samedi 15 novembre 2008

Du non-être et du séraphin de l'âme

De Dieu, considéré « en soi », dans son absoluité la plus radicale, que peut-on dire ? Par quel nom désigner ce qui est au-delà de tout nom ? Maître Eckhart parle, à ce propos, du « Nom innommable » (nomen innominabile). Le mot « dieu » n’est d’ailleurs qu’un terme commun qui, dans les langues latines, a été progressivement consacré à la désignation de l’infiniment et absolument Réel. Certes, en tant que Dieu est considéré comme Principe de l’existence, à la fois transcendant et immanent à tout ce qui est, on peut le désigner comme l’Etre nécessaire, l’Etre par excellence ; désignation légitime et suffisante pour les besoins spéculatifs ordinaires, mais dont on ne saurait oublier le caractère analogique, l’ «être » divin transcendant infiniment le mode d’être des créatures. En outre, dans ce cas, on l’envisage dans sa relation au créé : comment dès lors « nommer » Dieu en tant qu’il se « situe » au-delà de tout rapport causal, donc en tant qu’il repose dans sa pure absoluité ?

C’est pourquoi les plus grands métaphysiciens ont pensé que Dieu en soi n’était nommable, c’est-à-dire concevable, que d’une manière apparemment négative. D’où la désignation du Deus absconditus comme Non-Etre ou Sur-Etre. On attribue généralement à ces expressions une origine orientale, les métaphysiques et les théologies d’Occident se limitant, pense-t-on, à la perspective ontologique. La réalité est un peu différente. C’est ce que nous voudrions montrer, en étudiant la signification du syntagme « non-être » dans différentes traditions ; étude sommaire et qui exigerait en fait un volume entier, mais qui suffira à établir, pensons-nous, d’une part que ce syntagme, dans les textes des penseurs orientaux, signifie souvent : néant, inexistant, et d’autre part, que sa signification la plus élevée se rencontre surtout dans la tradition platonicienne. Mais, évidemment, l’absence de cette expression dans une tradition doctrinale ne prouve nullement l’ignorance de la perspective sur-ontologique.

Rappelons tout d’abord que le français « non-être », qu’on rencontre, semble-t-il, pour la première fois chez Bossuet, traduit les expressions latines non-esse ou non-ens (« non-être » ou « non-étant »), qui, elles-mêmes, proviennent du grec mè-on : on est un participe présent neutre et signifie « étant » (1) ; mè exprime la négation, non pas la négation pure et simple d’un fait déterminé qui ne s’est pas produit (laquelle se dit ou ; ouk devant une voyelle), mais plutôt la négation d’une qualité ou d’une détermination en général. En ce sens, il peut exprimer la privation : le non-voyant ou le non-savant. Or, nier une détermination, ce peut être aussi nier une limitation. Dans ce cas, mè a le même sens que le préfixe français ( in-), par exemple, dans « in-fini » ou « in-formel ». C’est donc mè-on qui, par transposition métaphysique, peut correspondre au Non-Etre guénonien (2).


I. — Le lexique chinois

Les remarques précédentes s’appliquent partiellement au lexique chinois, auquel Guénon nous dit avoir emprunté le terme de Non-Etre (Etats multiples de l’être, p. 32). Partiellement, à cause des particularités linguistiques du chinois. Tout d’abord, parmi toutes les langues du monde, le chinois est l’une des rares à ne « posséder aucune catégorie grammaticale qui soit distinguée de façon systématique par la morphologie : rien n’y différencie apparemment un verbe d’un adjectif, un adverbe d’un complément, un sujet d’un attribut ». D’autre part « le chinois n’a pas non plus de verbe d’existence, rien qui permette de traduire cette notion d’être ou d’essence qu’expriment si commodément en grec le substantif ousia ou le neutre to on » (3). Il en résulte que l’expression chinoise Wou-Ki, que les traducteurs occidentaux rendent par « Non-Etre » parce qu’elle a cette signification, en réalité ne comporte pas le mot « être ». Ki, en effet, désigne la « poutre faîtière », ou, tout simplement, le « faîte ». Il entre en composition, d’une part avec le mot Taï-ki, le « Grand Principe » lequel constitue le nom propre du symbole du Yin-yang, et d’autre part avec le mot Wou, pour former Wou-Ki, le « Non-Faîte » ou « Non-Etre », Essence insaisissable de Taï-Ki.

