samedi 15 novembre 2008

L'idée de progrès

Il est hors de doute que l’idée de progrès constitue l’un des thèmes majeurs de notre civilisation. Il est non moins incontestable que cette idée fut ignorée durant des millénaires. Faut-il en conclure que la réalité représentée par cette idée est également nouvelle, en sorte que notre civilisation devrait être considérée comme supérieure à toutes celles qui l’ont précédée ? Pour répondre à cette question, il faut d ‘abord analyser le concept de progrès pour lui-même, dans son essence, et tenter ensuite de saisir les raisons de son apparition dans l’histoire. Remarque incidente : l’analyse conceptuelle nous paraît constituer le propre de la méthode philosophique, en sorte qu’à la question : quel est l’objet de la philosophie ? nous répondons : le concept.

I. Les trois critères du progrès

a) Tout d’abord l’idée de progrès peut correspondre à une constatation, il y a progrès, dira-t-on, lorsque, dans un processus déterminé, l’état ultérieur est supérieur à l’état antérieur. Notons premièrement que le progrès concerne toujours un processus en devenir propre, c’est-à-dire en devenir par rapport à lui-même, et pas seulement par rapport au devenir général de l’écoulement temporel, sinon, tout processus se déroulant dans le temps devrait s’analyser en termes de progrès, ce qui est absurde. Ecrire une phrase est un processus. Mais le complément n’est pas en progrès sur le verbe du fait qu’il lui est, en français, postérieur. D’autre part, le progrès établit une relation de comparaison entre deux états de ce devenir. Or, pour que la comparaison soit valable, il faut qu’elle soit établie entre des éléments comparables. Enfin, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’apprécier un changement, mais de juger d’une supériorité, il faut disposer d’une norme de référence à laquelle chacun des états considérés sera rapporté afin de déterminer son degré de conformité à la norme. Tels sont les critères auxquelles doit satisfaire le jugement de progrès. Ils sont au nombre de trois : un processus de devenir propre (1), une relation de comparaison entre éléments comparables (2), une norme appréciative (3).

b) Ainsi définie, l’idée de progrès a un sens. Mais il est bien évident, comme nous le verrons, qu’on lui a donné une extension démesurée. Soit l’exemple d’un enfant qui « apprend » à marcher. (Nous mettons le mot apprendre entre guillemets parce que la marche n’est pas tant un véritable apprentissage qu’un développement naturel.) La marche est un processus déterminé. Au stade de l’apprentissage, ce processus est en devenir (1). Nous pouvons comparer les mouvements locomoteurs de l’enfant (2). Enfin la norme appréciative est facile à saisir : atteindre la fin poursuivie, savoir la bonne marche qui est un équilibre moyennant une succession de déséquilibres (3).

D’autres exemples seraient probants. D’une manière générale, chaque fois que nous avons affaire à un processus de développement ou d’apprentissage, il est possible de parler de progrès. Ces processus, d’ailleurs, ne sont pas limités à l’individu. Ils peuvent concerner des groupes humains plus ou moins étendus, et caractériser alors des réalités non plus naturelles, mais culturelles. On peut ainsi parler des progrès d’une religion – on remarquera qu’on parle presque toujours, dans les cas que nous avons envisagés, de progrès au pluriel et non du progrès – puisqu’on satisfait alors aux trois critères que nous avons définis : une religion, à partir de son origine connaît une phase de développement et d’expansion (2) ; enfin, dans ce processus de développement la religion réalise de mieux en mieux son exigence initiale et permanente d’universalité (3). Peut-on conclure que plus le temps passe, plus la religion est parfaite ? Plus l’enfant grandit, plus sa marche est-elle parfaite ? Non. Il arrive un moment où tout processus en devenir propre atteint, sous le rapport déterminé qui fonde le jugement de progrès, un terme qui est sa maturité. Sans doute une danseuse marche-t-elle mieux que l’homme ordinaire, chacun de ses pas est une œuvre d’art, mais elle aussi connaît une limite. On peut même soutenir que sous d’autres rapports que le rapport considéré, il y a régression. L’enfant qui sait marcher perd la souplesse quasi-élastique du petit bébé. La station verticale brise certainement avec la sphéricité vitale du premier âge. Savoir marcher c’est apprendre aussi que jamais nous n’atteindrons le bord de l’espace. De même pour la religion. Sous le rapport de l’expansion, on peut affirmer qu’il y a progrès entre le christianisme du XXe siècle et celui du Ier siècle. Mais sous le rapport de la foi ? Sous le rapport de la qualité de la vertu de religion ? Sous le rapport de la Révélation ? Bien au contraire : dans son essence une religion est parfaite à son origine, puisqu’elle se présente en la personne de son fondateur. Le prophète Muhammad a réalisé la perfection de l’Islam, le croyant ne peut que le prendre pour modèle. Le Christ est le premier-né d’entre les ressuscités ; Il est le garant et le prototype de notre accès à la filiation divine. La Révélation coranique est close à la mort du Prophète, comme la Révélation chrétienne est close à la mort du dernier Apôtre, saint Jean. On peut encore aller plus loin, et considérer que, même sous le rapport de l’extension, les religions connaissent aussi un acmé. C’est un fait que ni l’Islam ni le christianisme n’ont vraiment accru leur extension à partir du XVe siècle. Le monde chrétien et le monde musulman semblent alors à peu près constitués (exception faite pour le Nouveau Monde).

