samedi 15 novembre 2008

Georges Vallin


(1921-1983)

Vendredi 12 août, 17 heures, sur France-Culture : George Vallin doit parler de Shankara. Grave, le producteur de l’émission nous apprend soudain que celui dont on va entendre la voix est mort, le 9 août 1983, après quelques mois d’une terrible maladie. Et voici : son dernier message sera consacré à celui auquel il a dévoué toute sa vie intellectuelle, au maître du Védânta non dualiste, scellant ainsi la vérité de son destin.

Georges Vallin est né à Brumath, dans le Bas-Rhin, le 1er janvier 1921. Après des études secondaires brillantes au lycée Fustel de Coulanges, il obtient en 1939 son baccalauréat de philosophie. La guerre survenant, il suit à Clermond-Ferrand l’université de Strasbourg repliée. En même temps qu’il prépare le concours de l’Ecole normale supérieure au lycée Blaise Pascal (1940-1942), il entreprend une licence de lettres classiques (latin-grec en juin 40, littérature française en novembre 41). Un demi-succès au concours lui vaut une bourse de licence. Il tente une deuxième fois sa chance en juin 1943, mais renonce définitivement à la bourse à laquelle lui donne droit son second demi-succès, afin de pouvoir demeurer à Paris. Il, a, en effet, décidé d’abandonner les lettres pour la philosophie. Lui-même nous a confié plus tard son inintérêt pour l’érudition philologique et grammaticale. En novembre 1943, il passe alors un Certificat de psychologie à la Sorbonne, et, quelque temps après, soutient un Diplôme d’études supérieures sur l’Imagination esthétique et l’Imagination transcendantale dans la philosophie de Kant. Il est alors surveillant au collège Sainte-barbe, qu’il quitte en 1944 pour le collège Bossuet. Enfin, en juin 1945, il se présente à l’agrégation de philosophie (session de 1944 retardée) à laquelle il est reçu cinquième après avoir été premier à l’écrit. En octobre 1945, il occupe son premier poste au lycée Henri-Poincaré de Nancy, où nous reçûmes son enseignement trois ans plus tard. Comment évoquer en quelques lignes l’éblouissement d’un auditoire conquis par l’élévation et la pureté de la pensée, à laquelle une élocution exceptionnellement harmonieuse, conférait un prestige quasi religieux ? En 1950 il devenait assistant à la faculté des lettres de Nancy, qu’illustrait l’enseignement de Raymond Ruyer. Il pouvait ainsi se consacrer à la rédaction de ses thèses, toutes deux de métaphysique (!), qu’il soutenait en 1956, au cours d’une séance mémorable. Maître de conférences en 1960, puis professeur titulaire en 1962, il voyait aussi ses efforts peu à peu reconnus, non seulement par l’admiration de ses étudiants et le rayonnement de ses cours, mais encore par la création à Nancy d’un enseignement de sanskrit. Pour l’assurer – et renouer avec une tradition nancéienne qui remontait à Burnouf – il n’avait pas hésité à entreprendre, en compagnie de son épouse, l’apprentissage scientifique de cette langue difficile. Enfin, en 1980, il quittait l’université de Nancy II pour celle de Lyon II, ce qui lui permettait d’étendre et d’approfondir ses recherches sur le védânta shankarien et ramanujien. C‘est en février 1983, au retour d’un séjour universitaire aux Indes, que se déclara la maladie qui devait l’emporter.

L’œuvre de Georges Vallin comprend trois livres et des articles. Sa thèse principale, Etre et individualité (P.U.F., 1959, 506 p), devait d’abord se situer dans le prolongement de la pensée kierkegaardienne, raison pour laquelle il demanda à Jean Wahl de diriger ses recherches. Ce n’était pas seulement ses origines protestantes qui le portaient dans cette direction, mais aussi un événement intellectuel (« moi aussi j’ai eu ma nuit », disait-il en souriant), dont d’ailleurs il n’a jamais renié l’essentiel, puisqu’on le retrouve dans son dernier livre, trente ans plus tard. Il s’agit de la découverte des structures temporelles de la conscience moderne. Cherchant à fonder une ontologie de l’être individuel, il lui apparut, en une longue intuition, que, relativement à cette requête, la conscience moderne – et donc l’histoire de la philosophie européenne – s’ordonnait selon trois attitudes fondamentales : une visée objectivante et cosmologique, dont la temporalité se ramène au déroulement d’un devenir purement rationnel, mais qui ignore la singularité (Aristote, Spinoza, Hegel, parmi d’autres) ; une visée esthétique, qui privilégie les données immédiates, le vécu intuitif, la durée imprévisible, où l’individu s’éprouve et se perd dans la jouissance ou la création ; une visée négative, enfin, dans laquelle l’individu ne se conquiert qu’en refusant aussi bien le monde objectif de la première visée que celui du vécu possessif de la deuxième. Ici, la temporalité est saisie comme le lieu de notre échec, de notre mort, de notre néant : la singularité de l’être individuel est découverte comme un vide. Cette dialectique devait conduire à un fondement de type kierkegardien : c’est sa relation à la transcendance du Tout-Autre qui confère à la subjectivité la possibilité de se définir négativement.