Toutefois, avec la négation Wou, nous retrouvons des considérations analogues à celles que nous avons faites à propos du grec. Comme le grec, en effet, le chinois possède deux formes de négation : feï et wou, dont la valeur est à peu près semblable à celle de ou et de mè ; feï signifie la négation pure et simple (telle chose n’est pas ceci ou cela), tandis que wou indique plutôt la « non présence » de quelque chose en général. Comme le souligne Liou kia-Hway : « Le caractère wou (…) n’indique pas l’anéantissement systématique du tout (…). Il évoque une sorte d’indétermination absolue qui contient en elle la détermination concrète sous toutes ses formes » (Philosophies taoïstes, Pléiade, p. 636).


II. — Le lexique sanskrit

En sanskrit, asat ne désigne pas non plus nécessairement le suprême Non-Etre. Comme le grec on, le sanskrit sat est un participe présent et signifie étant. Asat désigne donc le non-étant (au sens relatif), par exemple le froid par rapport au chaud, et, d’une manière générale, chez Shankara, les accidents ou les modifications par rapport à la « substance », ce qu’Aristote appelle en grec ousia ou « étance », donc par rapport à sat, l’être véritable, le réel (sat se distingue de bhû : permanence ou persévérance dans l’être ; même racine que le grec phuô : devenir – d’où physis et l’idée de nature – et le latin fui : je fus). C’est ce que déclare Shankara dans son commentaire de la Bhagavad-Gitâ, au verset II-16, où se trouve énoncé, de façon quasi parménidienne, le principe de contradiction : « Le non-être ne vient pas à l’être ; l’être ne cesse pas d’être » (mais on pourrait traduire plus littéralement : « jamais le non-être (asat) ne connaît la permanence (bhâva) ; jamais la non-permanence (abhâva) n’est connue de l’être (sat) ». Texte que le Maître explique ainsi : « Le non-être c’est ce qui n’est pas, tels le froid et le chaud et leurs causes (…). Le froid et le chaud, etc., et leurs causes, bien qu’ils soient perçus au moyen des organes de perception, ne naissent pas à l’existence substantiellement réelle ; car ce sont des modifications, et toute modification est temporaire ». On est en droit de se demander si ce verset de la Gîtâ et son commentaire ne contredisent pas implicitement les textes antérieurs du Rig-Veda (X-72-2) : « l’être est né du non-être », (X-129-1) : « en ce temps-là, le non-être n’existait pas, ni l’être » ; et de même le Satapatha Brâhmana (6-1 1-1) : « au commencement il n’y avait que le non-être », ou la Taittirîya Up. (II-7) : « en vérité, cet univers à l’origine était non-être. Ensuite il naquit à l’être ». Mais ils sont en accord avec la Chändogya Up. (6-2-1 et 2) qui énonce expressément : « Quelques-uns disent, il est vrai : de toutes choses, au commencement, il n’y avait unique et sans second, que le non-être. De ce non-être naquit l’être. En vérité c’est l’être qu’il y a avait au commencement, l’être unique et sans second ».

La clef de ces contradictions apparentes nous paraît fournie par le premier texte cité du Rig-Veda (X-72-2), texte que nous avions amputé d’une précision importante ; il déclare en effet : «Dans l’âge premier des Dieux, l’être naquit du non-être ». Si l’on admet que « l’âge premier des Dieux » désigne le production de la manifestation informelle (Mahat ou « première production de Prakriti »), on voit que l’être (sat) dont il s’agit n’est pas l’Etre comme tel (la détermination ontologique principielle), mais l’existence créée ; et donc le non-être (asat), à partir duquel « naît » l’être, désigne le chaos primordial, Prakriti considérée dans son indistinction, sa non-différenciation. Asat ne correspond ainsi nullement au Non-Etre guénonien (sinon par transposition métaphysique), et l’opposition sat-asat au niveau cosmologique. C’est pourquoi la même Chandoya Up. peut affirmer également sans incohérence (III 19-2) : « au commencement cet (univers) n’était que non-être ; Cela (par contre) était être » (trad. Varenne, Cosmologie Védiques, Archè, p. 287 ; traduction très supérieure à celle de Sénart). Remarquons toutefois qu’ici, le « Cela qui est sat » ne désigne plus l’existence manifestée mais son Principe ontologique créateur, et qu’en conséquence l’opposition asat-sat concerne maintenant la création (dans son état potentiel – asat) et l’actualité de l’Etre créateur dans sa réalité immuable – sat). Et précisément, en posant l’Etre à l’origine de toutes choses, et en écartant le non-être, la Chandogya Up. et Shankara veulent, non pas s’opposer au Veda, évidemment, mais réfuter l’interprétation qui verrait dans cet asat (dont on nous dit que le sat est né) le Principe unique et efficient de l’existence du monde, alors qu’il n’en est que le terme logiquement antérieur (4). Tant il est vrai qu’un texte sacré ne saurait être lu et compris en dehors de son interprétation traditionnelle (exégèse littérale ou mîmânsâ et métaphysique ou vêdânta). D’une manière générale, d’ailleurs le terme asat est pris, par Shankara, en un sens « péjoratif ». Cependant il explique : « le terme sat (=étant) désigne ordinairement ce qui est différencié selon le nom et la forme, le terme asat (=non-étant) désignant la même réalité avant la différenciation ; c’est en ce sens là que Brahma (dans le passage des Vedânta-sûtra que commente shankara) est appelé Non-Etant, c’est-à-dire antérieurement à l’existenciation du monde » (Commentaire aux Vedânta-Sûtra, I-4-15, Thibaut, p. 267) (5). On peut conclure, nous semble-t-il, que le Vedânta shankarien ne se présente pas globalement comme une ontologie négative proprement dite à « dépasser ». L’être (sat) s’y prend sans doute aussi selon le sens qu’il reçoit dans la tradition aristotélicienne ; mais ce sens est pris lui-même dans une dialectique plus générale qui est celle du Réel et de l’illusoire, et non point de l’être et du non-être. Sat désigne alors tout ce qui est « réalité », à quelque degré que ce soit (ce qui est conforme à la signification originelle de la racine indo-européenne *es).