Sans doute y aurait-il lieu pour donner à la notion de progrès toute l’ampleur dont elle est susceptible, d’envisager une troisième sorte de processus, en plus des processus naturels et culturels : ceux que nous appellerons spirituels. Dans sa montée vers Dieu, l’âme humaine, d’une certaine manière, ne connaît pas de terme : cette montée est aussi éternelle que son Objet. On peut ici parler d’un progrès sans fin, bien qu’alors on soit au-delà des catégories critériologiques définies plus haut : devenir propre, relation de comparaison, norme appréciative. Ce processus ad infinitum, comme une danse sacrée, va de perfection en perfection, inépuisablement. Mais c’est une danse immobile, parce qu’en réalité la Perfection suprême est unique, éternellement nouvelle. Il n’y a de progrès infini que vers l’Infini.

II. Du pluriel au singulier

a) L’idée de progrès devait connaître une fortune singulière, à tel point qu’on fut amené à parler de progrès en soi, de progrès dans l’absolu, et qu’aujourd’hui cette notion est passée à l’état de dogme. En passant du pluriel au singulier, du relatif à l’absolu, nous estimons que l’idée de progrès a perdu toute signification légitime, et qu’elle présente tous les caractères d’une superstition. Nous allons d’abord donner quelques exemples de cette religion du progrès qui pourrait se définir comme la supériorité intrinsèque du futur sur le passé.

Bien qu’apparaissant déjà chez Pascal (mais limitée uniquement au processus scientifique), l’idée de progrès absolu prend forme au XVIIIe siècle, particulièrement chez Condorcet qui écrit : « Si, comme je le crois, le perfectionnement indéfini de notre espèce est une loi générale de la nature, l’homme ne doit pas se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée ; il devient une partie active du grand tout, et le coopérateur d’un ouvrage éternel. »

Chez Auguste Comte, la théorie du progrès devient le dogme philosophique essentiel : « Sous l’aspect le plus systématique, la nouvelle philosophie assigne directement, pour destination nécessaire à toute notre existence, à la fois personnelle et sociale, l’amélioration continue, non exactement de notre condition, mais aussi et surtout de notre nature, autant que le comporte, à tous égards, l’ensemble des lois réelles, extérieures ou intérieures. Erigeant ainsi la notion du progrès en dogme vraiment fondamental de la sagesse humaine, soit pratique, soit théorique, elle lui imprime le caractère le plus noble en même temps que le plus complet, en représentant toujours le second genre de perfectionnement comme supérieur au premier. » Il s’agit donc bien d’un perfectionnement non seulement de nos conditions de vie, mais encore de notre nature. Ajoutons d’ailleurs que, très conscient de la nécessité logique d’une norme appréciative, A. Comte pense pouvoir la trouver dans la notion d’humanité : « cette idéale prépondérance de notre humanité sur notre animalité remplit naturellement les conditions essentielles d’un vrai type philosophique, en caractérisant une limite déterminée, dont tous nos efforts doivent nous rapprocher constamment sans toutefois y atteindre jamais. »