Mais, entre temps, un changement majeur était intervenu dans la vie de Georges Vallin avec la découverte, durant les années 1949-1950, de la pensée hindoue, grâce d’abord à la lecture des œuvres de René Guénon. C’est Guénon, en effet, qui lui communiqua la doctrine de la métaphysique non-dualiste, c’est-à-dire de l’Advaïta-vada de Shankara. Son intelligence en fut ineffaçablement « brûlée ». On peut dire que désormais son discours philosophique, écrit ou parlé, ne fut plus qu’une émanation de cette grande lumière reçue, comme s’il pensait toujours en sa présence. Ce changement, qui amena une refonte de sa thèse principale, est pleinement actualisé dans sa thèse secondaire : la Perspective métaphysique (P.U.F., 1959 ; deuxième édition Dervy-livres, 1977, augmentée d’une préface). Ce livre, écrit en quelques mois, et qui résume toute sa pensée, occupe une place unique dans la littérature philosophique de notre temps.

Georges Vallin, en effet, n’est pas et n’a jamais voulu être un orientaliste. Bien que sa compétence en ce domaine fût reconnue, ce n’était ni en philologue ni en historien qu’il s’intéressait à Shankara, mais en tant que philosophe, parce qu’il voyait dans l’œuvre de ce maître l’expression la plus explicite et la plus rigoureuse de ce qu’il appelait la « perspective métaphysique (1) ». Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, il n’a jamais varié et ne s’est jamais lassé d’en reprendre l’exposé. Cet homme aux exceptionnelles facultés d’accueil, dont le temps fut souvent dévoré par les rencontres amicales, les entretiens avec des étudiants toujours assurés d’être entendus, cet homme ouvert à tous les courants intellectuels, esthétiques ou politiques de notre temps, même les plus « antitraditionnels » (2), disposé à les justifier et à les accepter autant qu’il lui paraissait légitime de le faire, bref, le contraire d’un doctrinaire ou d’un dogmatique, cet homme était aussi d’une douce inflexibilité pour tout ce qui regardait l’essentiel de sa doctrine métaphysique. D’où un mélange, parfois déroutant, d’audace et de modestie.

Il entendait donc, ce fut son ambition – exercer, au sein de l’université française, et dans le cadre de philosophie occidentale, un « fonction shankarienne ». Ce qu’il appelle « philosophie comparée » -- et dont il s’explique dans la préface rédigée en 1977 pour la deuxième édition de la Perspective métaphysique – se définit comme une lecture de l’histoire de la philosophie occidentale à la lumière du non-dualisme asiatique, non seulement parce que ce décentrement culturel introduit la distance nécessaire à tout regard critique, mais surtout, et plus profondément, parce que seul un non-dualisme radical nous fournit un modèle théorique pour comprendre les limites et la vérité des ultimes métamorphoses de l’ontologos européen. A cet égard, l’herméneutique que vallin nous propose de l’existentialisme sartrien, comme inversion caricaturale d’un apophatisme intégral, en constitue une analyse définitive et indépassable.

A la page 5 de Etre et Individualité, G. Vallin annonçait, en 1959, un ouvrage sur L’expérience spirituelle de la transcendance. Il faut attendre vingt ans pour le voir publié sous le titre : Voie de gnose et Voie d’amour – Eléments de mystique comparée (Editions Présence, 1980). La rédaction s’est enrichie de quelques références, mais l’essentiel de l’analyse était acquis dès l’origine. Il s’agit d’ailleurs de prolonger la dialectique du premier ouvrage, en montrant comment l’Absolu conçu en mode « religieux » échoue à fonder aussi bien le néant que la réalité de la personne humaine. L’expérience Kierkegardienne de la crainte et la voie d’amour sanjuanienne sont ici récusées, au moins dans certains de leurs aspects extérieurs (car l’analyse vallinienne est généralement phénoménologique) au nom du jnâna-marga, c’est-à-dire de la voie de la gnose, plotinienne, shankarienne, nagarjunienne ou eckartienne, avec d’éventuels appels à la mystique soufie d’un El Hallaj ou d’un Ibn Arabi. Dans cette voie, qui n’est au fond rien d’autre que la réalisation spirituelle de la perspective métaphysique, le dépassement intégral (et intégrant) de l’onto-théologie rend possible le dépassement intégral (et intégrant) de l’ego individuel : non-dualisme mystique corrélatif du non-dualisme métaphysique. C’est pourquoi Georges Vallin envisageait depuis quelques années une étude sur la Première Mort de Dieu, qui était pour lui, non celle de l’« athéisme » nietzchéen, mais du théisme ontologique, puisque poser Dieu en face du monde, c’est le rendre « impossible ».

Ces quelques lignes suffiront à rendre compte, non de l’œuvre, mais de sa singularité dans l’ensemble de la littérature philosophique occidentale. Il fallait, à celui qui l’a produite, en toute connaissance de cause, beaucoup de courage et d’abnégation : le « carriérisme » n’était pas son fort. On peut évidemment diverger d’opinion sur tel ou tel point de doctrine. Mais il est impossible de ne pas reconnaître en Georges Vallin l’un des plus purs métaphysiciens du XXe siècle.


Ce texte est tiré du Cahier de l’Herne consacré à René Guénon.


(1) Le mot « perspective » traduit le sanskrit darshana ; le mot « métaphysique » est une référence explicite à René Guénon. Par la suite, Georges Vallin préféra l’expression de « non-dualisme asiatique » : « non-dualisme en référence à l’Adavaïta-Védânta, et «asiatique » parce que, parmi les expressions majeures et équivalentes de cette doctrine suprême, il inclut de plus en plus l’œuvre de Nâgârjuna, fondateur de l’école bouddhiste mâdhyamyka et le taoïsme fondamental
(2) A cet égard, comme à quelques autres, Georges vallin s’éloignait évidemment de l’orientation générale de la doctrine guénonienne, à laquelle il trouvait – à tort où à raison – quelque chose d’éventuellement « réactionnaire » (La Perspective métaphysique, deuxième édition, Dervy, 1977, p. VIII.

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