III. — Le lexique des platoniciens et des chrétiens de langue grecque

C’est donc dans la tradition grecque, puis dans ses prolongements chrétiens, que le syntagme « non-être » (mè-on) a été le plus longuement employé et a fait l’objet des plus nombreux commentaires ; et cela est dû à l’importance et à la diversité des emplois de formes verbales de einaï (= être) dans la langue grecque (Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, P. 71), importance qui ne se rencontre pas dans les langues sémitiques. Les spéculations sur l’être et le non-être semblent toutes post-parménidiennes (Parménide a vécu entre 540 et 450 av. J.C.), et provoquées par son Poème (sur l’être). Citons Melissos et surtout Gorgias qui écrit un traité Du Non-Etre et de la Nature dans lequel il épuise en quelque sorte les possibilités qu’offre la dialectique on-mè on. A certains égards, la philosophie platonicienne n’est rien d’autre qu’un dépassement métaphysique de cette dialectique (par le Bien « au-delà de l’ousia » qui transcende et inclut la distinction de l’identité et de l’Altérité), alors qu’Aristote nous en offre une solution cosmologique (doctrine de l’acte et de la puissance). Dans ces textes, l’«être » et le « non-être » désignent généralement les régions du réel et de l’irréel (comme chez Shankara) et non pas quelqu’un ou quelque chose, une entité : ce sont des catégories philosophiques et non théologiques. Mais on peut hésiter (d’où l’incertitude sur les majuscules). Platon, en certains passages (Sophiste, 248 a), paraît identifier « le parfaitement être » à Dieu (qu’il nomme plus souvent « Bien » ou « Un »). Quant à Aristote, on sait que l’interprétation habituelle de son ontologie comme théologie soulève aujourd’hui quelques difficultés. Ce n’est que deux siècles plus tard, chez Plutarque, que l’identification de to on à Theos est attestée pour la première fois : « Nous disons au Dieu : « Tu es », lui donnant ainsi une appellation exacte et véridique, la seule qui ne convienne qu’à Lui seul, celle de l’être » (De E apud Delphos, fin du chap. 17). Au IIe siècle, chez Numénius, apparaît la première attestation de Dieu comme o ôn (l’Etant, au masculin) et non plus to on (au neutre), ce qui témoigne de l’influence de l’«ontologie du Buisson ardent » ; on le sait, ce sont en effet les Juifs alexandrins qui, les premiers, ont rendu le ‘èhyèh ‘ashèr ‘èhyèh par Egô eimi o ôn : Moi, je suis l’Etant (par excellence) (6). C’est alors que, corrélativement, le mè on peut acquérir, indubitablement, une valeur « théologique » : le Non-Etre comme principe suprême au-delà de l’Etre. Chez Plotin, cet usage n’est pas encore acquis et le non-être semble avoir un sens « péjoratif » (à moins de ne voir dans le non-être de la manière intelligible une allusion discrète au mystère du suprême Non-Etre). De même, chez un auditeur chrétien de Plotin, le grand Origène, Dieu n’est jamais envisagé comme Non-Etre. Il est remarquable, cependant, de constater que, malgré l’ontologie du Buisson ardent qui paraît imposer Dieu comme « Celui qui est » par excellence, Origène suive Platon et Plotin pour affirmer la transcendance surontologique de Dieu : « (on contemple) d’abord la Vérité pour en venir ainsi jusqu’à fixer les yeux sur l’Etre ou, au-delà de l’Etre, sur la puissance et la nature de Dieu » (Commentaire de Jean, XIX-6, § 36-37 ; trad. P. Nautin). Et dans le Contra Celsum, VI-64 : « La question de l’Etre (ousia) est longue et difficile, et surtout (…) pour trouver si Dieu est « au-delà de l’Etre en dignité et en puissance » (citation de Platon) tout en faisant participer à l’Etre ceux qu’il y fait participer conformément à son Logos et son Logos lui-même, ou s’il est, lui aussi, Etre ». Et il conclut (ibidem) : « le « Monogène », « Premier né de toute création » (Col. I-15) est Etre