Chez Renan, le caractère religieux du progrès est aussi très accentué : « Deux éléments, le temps et la tendance au progrès, expliquent l’univers ( …) Sans ce germe fécond du progrès, le temps reste éternellement stérile. Une sorte de ressort intime, poussant tout à la vie, et à une vie de plus en plus développée, voilà l’hypothèse nécessaire. (…) il faut la tendance à être de plus en plus, le besoin de marche et de progrès. (…) Nous saisissons plusieurs phases d’un développement qui se continue depuis des milliards de siècles avec une loi fort déterminée. Cette loi est le progrès qui a fait passer le monde du règne de la mécanique à celui de la chimie, etc., etc. » Renan évoque ici le passage de la matière à la vie et de la vie à la conscience : « Le progrès vers la conscience est la loi la plus générale du monde. » Cette évocation, faut-il le dire ?, est du pur roman, et ne repose sur aucune base scientifique. Puis il détermine dans un style qui annonce déjà les vaticinations de Teilhard de Chardin : « Ni l’être ni la conscience ne finiront. Il y aura quelque chose qui sera à la conscience ce que la conscience actuelle est à l’atome … Dieu sera alors complet, si l’on fait du mot Dieu le synonyme de toute existence. En ce sens, Dieu sera plutôt qu’il n’est : il est in fieri, il est en voie de se faire. »

On comprend, au vu de ces quelques citations, que Cournot ait pu écrire, en 1872, que l’idée de progrès était devenue « le principe d’une sorte de foi religieuse pour ceux qui n’en ont plus d’autre. »

Cependant, cette idée d’un progrès à la fois inévitable et impérieux n’embrumait pas seulement quelques cervelles philosophiques. Quittant l’ombre solitaire des pensoirs, elle se répandait par tous les pays d’Occident, s’emparant également de tous les esprits, se répétant en échos amplifiés dans la littérature, la poésie, la science, la politique et les journaux. Elle perd ainsi tout contour défini, tout sens précis. Elle échappe à toute critique, à toute exigence de preuve, à toute vérification par la réalité. Tout doit lui être sacrifié. Celui qui doute de sa validité ne fait plus partie des humains ; sa voix, à peine entendue, est écrasée sous mille exécrations. Passée définitivement à l’idée de vérité éternelle, l’idée de progrès flotte au-dessus du genre humain, comme un guide lumineux et tout-puissant.

On peut cependant essayer de retrouver quelques composantes essentielles de cette idée, ou, ce qui revient au même, quelques-unes des étapes historiques de son absolutisation.

b) La première étape est celle de la science, le progrès a d’abord été scientifique. Il s’est réalisé à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, avec Copernic, Galilée surtout, et Descartes. Soudain l’homme prend conscience d’une supériorité sur les Anciens. Ce sentiment était nouveau. Pour la première fois, pour la seule raison qu’il vient après les Anciens, l’homme se découvre supérieur. Est-il donc vrai qu’il suffit de venir après les autres pour être plus savant, et partant, plus puissant ? En fait, s’il en était bien ainsi, alors la loi de progrès devrait se vérifier aussi dans le passé. On est loin de compte. Du VIe siècle avant Jésus-Christ, époque à laquelle remontent les connaissances historiques certaines, jusqu’à l’extrême fin du Moyen Age, donc en deux mille ans environ, on ne voit pas de progrès scientifique notable et continu, rien de comparable, en tout cas, à ce qui s’est produit dans les trois derniers siècles. Il est clair que Thierry de Chartres, Abélard ou Léonard de Pise ne sont pas tellement plus savants qu’Aristote ou que Pythagore. Cette simple remarque suffit à renverser la thèse du progrès nécessaire. Il faut qu’il se soit passé autre chose au XVIe siècle qu’une accumulation automatique du savoir. Ce qui est apparu, en fait, c’est un nouvel esprit, grâce auquel la possibilité scientifique a pu se développer, alors qu’avant, un esprit différent interdisait aux mêmes virtualités scientifiques de s’inscrire dans un processus de progrès. Cet esprit est celui que Comte appela l’esprit positif : il consiste très exactement à se détourner d’une connaissance contemplative pour se tourner vers une science technicienne : « savoir c’est prévoir, prévoir pour agir ». En ce sens, les analyses d’A. Comte nous paraissent tout à fait incontestables.

