis.
(2) Platon est mort en 347, à l’âge de 81 ans. Le plus ancien fragment du Phédon découvert date de 290 av. J.C. Pour la plupart des écrivains anciens, il faut estimer à sept cents ou huit cents ans, au minimun, le temps écoulé entre leur mort et les premiers manuscrits que nous avons de leurs œuvres.
(3) Signalons en particulier le travail remarquable et unique en son genre de Jean Biès sur Empédocle d’Agrigente. Essai sur la philosophie présocratique, paru aux Editions Traditionnelles, 1969. Malgré toute sa sagacité, l’auteur, fidèle lecteur de Guénon, n’est cependant pas parvenu à élucider toutes les énigmes du texte.
(4) Une impression assez semblable est fournie par la comparaison de Gaudapada avec de Shankara.
(5) C’est ce que montre la double signification étymologique de intelligere que saint Thomas interprète comme intus legere = « lire à l’intérieur », mais qui dérive en réalité de inter legere = « lire entre », d’où le sens de « discerner ». D’une part l’intelligence est lecture, saisie du sens de l’être, d’autre part elle relie et distingue. Lire et lier dérivent d’ailleurs de la même racine (cf. collecte et lecture).
(6) Cette remarque relative aux rôles d’Alexandre et de César est due à F. Schuon.
(7) Platon est à peu près notre seule source de connaissances sur l’Atlantide (Critias). Or Guénon enseigne que l’Egypte fut héritière de la civilisation atlantéenne.
(8) Métaphysiquement, l’être, le logos et le « jeu » correspondent au ternaire : Absolu, Perfection, Infinitude (cf. F. Schuon, Le jeu des hypostases, Etudes traditionnelles, oct-déc 80). Ce ternaire est d’ailleurs identique à celui par lequel la Révélation upanishadique « définit » le Suprême Brahma : « Brahma est réalité (sat), connaissance (jnâna), infinitude (ananta) » Taittiriya Up., Adrien-Maisonneuve, 1948, p. 27. Formule classique que Shankara interprète dans son commentaire (bhâshya) à cette upanishad comme désignant des attributs non-relatifs entre eux, mais seulement relatifs à Brahma : « Les mots réalité, connaissance, infinitude ne sont pas en relation mutuelle, car, en raison de leur signification transcendante, ils désignent le sujet lui-même (…).Il faut donc entendre : Brahma est réalité, Brahma est connaissance, Brahma est infinitude » (trad. O. Lacombe, L’absolu selon le Vedânta, Geuthner, p. 82).
(9) Il faut donc distinguer les essences comme archétypes du créé, « nombres cosmiques », et les essences comme « possibilités principielles » in divinis. Mais, évidemment, il s’agit des mêmes réalités intelligibles envisagées à deux niveaux ontologiques différents.
(10) Dans la métaphysique islamique al-‘ayn désigne l’essence archétype ; il signifie aussi en arabe : l’œil, la source. (T. Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam, Derain, p. 64). Le symbolisme dont nous usons présentent rend compte du rapport entre essence et œil.
(11) L’aristotélisme ressortit au Samkhya, le platonisme au vedânta. Le raisonnement d’Aristote contre les Idées est le suivant. On postule l’essence pour rendre compte de la communauté de nature entre deux êtres individuels, deux hommes par ex. qui tous deux participent de la « forme » humaine. Or, si l’essence est aussi une réalité existant en elle-même (thèse de Platon), il faudra supposer un « troisième homme » pour rendre compte de la communauté de nature entre tel homme et l’essence « Homme », et ainsi de suite. On voit que l’horizon ontologique d’Aristote est limité à l’exister individuel, et qu’il ne conçoit pas que l’essence puisse être parfaitement réelle sans pour autant exister à la manière d’un chat ou de Callias. (Métaphysique, livre II, 9, 980 b). Aristote a perçu aussi vivemement que Platon la nécessité de lutter contre les Sophistes. Il a lui aussi clairement compris qu’il s’agissait d’une crise de l’intelligence analytique dévoyée par la découverte de sa propre puissance instrumentale. Mais la solution qu’il propose est significativement différente. Au lieu de découvrir dans le contenu de cette intelligence les traces du vrai et de l’être et, à partir de ces qualités immanentes, de la retourner vers son Principe, Aristote veut redresser l’intelligence analytique sur son propre plan et dans sa forme même : il invente la logique formelle, c’est-à-dire l’art de raisonner juste indépendamment de l’essence ou de la chose même (ibidem, XIII, 4, 1078 b 25), art auquel on donna justement à partir du VIe siècle, le nom d’Organon, c’est-à-dire d’instrument.

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