des êtres, Idée des idées et « Principe », tandis que son « Père » et son « Dieu » (Jn. XX-17) est « au-delà » de toutes ces choses ». Mais c’est surtout Proclus (Ve siècle) qui fait un usage théologique et métathéologique du syntagme mè on qu’il trouve déjà chez Platon et auquel il confère (à juste titre) la dignité de Principe suprême, en l’appliquant à l’Un transcendant (ou même au-delà de l’Un). De tous les néo-platoniciens il est, à certains égards, le plus proche de la « manière » guénonienne : il explicite, aussi, scolastiquement que possible, la signification ésotérique du platonisme. Il n’est pas jusqu’à la doctrine de ce que Coomaraswamy appelait la « bi-unité » divine (la distinction non-séparative de l’Infini et de la Possibilité universelle, c’est-à-dire, en langage schuonien, de l’Absolu et de la Relativité suprême ou Infini) qui ne se trouve clairement exposée : « L’indétermination de la matière, écrit J. Trouillard (résumant Eléments de Théologie, § 92) a elle-même sa norme dans l’autoapeira, l’Infinité pure, qui est le ressort de toute procession et la première expression de l’Un avant l’Etre même » (Aubier, p. 25). Certes, l’Etre est infini, mais il n’est pas l’Infinité pure. Quant au suprême Un, déclare Proclus (ibid., § 138) « parmi les principes, on a immédiatement au-dessus de l’être le Non-Etre, en tant qu’Il est supérieur à l’Etre et qu’Il est Un ». De même, il explique, dans sa Théologie Platonicienne (II-2, p.83-84) : « c’est dans l’Etre que se trouve le multiple (les possibilités non-manifestées) et dans le Non-Etre, l’Un (en mè ousia to en) ». L’œuvre immense de Proclus a pu déborder le cadre du néo-platonisme strico sensu, puisqu’elle vient féconder l’œuvre de la théologie chrétienne, grâce d’abord à « Denys l’Aréopagite » qui s’y réfère directement, avec tout le poids qui s’attache à une Autorité quasi-apostolique (celle du converti de S. Paul, auteur hiéronymique du corpus aréopagitique). Par lui, la pensée chrétienne (surtout latine) va bénéficier, dans son expression doctrinale, de la sève surontologique du platonisme. Pour Denys, en effet, le Bien-Un transcende l’opposition de l’être et du non-être, ce que ne fait pas l’Etre : « Le nom de Bien, applique à Dieu (. ..), s’étendait à tout être et à tout non-être. Le nom d’Etre s’étend seulement à tout être, en même temps qu’il transcende tout être » (Noms divins, 816 B ; en 817 C, Dieu-Etre est d’ailleurs référé à Exode, III-14). Il est donc préférable d’identifier Dieu au Rien, car « Il n’est Rien en rien et Il est pourtant connu par tout en tout en même temps qu’Il n’est connu par rien en Rien » (872 A). Aussi Denys célèbre-t-il en d’innombrables textes la Théarchie suressentielle (c’est-à-dire supra-ontologique) tout en précisant cependant que nous ne saurions avoir accès directement à ce Sur-Etre, sinon dans le silence et la non-connaissance. Pour toute autre connaissance, le Sur-Etre ne se donne à voir que sous la forme de l’Etre, et c’est pourquoi l’Ecriture nous le révèle ainsi : « l’amour de Dieu pour l’homme enveloppe l’intelligible dans le sensible, le Sur-Essentiel dans l’Etre » (592 B). Ainsi se perpétue d’âge en âge la formule platonicienne du Bien « au-delà de l’être ». Sa transcendance absolue implique d’ailleurs une immanence radicale : « l’être de tout est la Déité qui est au-delà de l’être » (Hiérarchie céleste, 117 D). S. Maxime le Confesseur, commentant les Noms divins (P.G. IV, col. 189 A) déclare : « Dieu est appelé Etre et Non-Etre. Car il n’est rien de ce que sont les êtres ». Il va jusqu’à affirmer : « Ne pense que le Divin est et qu’Il ne peut être compris. Mais pense qu’Il n’est pas. Telle est en effet la connaissance dans l’inconnaissance » (ibid., 245 C) ; et encore : « (Dieu est) Non-Etre au-delà de toute essence » (P.G. III, 588 B).