L’exemple scientifique est intéressant parce qu’il fournit déjà tous les éléments qui rendent l’idée de progrès (absolu) si contradictoire : cette contradiction est celle de la continuité et de la nouveauté. Le progrès (relatif) suppose l’amélioration dans la continuité. Nous en avons vu des exemples. Telle quelle, cette notion est parfaitement cohérente. Mais l’idée de progrès (absolu) n’apparaît effectivement et historiquement, que dans la discontinuité, dans une « rupture épistémologique » dirait Bachelard. En ce sens, il n’y a pas de progrès de la science aristotélicienne à la science galiléenne, mais « émergence » d’autre chose à quoi Aristote n’avait jamais pensé : la science galiléenne n’est pas un perfectionnement de la science aristotélicienne, elle en est la négation, le refus, la mort. Peut-être l’humanité (connue) n’a-t-elle jamais vécu pareille révolution. Les Galiléens ne sont pas , quoi qu’en dise Pascal, les héritiers des Anciens. Ils en sont les meurtriers. Hommes vraiment nouveaux, ils n’ont pas d’ancêtres. Pourtant ils ne peuvent pas penser cette nouveauté comme telle, la « thématiser », sans aussitôt en accuser la radicale contingence. L’existence se justifie par généalogie. Légitimer ce que l’on est, c’est exhiber son père. C’est pourquoi la rupture épistémologique se thématise sous la forme du progrès. L’homme moderne se voit comme le résultat heureux d’une évolution multiséculaire, non comme un accident historique. Cette évolution n’est en fait qu’une généalogie fictive, un passé reconstruit pour rendre raison du présent. L’idée de progrès introduit bien une perspective temporelle, mais dont la fonction est beaucoup plus de justifier le présent que d’éclairer le passé. Le progrès, c’est maintenant. Le présent est la vérité du passé.

c) L’idée de progrès franchit une deuxième étape avec la révolution politique. Dans cette étape, représentée par la Révolution de 1789, l’idée de progrès accède à la conscience d’elle-même, après avoir accédé à l’être par la révolution scientifique. Elle devient alors philosophie de l’histoire, ou plus précisément, elle est la source même de la notion de philosophie de l’histoire. Par là, elle apparaît comme le destin de l’humanité tout entière. C’est trois notions : progrès, humanité, histoire sont étroitement connexes, et finalement contemporaines. C’est alors que le progrès devient vraiment absolu. Il n’est plus seulement progrès des connaissances scientifiques, mais progrès tout pur, en soi, et perd ainsi toute mesure. C’est la naissance du progressisme. A l’intérieur du processus scientifique, c’est-à-dire en partant de Galilée comme origine historique, on pouvait encore parler de progrès d’une manière critériologiquement satisfaisante. Newton réussit mieux ce que Galilée voulait réaliser. Mais la thèse progrès universel (Condorcet) est une idée sans contenu. Une idée ? Non, plutôt un thème névrotique qui focalise toutes les aspirations humaines. Le marxisme se ramène tout entier à ce thème névrotique autour duquel Marx, Engels, et leurs épigones ont cristallisé une série de constructions spéculatives, beaucoup plus proches de la fiction que de la science véritable. Nous retrouvons ici ces généalogies imaginaires qui déjà apparaissent sous la plume de Renan et que l’on retrouvera, portées à leur perfection, chez Teilhard de Chardin. Ainsi Marx projette-t-il sur tout le passé humain un schéma explicatif de type économique, alors que le rôle de l’économique dans l’histoire des anciennes civilisations est très faible, l’économique n’étant alors jamais pensé comme tel. Mais même pour son temps, les analyses de Marx économiste se révèlent beaucoup plus « morales » ou « politiques » que scientifiques. Sa conception de la valeur est insoutenable. La véritable science économique n’en tient à peu près aucun compte. Des prévisions qui découlaient de la théorie ont toutes été infirmées par les faits. Là où la théorie était appliquée, elle a conduit à une réussite politique et à un échec économique. Mais rien n’y fait. Aucun démenti n’est de taille à contrebalancer le poids formidable de l’idée de progrès

d) La troisième étape correspond à l’apparition de la théorie évolutionniste. Elle étend l’idée de progrès au cosmos tout entier. Ce n’est plus seulement l’humanité qui est entraînée dans un processus de perfectionnement indéfini, mais c’est la réalité physique qui possède une histoire et qui, à travers des phases que l’imagination ne se lassera jamais d’inventer, même si la nature n’en fournit aucune, accède progressivement à l’Esprit absolu. Teilhard accomplit Hegel, en ajoutant aux « figures historiques » de l’Esprit les « figures de la Matière ». A. Comte assignait au progrès une double fonction : amélioration de la condition humaine, et amélioration de la nature humaine. Si le progressisme politique apporte la promesse de la première, le progressisme bio-cosmique apporte la certitude de la seconde. Nous sommes des mutants de la conscience. L’homme est le présent de la Sainte Evolution. Mais il dessine déjà le visage du futur. En lui s’amorce le Dieu du plérôme cosmique.