IV. — Le lexique des chrétiens de langue latine

C’est principalement par l’intermédiaire de Jean Scot (Scot et Erigène signifient tous deux : Irlandais) que la théologie méta-ontologique de S. Denys et son disciple S. Maxime le Confesseur a été connue en Occident, puisque c’est lui qui les a traduits, avant d’en intégrer l’essentiel dans ce qui est sans doute la plus puissante synthèse métaphysique du Moyen Age, le De divisione naturae. (Rappelons que la métaphysique du christianisme platonicien tient en quatre noms : Denys l’Aréopagite, le fondateur et le plus liturgique ; Jean Scot le formulateur et le plus synthétique ; Maître Eckhart, le vivificateur et le plus radical ; Nicolas de Cues, le philosophe et plus ecclésial, qui rassemble, conclut et annonce l’universalisme traditionnel). Comment douter de l’importance que Jean Scot attribue à la juste conception de l’esse et non esse (7), puisque c’est à elle qu’il consacre la première page de son grand traité (D.D.N., I, 3) : « tout ce qui tombe sous les sens corporels ou la perception de l’intelligence peut raisonnablement s’appeler être ; mais tout ce qui, par l’excellence de sa nature non seulement échappe aux sens, mais aussi à tout intellect et raison, apparaît légitimement comme non-être. Ce qui ne s’entend droitement de rien sinon de Dieu seul et de tout ce qui a été établi par Lui, savoir : les essences et les raisons (les possibilités que Dieu a établies – condita – avant la création du monde et qui ne connaîtront jamais la manifestation) ». Tel est le premier sens du non-être, le plus transcendant. Le second (il y en a cinq en tout) s’applique à toute réalité supérieure à une réalité donnée, puisque, pour celle-ci, celle-là est en effet comme n’étant pas : ce sens est comme une conséquence cosmique et une réverbération hiérarchique du sens premier. Le troisième sens applique la distinction non esse-esse à la distinction, dans l’espace et le temps, du virtuel et de l’actualisé. La quatrième (philosophique) attribue l’être véritable aux choses spirituelles, le non-être aux corporelles (on reconnaît la distinction platonicienne de l’être et du devenir). La cinquième, enfin, est de nature proprement religieuse ; l’homme déchu est non-être ; l’homme restauré par le Christ est être. Le seul sens qu’écarte Jean Scot de son vocabulaire est celui où non-être désigne la privation absolue, le néant (Dom Cappuyns, Jean Scot erigène, p. 329-330). C’est pourquoi, d’une façon qui rappelle les doctrines de la Kabbale concernant l’En-Soph et le Aïen (ou Rien suprême), Jean Scot peut déclarer que Dieu est le « Rien par excellence » (Nihil per excellentiam, D.D.N. III, 681 A). C’est pourquoi le ex nihilo de la création signifie en réalité « ex Deo » (III, 68 D ; IV, 771 B ; etc.).

A vrai dire, Jean Scot, et à travers lui, Denys, n’était pas le seul canal par où le Moyen Age pouvait s'abreuver à la source platonicienne. Sans compter le dernier des Pères grecs, S.Jean de Damas qui, au VIIIe siècle, résume toute la patristique et qui n’hésite pas à dire que Dieu « est au-dessus de tout ce qui est, et au-dessus de l’être même » (De fide orthodoxa, I, 4), il faut mentionner le célèbre Livre des causes (De causis, ou Liber Aristotelis de expositione boniatis purae), que l’on attribuait à Aristote, mais qui reproduit littéralement des parties des Eléments de théologie de Proclus. L’auteur véritable de ce traité, répandu depuis le début du XIIe siècle, hautement prisé de S. Albert le Grand, et des théologiens rhénans, ne sera identifié que par S. Thomas. Or il déclare, dans sa 4e proposition : « La première des choses créées est l’être », proposition souvent citée par S. Thomas et dont il fait même une « autorité » (I, q. 5, a. 2, sed contra). A quoi il faut ajouter Le Livre des XXIV philosophes (XIIe s.), écrit relevant de la tradition arabo-hermétique, et qui formule une série d’admirables propositions sur Dieu (dont la célèbre image de la sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part). Or, la 11e proposition de ce livre énonce : « Dieu est au-dessus de l’être, se suffisant à Lui-même dans son abondance ». Point d’étonnement donc si l’on observe, jusque chez S. Thomas, l’affleurement d’un thème méta-ontologique. Sans doute ne faut-il pas se laisser abuser par l’identité des formulations qui peut bien recouvrir bien des divergences. Cependant, le Commentaire sur les Sentences (I, dist. XIII, art. 1, rep. 4) s’exprime assez nettement ; après avoir rappelé que la « voie d’exclusion » (ou voie négative) nie de Dieu les réalités corporelles comme les réalités intellectuelles, Thomas poursuit : « Alors, il ne reste plus dans notre intellect que ceci ; Il est, et rien de plus. Mais pour finir, cet être même, en la forme où il se trouve dans les créatures, nous le nions de Lui, et alors il demeure dans une ténèbre d’ignorance au sein de laquelle nous nous unissons à Dieu de la façon la plus haute ».

Le commentaire sur les Sentences est une œuvre de jeunesse. Mais l’apophatisme de S. Thomas s’accentue plutôt avec la maturité. La Somme théologique (I, p. 13, a. 11) nous dit bien que Celui qui est est par excellence le « nom propre de Dieu ». Mais c’est seulement à raison de sa signification générale, signification qui elle-même est « empruntée » à ce qu’il y a de plus parfait dans la créature – son existence – et transposée analogiquement en Dieu. C’est pourquoi « Dieu », qui ne s’applique qu’à un seul, et davantage le « Tetagrammaton » (qui désigne la Réalité divine dans son mystère ineffable) sont, pour S. Thomas, encore plus appropriés que « Celui qui est ». Un peu plus tard, dans le De Potentia (Q. 7e, a. 2, rep. 1), il précise que la proposition « Dieu est » n’a pas le sens d’une qualification : il ne s’agit pas d’attribuer l’être à Dieu et de le ranger sous la catégorie de l’être, mais de comprendre que tout être, parce qu’il est, requiert que Dieu soit. Ainsi le nom « Celui qui est » est un nom de créature (ibid., rep. 11e). Mais l’effet portant ressemblance de sa cause, « les noms de créatures – celui d’être en particulier – sont attribués à Dieu pour autant que les créatures nous présentent quelque ressemblance avec Dieu ». Enfin, dans son commentaire du De Causis (lect. VIII-1269), il reconnaît que la « cause première est au-delà de l’étant (supra ens) en tant qu’Elle est l’infiniment être même (ipsum esse infinitum).

A l’époque où S. Thomas d’Aquin illustrait l’ordre dominicain, Thomas Gallus, franciscain parisien, puis Abbé de Verceil en Italie (mort en 1246), prolonge le pur enseignement de S. Denys (en commentant ses œuvres) et demeure étranger au courant aristotélicien. Son œuvre est importante et peu connue encore. Pour Thomas Gallus (nous suivons F. Ruello, La mystique de l’Exode selon Thomas Gallus, dans Dieu et l’Etre, 1978, pp. 213-243 ; R. Javelet, Image et ressemblance, Vrin, 1967, 2 Vol.), la question des Noms divins est liée à celle de la structure mystique de l’âme. Or, prolongeant un enseignement de Denys (Hier. Cel., 237 C), Thomas Gallus nous apprend que la structure hiérarchique du monde céleste se reflète tout entière dans l’âme humaine selon la triple distribution des trois ordres angéliques. On doit ainsi parler de l’ange ou de l’archange de l’âme, du Trône, du Chérubin et surtout du plus élevé d’entre eux, du Séraphin de l’âme, doctrine qui rappelle les expressions soufies telles que « le Muhammad de ton être », ou « le Jésus de ton être ». Chacune des stations « angéliques » du Ciel de l’âme définit un degré de connaissance et un mode de réalisation spirituelle. Il faut donc distinguer, pour ce qui est de l’activité spirituelle, la raison de l’imagination, l’intellect de la raison. Mais, au-dessus de l’intellect théorique (intellectus theoricus), qui semble correspondre au « Chérubin de l’âme », et dont l’objet est l’intelligible, il y a la « pointe suprême », l’«affection principale », l’« étincelle de la syndérèse », ou se réalise l’unitio (union à l’Un et donc « unification » de l’âme) : « il faut remarquer que si notre esprit possède la puissance d’intelliger – par laquelle il perçoit les intelligibles – il possède d’autre part l’unition qui transcende la capacité naturelle de notre esprit et par laquelle il est conjoint aux réalités qui le dépassent. C’est selon cette unition qu’il convient d’intelliger les réalités divines, non selon nous-mêmes, mais établis dans une totale dépossession de nous-mêmes et tout entier déifiés » (Commentaire aux Noms divins, chap. 7). Par cette unition, cette étincelle de la syndérèse, l’Essence la plus secrète de la Déité communique son Nom le plus secret au plus secret de l’âme selon une connaissance parfaitement ineffable, au-delà de toute révélation. « Ici, dans le Séraphin de l’âme, s’achève, s’il est possible, l’intention hiérarchique, c’est-à-dire l’assimilation et l’union à Dieu (commentaire sur Isaïe). Ce Nom « innommable », c’est celui dont parle l’Apocalypse (II, 17) : « Au vainqueur, je lui donnerai de la manne cachée ; je lui donnerai aussi un caillou blanc et sur ce caillou un Nom nouveau est écrit, que nul ne connaît hormis celui qui le reçoit ». Ce caillou blanc n’est autre que le Séraphin de l’âme établie dans l’extase de l’amour et remplie de « la clarté de la lumière éternelle » (Sag. VII, 26).