Qui niera le succès prodigieux de l’œuvre teilhardienne ? Pourtant elle repose toute entière sur l’hypothèse évolutionniste dont la fragilité est telle que l’un de ses plus fermes partisans, Jean Rostand, déclara un jour publiquement, que c’était « du roman ». Mais, ajouta-t-il, « c’est un beau roman ». De cette hypothèse, aucun modèle intelligible jusque maintenant n’a pu être construit. Elle n’a jamais servi à faire une seule découverte en biologie. Aucun fait paléontologique ne contraint absolument à y recourir. Ce nonobstant, elle est enseignée partout comme une vérité définitive, elle envahit tous les domaines, depuis les livres d’animaux pour enfants jusqu’aux traités de théologie. Tous les croyants de la fiction évolutionniste sont-ils de mauvaise foi ? Non. Mais elle fournit si bien un contenu à l’idée de progrès, elle correspond si bien à nos désirs les plus profonds, qu’en toute inconscience scientifique, nous l’érigeons en dogme. Elle devient, elle est devenue, la composante essentielle de la mentalité moderne. Elle est si bien mêlée à toutes nos pensées, nos rêveries, à tous nos espoirs, que nul ne peut la mettre en doute sans un effort quasi-surhumain.

e) Tels sont, semble-t-il, les trois éléments constitutifs de l’idée de progrès. On voit que cette idée règne tant sur le plan de la mentalité commune que sur celui de la pensée scientifique, en particulier sur celui des sciences humaines. Paléontologie, ethnographie, ethnologie, préhistoire, histoire, sociologie, psychologie, linguistique, tout est vu dans une perspective d’évolution et de progrès.

De bonne foi, des millions et des millions de nos contemporains rêvent à un homme des cavernes, vêtu de peaux de bête, brute confuse et grave qui regarde, avec effarement, le soleil se lever sur la forêt. Il pousse parfois un grognement plaintif, et l’occidental moderne, attendri, contemple en lui les prémisses d’où surgira cette pure merveille, ce chef-d’œuvre d’intelligence et de beauté, l’homme du XXe siècle. Or aucune donnée scientifique ne peut étayer une pareille vision ; or la moindre peinture pariétale révèle une perfection esthétique proprement insurpassable ; or, nous ne savons à peu près rien de cet homme dit « des cavernes ». Qu’à cela ne tienne ! Le postulat progressiste est là pour répondre à toutes les questions. Puisque nous sommes parvenus si haut, il a bien fallu que nous commencions si bas. Les hommes d’autrefois étaient unanimement de grands enfants, naïfs, superstitieux, illogiques ou prélogiques, bref de vrais imbéciles, mais sympathiques tout de même. Et puis voyez-vous , avec les moyens dont ils disposaient… Qu’on relise Rousseau, en particulier les notes du Second Discours, et l’on verra une vive imagination se donner carrière dans la sience-fiction du passé. En gros, les conceptions de Jean-Jacques sont aussi les nôtres, si même il n’en est pas le principal responsable. Ajoutons-y quelques peintures de Cormon, cent vers de V. Hugo, du Rosny aîné, quelques films en technicolor, et nous ne voyons pas que l’« image de marque » qui en résulte soit très différente de celle que fournissent les ethnologues.

III. La malédiction du progrès

a) Il est temps de conclure une étude qui, exigerait, pour être complète, de plus amples développements.

Il nous semble que l’idée de progrès recèle une sorte de malédiction qui découle d’ailleurs de sa contradiction fondamentale, ou même de ses multiples contradictions. Nous formulerons brièvement cette contradiction en disant que, sur le plan théorique, l’idée de progrès rend le devenir inintelligible, et sur le plan pratique, qu’elle rend l’homme malheureux