Tels sont les principes selon lesquels Thomas Gallus interprète la révélation du Buisson ardent. Fidèle à la doctrine dyonisienne, il professe l’apophatisme le plus radical et affirme la nature supra-ontologique (supersubstantielle) de la Deité. Innombrables sont chez lui les textes qui se référent au Non-Etre et qui exposent comment Dieu est situé « au-dessus de tout ce qui est (to on) et de tout intelligible ». Mais alors, se demande Thomas Gallus : « Comment peux-tu le dire « Celui qui est », ou l’ «être », toi qui es antérieur à tout être et le dépasse ? » La réponse qu’il nous donne ne semble pas se rencontrer ailleurs.

Il observe en effet qu’à la question de Moïse (« Qu’est-ce que son Nom ? ») Dieu répond de deux manières différentes (Ex., III, 14) : « Dieu dit à Moïse : Ego sum qui sum (‘èhyèh ‘ashèr ‘èhyèh). Et il dit : voici ce que tu diras aux Israélites : Qui est (‘èhyèh) m’a envoyé auprès de vous ». (8). Thomas de Verceil traite ces deux réponses comme deux Noms différents, que nous pourrions appeler respectivement le Nom ésotérique et le Nom exotérique. Le premier, qu’il appelle aussi le « Nom unitif » ne concerne que Moïse qui, dans le Séraphin de son âme, ne fait plus qu’un seul esprit avec l’Esprit divin, et qui, ayant franchi le parvis de l’Etre, est entré dans le mystère de la Sur-Essence. Mais ce Nom est inaccessible, incompréhensible, et comme inexistant pour tout autre qui n’est pas établi dans le même état que lui. C’est pourquoi Dieu lui donne un autre Nom, un nom qui est « à dire aux Israélistes : Celui qui est ». Aux Israélites, c’est-à-dire au peuple qui ignore la transcendance de l’unition, mais qui peut reconnaître « Celui qui est ». Car c’est bien un signe de reconnaissance que demande Moïse pour le peuple, un Nom dont on puisse faire un signe naturel de reconnaissance (9) parce qu’il est inscrit dans la substance naturelle de l’intelligence. Ce Nom est celui de l’Etre : « la notion d’être devient pour nous, et pour ainsi dire à la racine de notre pensée, le mémorial de celui qui est » (Ruello, p. 225). En effet, le Chérubin de l’âme, l’intellect spéculatif, est naturellement attiré (attractus), orienté par l’Etre, et ne conçoit rien au-delà. Cet être, pour la philosophie profane, embrasse le tout du réel ; cette philosophie ne conçoit « rien de supra-ontologique (supersubstantialiter) au dessus de l’ordre des êtres ». Ce qui signifie que la catégorie de l’être – « sujet de la métaphysique » – « enveloppe aussi bien le créé que l’Incrée ».

Telle n’est pas la connaissance de la sagesse sacrée, mais qui n’est obtenue que dans le Silence supra-intelligible et l’union parfaite avec l’ «Entité » de l’être, la Déité suressentielle. Alors se révèle ineffablement le Nom dont le Cantique des Cantiques nous dit : « Ton Nom est une huile qui s’épanche » (I, 2). Cette huile, qui est celle de la science cachée du mystère divin, se répand de hiérarchie en hiérachie, du Séraphin qui goûte par expérience la félicité suressentielle, sur les degrés inférieurs, Chérubin et Trône. Mais, d’une autre manière, ce Nom se répand aussi « en Lui-même ». En effet, dit Thomas Gallus, le Nom Ego sum qui sum est celui de l’Etre qui se réfléchit en Soi-même (in se reflexum), c’est celui de l’Etre retourné en soi (in se revoluto), c’est la révélation de la « circularité » de l’Essence divine (circulariter), celle de la Circumincession trinitaire : « Il en va, dit S. Denys l’Aréopagite, comme d’un cercle éternel : le Bien suprême tourne en une ronde immuable, procédant du Bien dans le Bien vers le Bien » (Noms divins, 712 D). Le Nom divin révélé à Moïse dans l’Ego sum qui sum est donc celui de la « trinité éternelle et quasi circulaire », le secret supraconceptuel de l’entité unitrinitaire, secret qui n’est reçu que dans la fine pointe de l’âme, l’étincelle de la syndérèse « unie à l’éternité ».

Nous arrêterons là notre enquête, laissant de côté les enseignements bien connus de Maître Eckhart sur le Dieu qui est le Rien suprême et absolu, propos qui, maintenant, paraîtront peut-être non pas moins profonds ni moins radicaux – Ekhart est ici un maître indépassé – mais en tout cas moins erratiques. Nous aurions pu citer également, en sus des mystiques rhéno-flamands, et plus proche de nous, un auteur comme le français Charles de Bovelle (mort en 1567), disciple de Nicolas de Cues, qui, en 1509, rédige un Livre du néant où Dieu « est appelé tout à tour être et non-être » (chap. XI, Vrin, P. 125). Mais nous en avons assez dit, pensons-nous, pour qu’on admette que la tradition métaontologique parcourt et irrigue le champ entier de la pensée chrétienne et n’est pas seulement le fait de quelques rares isolés comme le donne à croire une histoire parfois bien lacunaire.

Nous terminerons par un retour à l’origine, en donnant à lire cet admirable texte de Proclus dans son Commentaire au Parménide de Platon (liv. VI, § 123, trad. Chaignet, modifiée sur les indications de Georges Vallin, t. II, p. 290) :

« Ce qui est la cause, pour l’âme, de tous ses maux, c’est de chercher le caractère propre du Premier, de confier au raisonnement la fonction de connaître, tandis qu’il faut éveiller l’Un qui est en nous, afin d’être capable, conformément au rang que nous occupons, de connaître d’une certaine manière, le semblable, s’il est permis de dire, par le semblable. Car de même que nous connaissons les choses opinables par l’opinion, les choses dianoétiques par l’entendement discursif, et les choses intelligibles par la faculté intellectuelle qui est en nous, de même nous connaissons l’Un par l’Un qui est en nous. Cet Un est identique au Non-Etre (non pas au néant dernier, la privation absolue et radicale, mais au Non-Etre premier). Maintenant, l’Un qui est avant l’Etre est, il est vrai, Non-Etre, mais pas cependant rien : car étant Un, il est impossible de le dire : rien. Appelons le donc Non-Etre, et concevons le semblable par le semblable qui est en nous, car il y a en nous une sorte de semence de ce Non-Etre… ».

Texte paru dans Connaissance des religions en 1985
Notes

(1) Au féminin, le participe présent du verbe « être » (einaï) prend la forme ousa, à partir de quoi le grec a forgé le substantif ousia dont la traduction la plus littérale serait le néologisme « étance, aujourd’hui généralement adopté par les spécialistes. Lorsque Cicéron entreprit de faire connaître aux Latins la philosophie grecque, pour traduire ousia, il forgea, aux dires de Sénèque, le mot essentia qui, en latin, évoque lui aussi un substantif construit sur un participe présent. Mais, quatre cents ans plus tard, au témoignage de S. Augustin, ce vocable était encore peu usité, alors que dès le 1er siècle, et peut-être sous l’influence de Quintillien, on avait pris l’habitude de rendre ousia par sub-stansia, néologisme latin calqué sur le grec hypo-stasis, terme qui désignait la vraie réalité qui se tient sous (sub-stans) les apparences changeantes. Ainsi, à l’origine, essence et substance désignent le même notion.
(2) La terminologie de Platon ou d’Aristote n’est cependant pas immuable : ouk on peut être employé dans le sens de mè on.
(3) Jacques Gernet, Chine et christianisme, Gallimard, 1982, p.325.
(4) De même le ex nihilo des traductions sémitiques risque, lui aussi, d’être l’objet d’une mauvaise interprétation « causale », ainsi que l’a montré Leo Schaya, (La Création en Dieu, Dervy-Livres, Paris 1983).
(5) Nous traduisons de l’anglais.
(6) Ce fait remarquable devrait faire réfléchir tous ceux qui opposent sommairement, à la mentalité abstraite de l’hellénisme philosophique, la mentalité purement « concrète » de la révélation juive.
(7) Chez les Latins, héritiers de S. Denys et de S. Maxime, la transcendance du Principe surontologique s’exprime à l’aide des syntagmes Super-Ens, Super-Esse, ou Supra-Ens, Supra-Esse, ou Non-Ens, Non-Esse, Nihil.
(8) La traduction exacte d’èhyèh est « Je suis » ou « Je serai ». Mais Thomas Gallus suit la Vulgate qui, ici, le traduit par Qui est, à la manière des Septante, alors qu’un peu plus haut elle a traduit selon l’hébreu (1er personne et non 3e ).
(9) Précisons que le « mémorial » rituel et sacro-saint, destiné au peuple, était à l’origine le tétragramme YHVH, comme il ressort d’Exode, III, 15.

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