b) Spéculativement l’idée de progrès rend le devenir inintelligible parce que, comme nous l’avons dit, elle utilise inconsciemment deux concepts antinomiques, ceux de continuité et de discontinuité. Nous pourrions dire de même que l’idée de progrès (absolu) détruit l’idée de progrès (relatif) dont pourtant, comme nous l’avons montré, elle n’est qu’une extension. Dans le progrès absolu on ne considère aucun processus déterminé, mais tout processus en général. On compare n’importe quoi à n’importe quoi, par exemple on compare un symbole peau-rouge de la divinité (un cercle et un point) avec telle définition d’une théodicée philosophique et l’on conclut à la supériorité de la seconde sur la première sous prétexte que la première est inapte à l’abstraction, alors qu’en réalité le symbole est bien plus riche et plus vrai que le concept. Enfin, il n’y a pas de norme de référence. On dira peut-être que cette norme, c’est la fin de l’histoire chez Marx, la conscience chez Renan, le point Oméga chez Teilhard. Mais ce ne sont point là des normes, tout au plus des espérances, combien vagues et incertaines. Ce sont des imaginations du futur qui répondent à l’imaginations du passé qu’est le progrès… En fait, le progrès absolu est à lui-même sa propre norme.

Illustrons brièvement notre thèse, par rapport au passé d’abord, à l’avenir ensuite. Voici le passé inintelligible. En effet, s’il y a progrès évident, c’est que notre présent constitue un miracle de supériorité par rapport au passé. Mais alors, si les siècles passés étaient plongés dans de pareilles ténèbres, comment ont-ils pu donner naissance à l’homme d’aujourd’hui ? Et s’ils étaient capables de préparer l’homme moderne, c’est donc à eux que l’homme moderne est redevable de sa supériorité ? Ou bien l’homme a de tous temps été cette merveille d’intelligence, ou bien l’homme moderne est aussi bête que ses ancêtres. D’ailleurs, ce n’est pas seulement le passé comme tel qui est rendu inintelligible, ce sont aussi ses œuvres. N’y voir que les balbutiements préparatoires aux claires paroles du temps présent, ne saisir dans ces œuvres que ce qu’elles annoncent des nôtres, c’est se condamner d’emblée et résolument, à les ignorer dans leur signification véritable, laquelle, ne l’oublions pas, ne cherchait nullement à exprimer un moment de la conscience humain, mais visait toujours l’éternel.

Voici maintenant le futur inintelligible. En effet, s’il y a progrès, quelles que soient les merveilles du temps présent, alors elles ne sont rien par rapport aux miracles futurs. Si par rapport à l’homme d’aujourd’hui, l’homme d’autrefois est une montagne d’ignorance, par rapport à l’homme futur, l’homme d’aujourd’hui ne vaut pas mieux. Peut-on encore parler d'un progrès ? Non, notre présent est dévoré par le Moloch insatiable du futur, tous nos miracles nous sont volés par ce comparatisme universel, nous sommes de pitoyables « évolués », les déchets en sursis que le torrent de l’évolution rejette sur les berges de l’histoire.

« Il est, dit Baudelaire, encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garde comme de l’enfer. – Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance. (…) Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

« Demandez à tout bon français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains et que ces miracles témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! »

(Œuvres complètes, Le Nombre d’Or, t.I, pp.484-485.)

c) Mais le progrès n’est pas seulement fatal, il est aussi impératif. « On n’arrête pas le progrès » est un des slogans favoris de la sottise moderne. Et c’est pourquoi, sur le plan pratique, l’idée de progrès révèle aussi sa malédiction. Cette contradiction d’un progrès à la fois destin inévitable et exigence impérative, conduit à ne jamais se satisfaire du moment présent. Ici aussi, ici surtout, nous voyons le progrès absolu dévorer les progrès relatifs et même parfois les interdire. Car tout progrès relatif a un terme qui le définit, et en dehors duquel il perd son sens. Il faut s’arrêter, disait Aristote. Il faut que notre tâche ait une fin, et qu’un jour « l’ouvrage soit faite ». Mais en vertu du progrès indéfini, l’ouvrage n’est jamais fait. Nous voyons alors une civilisation embarquée tout entière dans une course au progrès sans fin. Partout, dans tous les domaines, il faut produire plus, plus vite, et mieux, et consommer de même. Pourtant le bon sens nous apprend que cela n’est pas possible, et qu’il ne peut pas y avoir toujours plus de voitures, de frigidaires et de super-marchés. Le bon sens et le raisonnement aussi, car bien des sociologues savent que si l’on extrapole les courbes actuelles de production, on aboutit à une impasse. Alors ? On préfère ne pas y penser. On verra bien.

Un vertige s’est emparé de l’âme moderne. Si nous voulons en guérir, il faut d’abord que nous nous débarrassions de l’idée nuisible de progrès.

Texte publié in Les humanités en septembre 1971

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